Eldorado : $b roman
VIII
Au milieu de ces événements, Lola témoignait une douce modération. Elle assistait à ces choses avec la tristesse soumise et le mépris indulgent de celles qui ont exploré les égouts du cœur humain.
Depuis la catastrophe, elle se tenait à l’écart, tranquille, sans crainte, sans désir. Les hommes la sollicitaient en vain. Non, elle ne voulait pas. Avant de mourir, elle avait bien le droit de prendre quelques vacances. Chacun sa manière de voir, maintenant qu’on était libre.
Pendant les premiers jours de la traversée, Lola avait encouru la réprobation des honnêtes gens à l’égard de la fille publique ; de celle qui n’a pas réussi, la prolétaire de la prostitution. Les passagers des premières et des secondes se garaient d’elle. Pour éviter le scandale, le commissaire du bord avait cru devoir la reléguer en troisième parmi les émigrants, bien qu’elle eût un billet de seconde classe.
A présent, c’était son tour à les considérer avec un dégoût silencieux. La vraie bourgeoise respectable, c’était elle, incontestablement, à cette heure où s’étalait la nudité des âmes. Elle en incarnait toutes les vertus : la sagesse, la dignité, la chasteté, la résignation.
C’est qu’elle n’avait plus de passion, elle, plus de vice, plus de ces ardeurs comprimées qui consument tant d’honnêtes femmes dans le cloître de la fidélité conjugale. Elle en avait trop vu, elle avait trop plongé dans le gouffre des aberrations humaines. Ses sens étaient repus, elle n’avait plus que des besoins de cœur. Il existait en elle encore, malgré tout, des coins innocents, des aspirations sentimentales, des tendresses que les hommes avaient toujours dédaignées. Sur le fumier de sa vie, avait poussé une petite fleur très pâle et très pure, où les colimaçons n’avaient point laissé leur bave.
Ne sachant que faire dans ces longues journées, elle relisait pour la troisième fois, Paul et Virginie, le seul livre qu’elle eût emporté. Parfois, elle se retrouvait la fillette qu’elle avait été à dix-sept ans. La souillure n’était qu’à la surface, son âme n’avait pas été déflorée, et il en renaissait, de loin en loin un parfum de jeunesse qui chassait les visions d’horreur, les souvenirs de honte, comme le vent du matin les impuretés de la nuit.
Un soir, après le coucher du soleil, le bruit sourd d’une masse qui s’affaissait derrière elle la fit se retourner. Lola reconnut Marzouk, assis dans un coin d’ombre. D’abord, ils n’échangèrent aucune parole. L’énorme brute restait inerte, les yeux vagues, les entrailles silencieuses, ce qui chez lui indiquait un profond découragement. Ce fut elle enfin qui parla la première, curieuse de savoir :
— Quoi donc, ça ne va plus ? demanda-t-elle.
— Non, fit-il d’une voix rauque.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Il hésita un moment à répondre, comme convaincu de l’inutilité des paroles, puis déclara :
— Il y a qu’on va crever, pardi !
— C’est donc qu’on est au bout ?
— Probable… Dans trois jours, plus de biscuit, plus rien à barboter… Ceux qui n’auront pas le cœur de se jeter à l’eau se boufferont. Voilà.
Il y eut un silence.
— Eh bien ! qu’est-ce que tu en dis ? reprit Marzouk… Ça te va, à toi, de faire le plongeon ?
— Pour sûr que ça vaudrait mieux, si on en arrivait là, dit-elle. Mais faut pas désespérer. On ne sait jamais.
Il la regarda, étonné de son calme.
— On croirait, à t’entendre, que ça ne te tourmente guère.
— Non, guère, fit-elle.
— Pourtant, t’es pas trop décatie.
— J’ai que vingt-quatre ans… Mais, vrai, pour l’agrément que j’ai eu jusqu’au jour d’aujourd’hui !… Ah ! non, je ne regretterais rien. Quand on n’a pas de chance, plutôt on s’en va, mieux ça vaut.
— Qu’est-ce que tu faisais, avant ? questionna-t-il.
— J’étais en maison, avoua-t-elle.
Il la dévisagea, indécis, comme si une comparaison s’imposait à son esprit, et, tout à coup, une lueur fauve éclaira ses prunelles.
— On va coucher ensemble, cette nuit, dit-il brutalement.
Elle eut un lent signe de tête qui signifiait : non.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Ça ne me va pas.
