Eldorado : $b roman
II
Il y eut, à bord du navire français, un long silence de prostration qui annonçait la soumission au destin. L’humanité a le privilège de s’accoutumer au pire des états, au désespoir même, et il n’est pas jusqu’à la mort qui ne perde à la fin tout pouvoir d’effrayer.
La situation se faisait plus tragique. Après le commandant Lagorce, les deux lieutenants et cinq hommes de l’équipage avaient péri. Cependant, le jour naissant s’obscurcissait. Des nuages noirs, bordés de gris pâle, à contours fortement arrêtés, s’avançaient de l’horizon, rétrécissant de plus en plus la partie encore claire du ciel vers le zénith.
André Laurel avait enfin découvert Myrrha dans le tourbillon humain, et tous deux, s’étant mis à l’écart, causaient bas, serrés l’un contre l’autre. Jamais elle ne lui avait paru si adorable, toute décoiffée, un simple châle jeté sur ses épaules, par dessus la chemise, car elle n’avait pas eu le temps de se vêtir. Mais il était surpris de la voir calme.
— Vous n’avez pas peur ? demanda-t-il.
— Pas du tout, déclara-t-elle.
— Vous n’avez donc peur de rien, Myrrha ?
— Je savais, dit-elle, que je ne vivrais pas longtemps… Les médecins m’avaient condamnée.
— A vous voir si gaie, si radieuse, je pensais que vous ignoriez votre état.
— Je ne voulais pas être aux autres un spectacle de tristesse.
— Vous nous donniez donc, discrètement, une leçon d’héroïsme, Myrrha ?
— On se grise un peu, on se fait illusion… Ce m’était facile, car je ne souffrais pas… Même, j’étais heureuse, et, je ne sais pourquoi, je le suis encore, en ce moment.
— C’est étrange, moi aussi, dit-il, depuis que nous sommes là tous deux… Nous pouvons bien tout nous dire, maintenant, puisque dans une heure peut-être, nous ne serons plus.
— Eh bien, confions-nous vite tous nos secrets… Parlez le premier.
— Voilà trois jours, Myrrha, que je ne pense qu’à vous et que je n’en dors pas.
— Moi, je dormais, mais c’est toujours de vous que je rêvais.
— Depuis quand ?
— Depuis toujours il me semble… Oh ! bien avant, bien avant de vous connaître… depuis que je commence à penser.
— Moi, c’est autre chose, répondit André. Avant de vous avoir vue, je n’avais jamais songé à l’amour, j’avais la tête bourrée de théories qui me rendaient sombre… mais depuis que vous m’êtes apparue, et surtout depuis le soir où j’ai dansé avec vous, je me sens tout autre, je respire avec ivresse… Il me semble que l’air, la mer et la tempête ont le parfum de vos cheveux et que c’est un peu de Myrrha que je respire en ouvrant la bouche.
— Eh bien, moi, la première fois que nos regards se sont rencontrés, j’ai pensé tout de suite : c’est lui, c’est bien lui… et j’étais révoltée contre ces gens qui avaient l’air de vous en vouloir, qui ne vous comprenaient pas… Moi, j’étais sûre qu’on vous calomniait.
— Myrrha, Myrrha, je vous aime !
— Dire que c’est déjà fini ! murmura-t-elle.
— Nous avons peut-être encore quelques heures à vivre.
— Quand nous sombrerons, vous me tiendrez dans vos bras, nous descendrons ensemble au fond de cette mer.
Ils se serraient plus étroitement. Elle avait renversé la tête contre l’épaule du tout jeune homme, et il l’embrassait sur le front, sur les yeux, sur les lèvres.
— Nous pourrions être plus heureux encore, dit-il.
— Est-ce possible ?
— Oui.
— Comment ?
— Si tu voulais être mon épouse, Myrrha… avant de mourir.
— Mais n’est-ce pas comme si je l’étais, puisque je m’abandonne et que tu m’embrasses ?… Que fait-on de plus, quand on est marié ?
— Tu ne sais donc rien, Myrrha ?
— Non, dit-elle, en ouvrant de grands yeux de candeur et qui l’interrogeaient.
— Tu n’as jamais soupçonné une félicité plus haute ?
— Il me semble qu’il ne peut en exister de plus grande que celle d’être embrassée comme tu m’embrasses !
— Tu te trompes, Myrrha… Je t’assure qu’il y a plus de bonheur encore !
— Comment le sais-tu, toi ?
— On me l’a dit.
— Qui te l’a dit ?
— Des jeunes gens de mon âge… Même, ils ne parlaient entre eux que de cela, et à les en croire tous, rien au monde n’est si délicieux, quand on s’aime.
— On s’est peut-être moqué de toi.
