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Eldorado : $b roman

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VI

Danglar ne s’était point mépris. A dater de ce jour, Marzouk, amolli par la volupté, devint le modèle du parfait souverain. Toutefois, incommodé lui-même, à la longue, par l’odeur rance qui s’exhalait des âmes à nu, il expulsa les bourgeois des premières classes.

— Décanillez ! leur dit-il. Allez faire vos saletés ailleurs… où vous voudrez. Je vous ai assez vus.

Et il avait cédé leurs cabines à d’honnêtes familles d’émigrants.

Il s’était, cependant, réservé un sérail, qui se composait de Mme Larderet, sa favorite, et de quelques menues bourgeoises de rechange.

Armand Reboul et Mme Rolande réussirent à se loger aux secondes classes. Par une faveur spéciale du despote, André Laurel et Myrrha gardèrent leur couchette.

Les autres s’étaient casés un peu partout, au petit bonheur. Impotents, les mains maladroites, incapables d’initiative, engourdis par leurs habitudes de bien-être somnolent, ils tombaient au plus bas degré de l’état anarchique, en devenaient les parias et les martyrs. Leurs beaux titres de rentes, maintenant, valaient moins que leur poids de papier. Le veau d’or, relégué par delà un océan infranchissable, semblait une divinité démodée et dérisoire. Depuis six semaines qu’on était là, entre deux immensités formidables, le ciel et l’eau, les vivres s’épuisaient, l’espoir s’éteignait, et, à mesure que diminuaient les chances de salut, le désarroi moral, la folie de luxure, la soif des désirs inapaisés s’exaspéraient jusqu’au paroxysme ; toutes les puissances de la nature, en lutte contre la mort, faisaient irruption.

Chacun, à qui mieux mieux, se dépouillait de cette camisole de force morale qu’infligent les convenances sociales. Les formules de politesse étaient abolies. La peur du gendarme ou de l’opinion n’entravait plus la libre expansion des énergies humaines, on obéissait à la nature, on disait tout ce qu’on pensait, et c’était horrible.

André Laurel s’affligeait de ce spectacle.

— Eh bien ! gamin, lui dit Myrrha, le voilà ton Eldorado, la société de tes rêves, tu assistes à la réalisation de ton idéal.

— Oui, c’est du propre ! soupira le jeune homme.

— Regarde, reprit Myrrha, il n’y a plus d’autorité, il n’y a plus que Marzouk, c’est la libre anarchie que tu souhaitais. Tous les gens y sont égaux, mais non pas frères, hélas !

Elle avait une figure claire et riante d’amoureuse ravie, de jeune épousée en pleine lune de miel. Il semblait que le bonheur eût opéré le miracle d’une guérison. Visiblement, elle revenait à la santé, s’épanouissait comme une plante au soleil. Aucune ombre d’inquiétude ne passait dans ses prunelles. « Je sens, lui disait-elle, que nous vivrons longtemps. » A la voir parée toute de tulle blanc, on eût dit une statue de neige vivante prête à se fondre sous la chaleur tropicale. Le visage gardait sa pâleur admirable, avec de grands yeux à la fois ardents et candides. Grande, mince, souple comme un roseau tremblant, sa grâce s’efforçait à ne pas être hautaine. Elle avait cette aristocratie qui ne tient ni à la naissance, ni à la race, mais à l’âme elle-même, à la qualité et à l’intensité des sentiments.

Mais André Laurel, ce soir-là, était tout autre ; une grande mélancolie lui venait de ses pensées anciennes et d’un retour sur lui-même. L’utopie dont il avait vécu, dont s’était exaltée son imagination, se dissolvait comme une bulle de savon. L’expérience lui criait la dérisoire disproportion de la réalité avec les rêveries grandioses et naïves… Et c’était pour cela qu’il était parti, qu’il avait fait le désespoir des siens ! pour cela qu’il avait voulu souffrir, se sacrifier et tout abandonner, croyant que le bonheur des hommes était dans la liberté et que d’elle seule pouvait naître l’harmonie fraternelle !

