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Eldorado : $b roman

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VII

Non loin d’eux, tandis que le soleil lassé noyait sa pâleur éblouissante dans la brume pourprée de l’Occident, Armand Reboul et Mme Rolande causaient bas. C’était l’heure où tout ce qu’il y avait en eux de vague et de profond leur venait aux lèvres. Le reste du jour, leurs âmes désorientées erraient loin d’eux-mêmes. Ils n’auraient su dire alors s’ils s’aimaient vraiment. La question, d’ailleurs, leur semblait oiseuse ; ils ne se la posaient pas, convaincus qu’ils n’avaient plus que quelques jours à vivre. Qu’importait dès lors que leur passion fût ou non assez haute pour résister aux épreuves de toute une existence ; ils avaient encore de la joie à s’étreindre, et elle suffisait à entretenir en eux cette illusion du véritable amour à laquelle s’accrochent ceux qui n’ont d’autre but et d’autre raison d’être. Un caprice du cœur, une émotion des sens, irrités par les obstacles, ne pouvaient les absoudre, elle de sa faute, lui de cette équipée romanesque qui devait lui coûter la vie. Elle, du moins, avait pour excuse, la pitié qui succombe ; mais lui ne se justifiait, à ses propres yeux, que par l’irrésistible entraînement d’une grande passion. Il s’efforçait d’y croire, et il sentait en elle la même inquiétude inavouée et la même volonté d’illusion.

— Xanie, m’aimez-vous ? demanda-t-il.

— Pouvez-vous en douter ? répondit-elle.

— Auriez-vous cependant, reprit-il, consenti jamais à notre union, si cette catastrophe ne s’était produite ?

Elle hésita, un moment, puis dit, d’une voix de rêve :

— Je ne sais, mon ami… Nous ne connaissons jamais assez notre propre cœur, pour savoir ce que nous ferions ni de quoi nous serions capables en telle circonstance. Il est événements qui nous révèlent à nous-mêmes, meilleurs ou pires, font surgir des profondeurs de notre conscience tout ce qui y sommeille, en temps ordinaire : des grandeurs ou des bassesses, des lâchetés, de l’héroïsme, de l’enthousiasme, du dévouement, toutes sortes de sentiments et de passions nobles ou vils, de beautés ou de laideurs que nous ne soupçonnons même pas en nous dans la monotonie quotidienne de l’existence. N’en voyons-nous pas ici une preuve ?… Telle a vécu comme une honnête femme, qui avait une âme de catin, et telle est tombée dans l’abjection, qui nourrissait des rêves romanesques… Ce n’est même pas sur leurs actes qu’on peut juger des gens ; il en est qui sont calomniés par leur vie, comme d’autres par leur visage.

— C’est vrai, répondit Armand… Je croyais connaître les hommes, je me trompais, car tout ce que je vois, tout ce que j’entends ici me déconcerte.

— Vous aviez toujours été heureux, dit-elle, et il n’est donné qu’au malheur d’être clairvoyant.

— Hélas ! soupira-t-il, on se méprend aussi sur soi-même. Nous ne savons pas toujours quand nous sommes sincères et quand nous ne le sommes pas… vous me disiez un jour que l’idéal réalisé est souvent tout près du malheur.

Ils se turent, sentant qu’ils glissaient à des aveux irréparables. Il y avait entre eux ces symptômes inquiétants qui dénoncent la fragilité des affections humaines, les dissemblances profondes et inexplicables qui font saigner le cœur de solitude, tandis que les lèvres se joignent. En vain évitaient-ils toute parole discordante ; des riens insaisissables, des nuances fugitives, ces silences qui dissimulent le vide et arrêtent l’expansion, les avertissaient qu’ils n’étaient point nés l’un pour l’autre. Ils avaient des sourires et des phrases à côté de leurs pensées, des impressions qu’ils n’éprouvaient pas le besoin de se communiquer, des sentiments qui ne trouvaient pas leur expression.

Ils s’étaient aperçus de tout cela insensiblement. L’intimité même les éloignait. Plus ils se pénétraient, plus l’inconnu, qui dressait entre eux une barrière morale, s’épaississait, comme certains problèmes deviennent plus obscurs, quand on les approfondit.

Ils continuaient à s’étreindre pour chasser l’angoisse de la mort, mais cette continuelle possession amenait la satiété, leurs baisers déjà n’avaient plus la même saveur. Les journées leur semblaient infinies, alourdies par l’oisiveté, la chaleur accablante et l’inexorable monotonie de l’Océan impassible.