— Non, Myrrha ! Car, lorsqu’ils s’entretenaient de cela, leurs figures rayonnaient de joie et de désir, et je sens bien qu’ils avaient raison, parce que je t’aime… Je t’aime tellement, Myrrha, que la pensée de ta possession ne m’avait même pas effleuré jusqu’ici. Il me suffisait de te voir, de t’entendre, d’être assis près de toi. Je t’aurais attendue aussi longtemps que tu l’aurais voulu… Mais, maintenant, les minutes comptent pour des années : il s’en est écoulé plusieurs depuis que nous sommes là à causer, et mon impatience naît enfin de connaître, avant de mourir, le bonheur suprême ?
— Quel est donc ce bonheur ? demanda-t-elle, très pâle, agitée d’un frisson tout nouveau, comprenant qu’il y avait des mystères dont son innocence ne s’était jamais douté.
Alors, à voix basse, en tremblant, il lui révéla le grand secret :
— Myrrha, Myrrha, ouvre ton cœur et bouche un peu tes oreilles, car si la chose est grande et belle, les mots qui l’expriment sont grossiers et te scandaliseraient… Tu ne seras ma femme, Myrrha, et tu ne connaîtras la plus haute félicité que si tu consens à te donner tout entière.
Elle le regardait avec les mêmes yeux candides, ne comprenant pas encore… Il prononça d’autres paroles, plus claires.
— Tais-toi ! tais-toi ! balbutia-t-elle dans un grand trouble, en se cachant la figure… Oh ! c’est affreux !… Non, non, je ne veux pas, je ne veux pas !… Je mourrais de honte… Restons comme nous sommes, c’est si bon !… tes baisers sont si doux !…
Elle défaillait presque… Il la soutenait par la taille, cherchait à l’entraîner, sans violence.
— Myrrha, le temps passe… Bientôt, ce sera trop tard !… Nous mourrons sans avoir éprouvé les plus grandes joies de l’amour !… Regarde là-bas… oh ! regarde !
Une nouvelle gerbe de flammes jaillissait de la proue du navire. Tout l’avant flambait, et la sirène, comme découragée, avait interrompu son long meuglement de détresse. Le désespoir avait fait le silence partout. Le vent même ne gémissait plus, et d’énormes nuages se condensaient vers le zénith où montait, en gros tourbillons, une épaisse fumée noire, parcourue par instants de lueurs sinistres.
— Viens, viens, Myrrha !… Ne résiste plus… Les minutes deviennent précieuses… chaque seconde qui s’envole, c’est du bonheur qui fuit !
Sa voix frémissait de passion et d’impatience. Il sentait sur le revers de sa main gauche, placée sous le bras de Myrrha, au-dessous des seins, les battements tièdes et précipités de son cœur, tandis que son souffle haletant lui passait sur la joue ; et il bégayait encore des paroles troublantes :
— Je t’aime… Je te veux toute… Mourir avant de t’avoir possédée, ce serait horrible !… Ne sens-tu pas comme je souffre ?… Oh ! ne tardons plus… Viens, viens !
Elle s’abandonnait peu à peu, lui rendait son étreinte. Alors, il la saisit, l’emporta dans sa cabine, la dévêtit de ses mains tremblantes, sans qu’elle opposât de résistance. Et sa nudité jaillit, éclatante comme un grand lis pur, exhalant le parfum d’une chair toute vierge. Puis, il la souleva, l’étendit… Ce furent d’abord des caresses éperdues. Ses lèvres, en baisers rapides, s’égarèrent, coururent, brûlantes, sur la bouche, sur la nuque adorable, d’une blancheur de lait sous la chevelure d’or, sur les seins, sur tout le corps, tandis qu’elle se couvrait le haut du visage de ses bras croisés, pour ne point voir cette lente prise de possession de sa virginité, qui se livrait toute, dans l’attendrissement de cette passion infinie, exaspérée par l’approche de la mort.
Sous l’averse des baisers, ses paupières battaient comme des feuilles sous l’orage ; son être se pâmait à la fois de volupté, de souffrance et d’amour. Enfin, il la posséda toute, et ils s’élancèrent hors du monde, très haut, par delà la création, dans un ravissement inouï, une chevauchée splendide à travers les étoiles.
Quand ils en revinrent, ils se regardèrent et sourirent, pénétrés d’une lassitude délicieuse et très étonnés d’être encore en vie.
— Nous n’avons donc pas sombré ? fit-elle.
— Nous ne sommes donc pas au fond de la mer ? dit-il.
— Il me semble que nous ne bougeons presque plus.
— C’est vrai.
— Que se passe-t-il ?
— Je ne sais pas… La tempête a cessé, mais nous marchons toujours.
— Écoute, on dirait qu’il pleut.
— Oui, à torrents.
— Regarde par le hublot.
— Oh ! la terre, la terre ! s’écria-t-il… Un rocher ! là-bas… pas très loin !… Nous allons droit dessus.
— Reviens près de moi, dit-elle… Aimons-nous… Qu’importe tout le reste !
De nouveau, ils s’enlacèrent et repartirent à travers l’azur, par delà les astres !