Maintenant, il voyait son erreur ; la réalisation de sa chimère étalait sous ses yeux un spectacle abominable, ce déchaînement de passions, de fureurs et de vices, la bête humaine se révélant dans toute la vérité de la nature, dévêtue de ses oripeaux, délivrée de ses entraves.

Non, décidément, les hommes ne méritaient pas la liberté, cette liberté absolue que réclamaient si imprudemment les apôtres de l’anarchie. Elle n’avait d’autre effet que d’enfanter la pire des tyrannies, le règne de la violence, de la force brutale, écrasant la faiblesse. André songeait à tous les sentiments bas, toutes les haines qui fermentent en silence au cœur même des plus purs. Le sage lui-même, au dire d’un juste proverbe, péchait sept fois par jour. Or, entre la pensée et l’action, il n’y avait que la crainte du gendarme ou du code, et cette crainte seule, souvent, différenciait l’honnête homme du coquin. Le gendarme et le code supprimés, toutes les pensées mauvaises entraient aussitôt en action.

— Oui, c’est du propre ! répéta-t-il… Ah ! la vilaine chose, la vilaine chose !

— Alors, tu regrettes d’être parti ? demanda la jeune femme.

— Non, Myrrha, puisque je t’ai trouvée. Et il ne pouvait y avoir pour moi de plus grand bonheur. L’amour seul ne m’a point déçu. Nous ne nous quitterons jamais, car je n’ai plus d’autre culte et d’autre espérance que toi. Je renonce à mes autres rêves, je reconnais que je m’étais trompé. Sans cette funeste expérience, j’aurais été longtemps dans l’illusion et dans l’erreur, et peut-être aurais-je fait le mal avec les meilleures intentions et les plus généreux enthousiasmes. Si nous nous sauvons, nous reviendrons en France, nous nous marierons et nous vivrons comme d’honnêtes bourgeois, car je crois bien que la société organisée, malgré tout ce qu’on en peut dire, vaut mieux que l’anarchie… Vois-tu, Myrrha, les hommes ne sont pas encore assez sages pour se passer du sergent de ville. Les institutions valent mieux que les gens.

— Laisse ces pensées, fit Myrrha.

Elle lui passa la main au front comme pour en chasser la fumée des songes creux. Mais elle-même fut prise d’une inquiétude soudaine.

— Il faut bien tout de même que nous finissions par le lui dire, murmura-t-elle.

— A qui ? demanda-t-il.

— A ma tante… Tu comprends, je n’ai pas osé encore, j’avais peur de lui faire de la peine… Elle est si bonne, cette pauvre tante, et elle m’aime tant !

— Crois-tu qu’elle n’ait pas deviné déjà, à nous voir si souvent ensemble ?

— Sans doute, car j’ai aperçu plusieurs fois de la tristesse et des reproches dans ses yeux… Même, un jour, elle nous a surpris juste au moment où tu m’embrassais. Mais peut-être ne s’imagine-t-elle pas que nous ayons été plus loin.

— Elle ne t’a jamais questionnée ?

— Si.

— Et qu’as-tu répondu ?

— J’ai menti… C’est très vilain, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Alors, que faire ?

— Il faut tout lui dire.

— J’aurais honte.

— Il y a des circonstances atténuantes.

— Alors, tu parleras, tu expliqueras, tu seras éloquent…

— Si je peux… Je n’ai pas la parole très facile, tu le sais bien.

Leurs cœurs battaient très fort.

— Viens, dit-elle… Elle verra bien dans tes yeux que tu es honnête, et tu n’auras pas besoin peut-être de faire de longs discours.

