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Eldorado : $b roman

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V

Le long des quais, Lola regardait Paris reposant dans la splendeur d’une féerie mystérieuse et profonde. Il était dix heures du soir. Une âpre bise soufflait sous le ciel morne, chargé d’une neige qui s’obstinait à ne pas tomber. Au loin, les réverbères des ponts, aux lanternes jaunes et rouges, traçaient sur le courant de la Seine des traînées resplendissantes, comme des chevelures de comète.

Depuis trois jours, elle errait, affamée, les pieds meurtris dans des chaussures qui crachaient la boue. Un trafiquant l’avait ramenée à Paris. Mais les hommes ne voulaient plus d’elle, elle était trop décatie, trop usée par la misère et la souffrance. Quant à chercher du travail, il ne fallait pas y penser.

Elle n’avait pas su exploiter les hommes au temps où elle était gentille, où ils couraient tous après elle. Son métier de garce ne lui était jamais entré dans la peau ; elle n’avait pas le caractère à ça. Et ça ne s’apprend pas : on naît garce, on ne le devient pas.

Maintenant, c’était fini. Elle était laide, fauchée, crottée à faire peur. Elle ne s’était pas traînée jusqu’en ce lieu désert, par cette nuit glacée de décembre, avec l’espoir vague de trouver quelqu’un, mais pour se soustraire au Paris doré et flamboyant, enfoncer sa détresse en un coin de ténèbres.

Cependant, à l’entour, des ombres quêteuses rampaient sur le pavé boueux. C’est là, entre le pont des Invalides et celui de la Concorde, sur la rive gauche de la Seine, que viennent échouer, de dix heures à minuit, les sentinelles perdues de la basse prostitution, tout ce qu’il y a de plus déchu, de plus flétri, de plus abîmé, des femmes qu’on dirait sorties de cavernes et qui s’offrent aux marauds pour cinq sous, pour deux sous ; des figures tragiques, ravagées par le vice, la longue misère et la famine, la plupart vieilles, grisonnantes, la bouche édentée, fendue d’un rire machinal et horrible. Le jour, ça rôde dans les bois suburbains, chassées de la capitale par le dégoût public, épaves pourries des bagnes de l’amour, tellement sinistres qu’on ne saurait croire que des êtres humains en arrivent à ce degré de laideur et d’ignominie.

Lola, accoudée sur le parapet, la tête basse, regardait couler l’eau sous le pont, fascinée par le courant, tentée de s’y précipiter. Un chien crevé qui passa sous le reflet d’un réverbère la rendit jalouse.

Des coups de sifflet stridents déchirèrent le silence de la nuit. Elle savait ce que ça signifiait. Des souteneurs aux aguets avertissaient ainsi que la police des mœurs s’apprêtait à donner, dans ces parages, un coup de filet à la prostitution.

Lola pressa le pas, puis, les sifflets redoublant, se mit à courir, malgré la faiblesse de ses jambes usées, à force d’arpenter les kilomètres. Tout, plutôt que de tomber entre les pattes de la Rousse !

Elle courait, éperdue, le long des quais, espérant dépister les agents. Mais les pas résonnaient plus fort derrière elle, sur le pavé. Ils étaient à sa poursuite, ils se rapprochaient. Déjà, il lui semblait sentir leur haleine rude sur sa nuque. Et, tout à coup, son pied buta, elle tomba raide, en jetant un grand cri.

— Enfin, nous l’avons, celle-là, fit une voix.

Trois agents se ruaient sur elle avec une brutalité de sauvages. D’un café voisin, qui flambait au coin du quai, une bande bruyante au même instant déboucha, envahit la chaussée. Un colosse se dressait au milieu, acclamé par la foule. C’était Marzouk. Bien qu’il fût devenu un peu fier, presque inabordable pour le menu fretin de la population, rendant à peine les saluts, et passant raide comme un piquet parmi les ovations, sa popularité n’avait fait que croître dans cette rue qu’il habitait, et dont il était le plus bel ornement, reluqué par les femmes, cité pour le bon exemple, choyé, flatté, admiré, recevant des cadeaux. Enfin, l’orgueil du quartier et des pauvres gens, comme si tous s’étaient sentis décorés en sa personne.

Les agents furieux de s’être essoufflés à la poursuite de Lola, la rouaient de coups. Attiré par ses cris, Marzouk s’avança. Et il considéra un moment, sans broncher, cette scène de meurtre, tandis que des réflexions naissaient en lui. Puis, relevant la tête, grandi soudain, il laissa tomber de très haut sur la foule, d’un ton sentencieux et avec un noble geste, l’enseignement moral que comportait ce banal fait divers, et désignant Lola :

— Voilà, dit-il, où mène l’inconduite.

FIN

PARIS
IMPRIMERIE GAMBART
52, avenue du Maine

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