— Voyons, qu’est-ce que ça peut te faire ?… Une fois de plus ou de moins…
— Ça me fait que je ne veux pas… Ni avec toi ni avec personne… C’est pas les femmes qui te manquent ici… Retourne avec tes bourgeoises.
— J’en ai soupé, déclara Marzouk… Oui, elles me dégoûtent.
— A cause ?
— A cause qu’elles ont trop de vice, ça sent trop le vert-de-gris… Toi, t’as l’air d’une bonne fille… Viens donc… Rien qu’un moment. Après, on se quittera bons camarades.
— Non.
— Puisqu’on va crever, dit-il d’une voix d’angoisse, on peut bien prendre un peu de plaisir avant, tout de même, ça nous fera oublier, un moment.
— J’ai dit non, là !
Il la saisit par le bras, tenta de l’entraîner, mais elle le repoussa violemment.
— Fiche-moi la paix, hein !… C’est compris ?… Tu sais, tu ne me fais pas peur, je me fous de toi comme de la mort.
Elle se redressait contre le colosse, gaillarde, intrépide, le poing tendu, prête au combat. Marzouk en demeura stupéfait. C’était la première fois qu’une femme lui résistait ainsi.
— Allons, ne te fâche pas, dit-il, je veux pas te nuire… Après tout, tu as raison : chacun son idée.
— Oui, murmura-t-elle, radoucie soudain, chacun son idée : l’amour, ça va quand on a faim, ou alors faut avoir de l’amitié pour quelqu’un. Et l’amitié, ça ne vient pas comme ça, tout de suite.
— C’est vrai, répondit Marzouk.
Il fut un instant interloqué, puis ajouta :
— On peut tout de même se serrer la main, ça ne tire pas à conséquence.
— Je veux bien, dit-elle. Tu n’es peut-être pas plus mauvais qu’un autre, dans le fond. Seulement, t’as dû être gâté par les femmes.
— Faut bien vivre, répliqua Marzouk. J’avais pas de rentes et pas d’instruction… Chacun se débrouille comme il peut.
Ils se donnèrent la main.
— Adieu, fit-il.
— Adieu.
— Suffit qu’on ait de l’estime l’un pour l’autre, conclut-il.
Et il s’éloigna gravement.
La nuit était tout à fait tombée, une nuit douce et noire, accablée d’un silence sinistre qui s’abattait, semblait-il, plus lourdement, après chaque appel désespéré de la sirène à l’immensité implacable et déserte. De suprêmes efforts tentés, la veille, pour dégager le navire, étaient restés sans résultat. L’avant s’enfonçait chaque jour un peu plus dans le sable. Enfin, les optimistes les plus entêtés perdaient la verve de la foi. Des visages livides, des regards hébétés annonçaient l’état comateux du désespoir. L’épouvante chassait le sommeil. Jusqu’à l’aube, des raideurs spectrales erraient dans les ténèbres. Lola les suivait des yeux. Elle-même, parfois, malgré son acceptation stoïque de toutes les fatalités, se sentait traversée d’un frisson. Des masses d’ombres, que les fanaux du bord constellaient de larges étoiles rougeâtres, prenaient l’apparence de fantômes tragiques, s’avançant lentement, comme pour l’envelopper. Jamais la nuit ne lui avait paru si pleine d’inconnu troublant. Une profonde pitié lui venait de ces centaines de vivants endormis là et qui bientôt ne se réveilleraient plus. De temps en temps, des plaintes s’élevaient, de vagues murmures inutiles et découragés, des pleurs d’enfants vite apaisés.
Les familles se groupaient plus étroitement. Quelques-unes, prévoyantes, thésaurisaient des vivres en des cachettes. Le jour, c’était une sorte de pillage dans un effroyable désordre, une lutte horrible, où les bourgeois avaient toujours le dessous, autour des provisions, et qui devenait plus enragée, à mesure que celles-ci s’épuisaient. L’égoïsme humain étalait un spectacle farouche. Le partage du dernier bœuf avait failli faire couler du sang. Marzouk avait terminé le conflit en s’adjugeant le bœuf entier dont il avait ensuite distribué des portions, selon ses sympathies. Dans ces sortes de distributions, Danglar et Conseil et bon nombre de bourgeois se brossaient le ventre.