Ils errèrent longtemps à la recherche de la tante et la découvrirent enfin seule, blottie dans un coin, près du cabestan, avec cet air de douce abnégation qu’ont les vieilles filles, quand elles s’autorisent à rêver un peu. Ses mains délicates tremblaient légèrement, tandis que ses prunelles s’éclairaient de la petite flamme discrète et mélancolique des félicités imaginaires et inaccessibles. Mais quand elle vit s’avancer vers elle les deux amants, elle se redressa, redevint grave, surprise, ne comprenant pas, car, jusqu’à ce jour, ils s’étaient cachés d’elle. Ils étaient très rouges, très émus.

— Tante, dit Myrrha, je te présente mon mari.

La vieille fille fut un moment interloquée, puis balbutia :

— Quoi !… Que dis-tu ?… Tu perds la tête, ma pauvre Myrrha.

— Non, tante, c’est la vérité. Nous nous aimions, et nous ne pouvions pas attendre… tu comprends… Alors, ça s’est fait ainsi, sans le consentement de personne… Regarde, nous sommes heureux, ne nous gronde pas.

— Comment ? Est-ce possible ?… Tu as fait cela, toi, Myrrha ! bégaya de nouveau la vieille.

— Nous nous étions crus perdus, expliqua Myrrha, nous pensions n’avoir plus qu’une heure à vivre… Alors, nous nous sommes mariés… comme ça, sans cérémonie, tout de suite. Est-ce que tu aurais attendu, toi, ma tante, à ma place ?

— Ce n’est pas notre faute, c’est la faute des choses, ajouta André.

— Il faut que tu nous pardonnes, dit Myrrha… Quand nous serons de retour en France, tu vivras avec nous, nous ne te quitterons jamais, nous t’aimerons, et tu seras heureuse… N’est-ce pas, André ?

— Oui, oui, confirma le jeune homme, nous vous aimerons bien, nous vous rendrons heureuse.

Les yeux de la vieille s’emplirent de grosses larmes qui, peu à peu, se détachèrent, puis coulèrent lentement le long de ses rides.

— Mes pauvres enfants ! mes pauvres enfants ! fit-elle enfin.

Elle les regardait l’un après l’autre, sans pouvoir exprimer rien de plus.

— Embrassons-la, dit Myrrha à André.

Ils se penchèrent en même temps et l’embrassèrent, chacun sur une joue. Elle pleurait plus fort, en répétant : « Mes pauvres enfants !… mes pauvres petits ! »

— N’aie pas de chagrin, ma tante, reprit Myrrha. Nous serons sauvés, j’en suis sûre, je sens bien que notre heure n’est pas venue, que nous avons encore de longues années à vivre, tous les trois… Tu verras, tu verras !… Regarde-moi, je ne suis plus malade, je ne tousse plus, plus du tout. C’est la joie qui m’a guérie.

La tante souleva les bras, les enlaça tous deux et leur rendit leurs baisers.

— Je n’ai pas le cœur de vous gronder, dit-elle… Oui, c’est la faute des choses, et ça ne servirait à rien de les déplorer. Plus tard, si Dieu nous prête vie, on régularisera cette situation devant M. le maire, à cause de la société. Maintenant, restez près de moi, ne m’abandonnez plus, et aimez-vous bien, mes enfants, parce qu’il n’y a que l’amour pour sauver ce pauvre monde et aussi la bonté qui comprend et qui excuse.

Mais ils durent s’éloigner, car, près de là, une scène de violence furieuse venait d’éclater.

Mme Avelard invectivait son mari. Les amertumes, les dégoûts de sa vie conjugale, toutes les vieilles colères réprimées s’exhalaient de sa bouche en un flot d’injures véhéments :

— Oui, je te hais, s’écriait-elle, je t’ai toujours haï, tu m’as trop fait souffrir, parce que tu étais le plus fort et que la loi te donnait tous les droits. Mais je me vengeais en te trompant. Et ce m’est une joie de te tromper encore… On m’avait forcée à t’épouser, on m’avait livrée, vendue, prostituée à ta fortune, oui, une prostitution légale, la pire de toutes… J’en aimais un autre, et il a été mon amant, pendant cinq ans, entends-tu ? Oh ! je suis heureuse de pouvoir te dire tout cela. Maintenant, il n’y a plus rien, je ne te crains plus, je suis libre, et je te méprise !