Chaque heure augmentait l’ennui d’Armand ; il demeurait silencieux auprès d’elle, étonné de n’avoir plus rien à lui dire et d’éprouver de la sécheresse. La perspective d’être lié jusqu’à son dernier jour à Mme Rolande l’eût empli de malaise, et peut-être eût dissipé jusqu’aux cendres d’une passion que soutenait seule encore l’épouvante du néant. Elle avait quelques années de plus que lui, il s’en apercevait maintenant ; il lui avait découvert quelques cheveux blancs, et déjà s’éveillait en lui cette fâcheuse clairvoyance qui annonce le crépuscule de l’amour. Ils en avaient parcouru la carrière trop rapidement, en brûlant les étapes, dans la crainte de mourir avec la souffrance des voluptés inassouvies. Et la lassitude leur était venue de cette course éperdue à travers l’extase.

— Oui, murmura-t-elle après un long silence et d’une voix lente, notre misère est souvent faite de la réalisation des rêves que nous avions le plus délicieusement caressés. Mais il ne saurait en être ainsi pour moi, car l’idéal qu’on se fait à mon âge n’a rien que de très simple. Je me satisferais, à défaut du grand amour, qui ne peut durer toujours, d’une douce et fidèle affection, soutenue par le souvenir et la reconnaissance des félicités anciennes. Ainsi, on n’a pas à redouter le malheur d’être seul à aimer ou la persécution d’un amour qu’on ne partage plus.

Dans le ton même de ces paroles, il y avait comme l’humilité d’un rêve déchu et qui consent à des concessions pour ne point tout perdre. Elle eut un sourire de mélancolie navrante, qui sollicitait une approbation.

Il parut ne pas comprendre. D’autres réflexions se levaient dans son esprit. Il songeait à la fatalité qui, un jour, à Bordeaux, au coin d’une rue où il passait par hasard, l’avait mis en présence de Mme Rolande… A quoi tenait la destinée des hommes ! Une minute plus tôt ou plus tard, il ne l’eût point rencontrée et il n’eût pas fait cette folie. Maintenant, il serait en quelque villégiature d’été, bien tranquille sous de frais ombrages. Il ne s’expliquait plus ce grand coup de passion, ce voyage insensé. Ses yeux se fixèrent sur Mme Rolande, tandis qu’elle baissait les siens. C’étaient les mêmes traits charmants qu’il avait adorés, ce visage d’une grâce mélancolique et fière. Pourquoi ne soulevait-elle plus en lui aucune émotion ? Par quel mystère le cœur de l’homme changeait-il ainsi, en si peu de temps ?

Les jours se succédaient sous le soleil brûlant. Rien n’apparaissait à l’horizon, aucune voile, aucune fumée. Un peu de brume dorée magnifiait la tristesse des crépuscules. De temps en temps, la sirène poussait encore une plainte enrouée et lugubre, le dernier râle d’une agonie solitaire, dans le silence effrayant des espaces infinis, aggravant jusqu’à la cruauté l’indifférence de la nature aux angoisses humaines. L’Abrolhos, fauve et soucieux, rendait l’immensité plus farouche. De malheureux goélands abordaient parfois le roc abrupt, puis s’enfuyaient à tire d’aile, avec des cris éperdus.

L’abus des voluptés sensuelles, excité par l’effroi de la mort et le vertige de l’ennui, allumait les regards d’une fièvre intense. Certaines figures prenaient ces profondeurs d’expression que donne le vice, comme l’habitude de la méditation ou la longue souffrance.

Le bruit se répandait que les vivres touchaient à leur fin, mais nul ne demandait à diminuer les rations. Aucune autorité n’intervenait. Marzouk, fatigué du pouvoir et perdu de débauche, se désintéressait, passait ses jours à scruter d’un œil sombre les horizons toujours déserts.

Conseil et Danglar proposaient le repas des Girondins, une grande orgie finale. Après quoi, on ferait le saut par-dessus bord, avec un poids lourd au cou. La mort soudaine plutôt que la lente agonie dans les affres de la famine et parmi des scènes de cannibalisme ! Le projet prenait consistance, ralliait des partisans. L’eau était chaude, en cette saison ; la noyade semblait être le mode de suicide le plus acceptable. On ne souffrait pas, affirmait Conseil ; il suffisait d’une seconde de courage, et pour y atteindre, on se monterait un peu la tête, on boirait un peu plus que de coutume… Puis, on imiterait les moutons de Panurge. La sagesse, cette fois, ordonnait de suivre cet illustre exemple.

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