Chacun faisant sa cuisine, ces derniers, ignorant l’art culinaire, faisaient maigre et mangeaient froid, réduits à se gaver de biscuit et de fromage. Ils volaient d’ailleurs comme les autres, mais d’une manière plus cynique et plus maladroite, qui leur valait de dures représailles, maintenant qu’ils n’étaient plus protégés par le code. Chaque jour, de solides matelots se chargeaient de modérer par des arguments frappants leur instinct de conservation.
Lola se sentit frôler dans la demi-obscurité. C’était Mme Gallerand, un pauvre corps de femme amaigri par la souffrance et les privations. Depuis sa confession tragique, elle avait cessé toute relation avec son mari. Dès qu’il l’apercevait, il s’éloignait, inexorablement. Entre eux, tout semblait fini. Elle-même, maintenant, l’évitait, ne sortant plus de sa cabine que la nuit, endurant des journées affreuses de détresse et de remords.
Lola ne l’avait jamais vue. Les deux femmes se saluèrent machinalement d’un hochement de tête.
— Savez-vous où nous en sommes ? demanda Mme Gallerand.
— Paraît que c’est la fin, répondit Lola ; il n’y a plus de vivres… Moi, j’ai encore un pain. Le voilà… Voulez-vous qu’on partage ?
— Je ne veux pas vous en priver, gardez-le… Ce n’est pas cela qui nous sauvera.
— Tout de même, vous pourriez avoir faim. Prenez, ça me fera plaisir.
— Non, merci… Qui êtes-vous ?
— Je ne peux pas vous le dire.
— Pourquoi ?
— Peut-être bien que vous me mépriseriez.
— Vous vous trompez.
— Vous n’êtes pas mariée ?
— Si… Mais cela ne me donne pas le droit de mépriser les autres.
— Je suis une fille publique, déclara Lola.
— Du moins, vous n’avez trompé personne, vous.
— Pour ça, non. De ce côté-là, je n’ai pas de regret. Mon idéal, à moi, était de vivre bien tranquille, toujours avec le même. Si mon premier amant ne m’avait pas quittée, bien sûr que je ne lui aurais jamais fait d’infidélité. Ce n’est pas ma faute, si j’ai mal tourné. Je n’avais pas de vice, je ne demandais qu’à travailler. Il m’aurait fallu peu pour être heureuse… Mais les belles choses qu’on espère n’arrivent jamais.
— Que pensez-vous des femmes adultères ?
— Pourquoi que vous me demandez ça ?
— Pour savoir, simplement.
— Je ne peux pas juger, je n’ai pas ce droit. Si je jugeais, vous auriez bien raison de vous moquer de moi.
— Non, je ne me moquerais pas de vous.
— Il me semble que, quand on n’aime plus quelqu’un, ce serait mieux de le lui dire et de s’en aller.
— Vous avez raison, répondit Mme Gallerand, il serait plus honnête d’agir ainsi, mais les choses ne sont malheureusement pas aussi simples. Il y a des obligations et des préjugés dont on ne s’affranchit pas.
— Peut-être bien que vous avez de la peine à ce sujet, dit Lola.
Mme Gallerand se tut, et ses paupières meurtries rougirent, brûlées par des larmes qui se refusaient à couler.
— Ce sont des choses qui ne me regardent pas, reprit Lola, mais quand on connaît la vie, quand on est ce que je suis, on comprend tout, on ne peut pas être sévère, on a pitié de ceux qui ont fauté… C’est pas toujours les plus mauvaises qui font le mal. Pour être juste, faudrait n’en vouloir qu’à des choses qu’on ne peut expliquer ni changer. On est tous des victimes, voilà, et si le bon Dieu était ce qu’on dit, il enverrait tout le monde en paradis.
Mme Gallerand pleurait silencieusement. Ses lèvres remuèrent comme si elle eût voulu parler, mais elle se borna à abandonner un instant sa main dans celle de Lola. Puis, elle se retira, en songeant à l’ironie de la nature qui avait donné un cœur d’honnête femme à cette prostituée et un tempérament de grue à des bourgeoises cossues, environnées de respect.
Il devait être près de quatre heures. Bientôt l’aube allait poindre. Une lueur indécise bleuissait le levant. Lola, fatiguée, se disposait à s’étendre, lorsqu’une rumeur confuse, qui montait des entrailles du navire, attira son attention ; elle traîna ses pas jusqu’aux compartiments des secondes. Que se passait-il ? Des voix pâteuses détonnaient dans le silence frissonnant des ténèbres. Un peu de lumière filtrait à travers les rideaux.