Ses paroles, entre ses lèvres minces et sèches, avaient un sifflement de vipère, et dans son visage fiévreux, ses yeux fulguraient d’une joie mauvaise. Quelques matelots accourus au bruit, assistaient, impassibles, à cette scène.

— Coquine ! coquine ! répéta M. Avelard, d’une voix étouffée par la rage.

Ses mains se crispaient, il avait envie de l’étrangler, mais il semblait en avoir peur, tant elle se dressait, agressive, prête à la bataille. Et elle le provoquait encore.

— Lâche ! lâche ! Tu as peur ? Si nous avions été là-bas, tu m’aurais tuée, n’est-ce pas ? parce que les jurés acquittent toujours… Maintenant, ose donc me toucher !

A la fin, des ricanements coururent parmi l’assistance. On espérait qu’ils allaient se battre. Mais M. Avelard n’eut qu’un mot, qui termina l’algarade :

— Tu me dégoûtes, fit-il.

Et il tourna le dos, simplement, heureux d’en finir ainsi. Au fond, ça ne l’atteignait guère, il n’aimait plus sa femme, n’en était pas jaloux, et l’opinion du monde n’entrant plus dans ses préoccupations, il ne se souciait nullement de venger son honneur conjugal.

D’autres maris montraient à cet égard le même détachement. Quelques masques fortement collés tenaient encore à des visages, mais la plupart concevaient maintenant les rapports sociaux avec une conscience libérée des contraintes morales et des souffrances artificielles. Le grand souffle de la mort avait dissipé cette poudre d’or dont la civilisation farde la devanture des âmes et des choses.

Cependant, au milieu de ces événements, M. Gallerand restait l’homme du passé, très pâle, tel un marbre de la désespérance.

Un soir, il aborda M. Rolande. Les deux solitaires se prirent à causer. Le même malheur les rapprochait, ils ne craignaient pas le ridicule en face l’un de l’autre, et peu à peu ils en vinrent aux confidences. M. Gallerand parla le premier, à voix très basse :

— Oui, elle m’a tout avoué, dit-il… Oh ! des choses horribles !… Et moi qui n’avais rien vu, rien soupçonné !… J’avais vécu dans un mirage, je vénérais ma femme, j’adorais ces enfants, qui ne sont pas les miens. Tout, autour de moi, n’était que mensonge… Imaginez-vous rien de plus affreux ?… Mais vous-même, que vous devez souffrir !

— Non, répondit M. Rolande, car j’ai passé l’âge des désillusions ; je ne lutte plus contre ma destinée… Le vrai sens de la vie m’est enfin apparu. La nature fait de chaque être l’instrument de ses grands desseins obscurs. Elle l’épargne ou le favorise, tant qu’il collabore, inconsciemment d’ailleurs, soit par ses bonnes actions, soit par ses méfaits, aux fins mystérieuses qu’elle se propose. Elle l’accable au contraire et le supprime, dès qu’il cesse d’être son complice. Il n’y a pas d’autre justice, et c’est l’unique explication de la chance ou de l’infortune. Il se peut ainsi qu’on soit plus puni pour ses vertus que pour ses vices. Pourquoi combattre et chercher à prévoir, quand l’imprévu seul arrive ? Hélas ! ce qu’il nous est donné de connaître et d’éviter, qu’est-ce en comparaison de l’immense inconnu qui nous enveloppe ?… Non, il n’y a rien à faire, qu’à s’incliner. Cessez donc de vous tourmenter et consentez aussi au repos, en vous résignant.

M. Gallerand ne répliqua point ; les deux hommes demeurèrent longuement pensifs.

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