Pour s’étourdir, avant de faire le grand plongeon, les bourgeois, ayant réussi, à la faveur de l’obscurité, à subtiliser les dernières bouteilles, se livraient à une orgie macabre. Le petit verre du condamné à mort s’était multiplié. Le repas des Girondins dégénérait en une sale noce. Vingt litres d’alcool, déjà vides, gisaient sur la table. Tous, très saouls, titubaient, les yeux troubles, l’air hébété. Danglar, qui venait de choir, faisait de vains efforts pour se redresser. Conseil rendait. Les époux Avelard, encore aux prises, s’invectivaient furieusement. D’autres avaient un rire stupide et lugubre. Mme Bineau, vautrée dans ses cheveux épars, sanglotait bruyamment, des sanglots à fendre l’âme. A son côté, un Italien, toujours le même, pleurait aussi, reprenant sa lamentation invariable : Non voglio morire, non voglio morire ! Mme Garigues, une folle tourmentée d’hystérie, avait attiré deux hommes à l’écart et, entr’ouvrant le peignoir dont elle était revêtue, étalait devant eux sa nudité obscène. Seuls, deux Anglais demeuraient graves, taciturnes, d’une dignité exceptionnelle, paraissant se raidir contre l’ivresse. Et nul ne parlait plus d’imiter les moutons de Panurge. L’excès même de cette débauche en avait fait oublier le but héroïque, la volonté d’échapper par le suicide aux affres de la famine.
Lola regardait. Quelqu’un l’invita à prendre un verre. Mais elle resta immobile et muette. Elle préférait ne pas en être, de ces bourgeois poltrons et déments, contente de pouvoir les mépriser, à son tour, se sentant vengée un peu, par le spectacle de leur ignominie, des humiliations et des souillures subies. S’il fallait faire le grand saut par-dessus bord, elle le ferait toute seule, sans l’aide de personne, en gardant sa raison. Si elle avait misérablement vécu, exploitée et flétrie par les hommes, elle ne mourrait pas comme une bête. Un peu de fierté la remettait d’aplomb, consciente de valoir mieux que ces gens-là, mieux surtout que sa vie, l’inique destin dont elle était la victime et la calomniée.
Une pâleur d’aurore pénétrait par les hublots, refoulant les ombres vers les coins, donnant aux objets et aux visages une teinte livide.
La sirène, en ce moment, eut un cri si puissant que les vitres en tremblèrent ; tout le navire frémit, comme agité d’un dernier soubresaut d’agonie. Un silence plein d’angoisse succéda. Puis, un meuglement sourd s’éleva, qui semblait venir du fond de l’espace. De nouveau, la sirène hurla. Le même meuglement lointain, plus prolongé, répondit. Tous, cette fois, tressaillirent. Lola s’élança sur le pont.
Soudain, ce fut une clameur formidable. Des bras se tendirent vers l’horizon. Un paquebot venait d’apparaître, un paquebot français. Déjà, avec la longue-vue, on pouvait distinguer le pavillon tricolore. Marzouk, joyeux, tonnait : une vraie salve d’artillerie, des coups de canon à n’en plus finir, une explosion de lyrisme trop longtemps contenu.
Les bourgeois rassemblés, les yeux hagards, le cerveau embrumé par l’ivresse, se tâtaient pour constater qu’ils ne rêvaient pas. Quelques-uns, dégrisés un peu par la fraîcheur matinale et la brusque surprise, cherchaient à se ressaisir et déjà à reprendre leur masque. Conseil se redressait, voulant faire bonne contenance. Danglar, trop saoul, ne comprenait rien, marmottait des paroles inintelligibles.
Le paquebot sauveur avançait rapidement. C’était la Guyenne, un bâtiment de la même compagnie, qui, depuis cinq semaines, sillonnait l’océan, à la recherche de l’Eldorado. Le troupeau des émigrants beuglait plus fort d’allégresse… Ah ! la bête humaine pouvait tout endurer. On avait beau l’exploiter, la duper et la dévorer, elle ne demandait qu’à ne pas mourir. C’était l’éternel salut à l’espérance, l’illusion tenace, la vie qu’on ne se lasse pas de croire bonne et qu’on veut vivre jusqu’au bout, malgré les déboires, les trahisons, les fléaux, la lutte inexorable ; la vie que réclament encore les infirmes et les déshérités !