Jeunes Madames
VII
ENTRE ELLES
Madame Baugé, la mère, est dans sa grande loge d’entre-colonnes ; avec elle, l’ex-divine madame de Corbenay qui fut une exquise et incomparable préfète de l’ère de la corruption ; Paule d’Haspre, parée, diamantée, radieuse et éblouissante, et Luce de Juvisy, pâle, sombre et émue.
Il chante.
Monteux, Didier et le comte d’Aveline se tiennent derrière ces dames.
Le rideau vient de baisser et le frisson amoureux qui a fait palpiter toutes les poitrines de femmes, plane encore dans l’air ; les lorgnettes de l’orchestre se lèvent avec avidité, les yeux se croisent, il y a là un moment unique de détente et de souvenir… Luce de Juvisy s’est levée, et d’un mouvement presque impétueux s’est jetée sur le divan du fond de la loge ; elle a, sans le moindre souci de sa coiffure, appuyé sa tête et dans un geste d’abandon porté une de ses mains sur ses cheveux sombres. Mesdames Baugé et de Corbenay ont avec beaucoup de mesure et de grâce, quitté leurs places pour venir la rejoindre. Madame de Corbenay qui fait encore avec succès des effets de taille se tient debout, élégante et altière, le visage maquillé en perfection, ses cheveux très beaux toujours, d’un rouge acajou qui étincelle aux lumières ; elle regarde avec quelque étonnement la pose alanguie et indifférente de madame de Juvisy. Elle ne comprend pas l’engouement de son amie madame Baugé pour ces jeunes femmes qui ont des tenues si extraordinaires. Elles ont été jeunes aussi, elles, et tout autrement il lui semble, avec infiniment plus de charme et d’élégance.
Luce a ouvert ses beaux yeux qu’elle avait clos, et comme Didier est venu s’asseoir près d’elle, elle lui dit très intelligiblement :
— N’est-ce pas qu’il est incomparable ?
— Mais oui, il est très beau, très séduisant.
Elle reprend, s’adressant à madame de Corbenay dont la petite bouche minaude par une vieille habitude :
— Ne trouvez-vous pas, madame, que lorsqu’on l’entend, on voudrait mourir d’amour. Ah ! moi, je veux chanter un jour avec lui, j’y suis décidée ; je lui enverrai ma photographie demain.
Madame Baugé, qui a écouté avec un peu de surprise, dit sur un ton d’aimable plaisanterie :
— Ne faites pas cette imprudence, chère enfant.
— Je me moque bien des imprudences ; je ne serai heureuse que lorsque je l’aurai entendu pour moi seule.
— C’est que vous êtes trop artiste, chère madame, murmura l’aimable comte d’Aveline.
Il s’est rapproché de plus en plus de Luce, et s’est enhardi jusqu’à lui prendre la main d’un mouvement câlin et familier ; c’est sa spécialité, à cet homme charmant, que la familiarité avec les jolies femmes ; il a tant de titres à cela : depuis quarante ans il ne vit que pour elles, pour être leur soutien, leur consolateur et leur conseil ; sa tendresse va naturellement à celles qui en ont le plus besoin ; il est si doux, si habile, si sûr ; les paroles sortent de sa bouche comme une banderole et vont fortifier les âmes faibles, toutes les Madeleines repentantes du grand monde ont connu le réconfort de ses entretiens, car il a vécu ses beaux jours au temps où le repentir était de mise, et ce qu’il a ramené à la surface de créatures aimables que l’on croyait noyées à jamais est prodigieux ; la ci-devant belle Corbenay est un de ses sauvetages les plus notoires ; c’est grâce à une tactique savamment inspirée qu’elle a surmonté les mauvais propos du monde, et qu’après une querelle conjugale dont le bruit était allé très loin, elle a pu, par d’habiles politesses et une succession intelligente de dîners et de flatteries, reconquérir une situation très enviable. Madame de Corbenay et madame Baugé ont pour d’Aveline des sentiments d’amitié et de considération très distinguée, et il est infiniment choyé par un grand nombre de beautés sur le retour ; par exemple les jeunes madames le tiennent en moindre estime.
Luce le regarde avec une aimable impertinence ; c’est quelque chose de presque curieux pour elle que ces empressements démodés. Elle répond très tranquillement :
— Certainement, que je suis artiste, et c’est la raison pourquoi j’en suis folle.
— Mais, ne croyez-vous pas, madame, demande madame de Corbenay de son parler pondéré et doux, que cela pourrait contrarier M. de Juvisy s’il vous entendait.
— Nullement, madame, et j’ai l’intention de le lui répéter demain matin à déjeuner.
— C’est tout à fait dans le train, que d’avoir une passion pour lui, dit froidement Didier.
— Ma chère madame, reprend d’Aveline, avec son joli sourire d’homme qui va perpétuellement chanter une romance, ne faites pas de folie, contentez-vous de l’écouter et de l’admirer.
— Mais, mon pauvre ami, vous ne comprenez pas que le plus beau jour de ma vie sera celui où j’aurai l’envie de faire une folie, c’est une fantaisie qui ne m’est jamais venue jusqu’ici.
— Ah ! madame, soupire madame de Corbenay, ces choses-là se paient si cher !
— Pas du tout, madame, il s’agit seulement de ne pas y mettre de mystère. Si je cachais mes sentiments à mon mari, cela l’agiterait peut-être le jour où il les apprendrait ; mais étant donné que je lui dis tout simplement : « Mon cher ami, j’en suis amoureuse, je trouve qu’il chante comme un ange ; cet homme-là me ferait aller au bout du monde… » il écoute cela comme le récit d’un caprice quelconque, et si je donne une soirée pour lui, comme je veux le faire, mon mari sera le premier à trouver la chose toute simple, n’est-ce pas Didier ?
— Assurément, madame, tout est dans la manière de faire.
— De mon temps, madame, dit un peu sèchement madame de Corbenay, on avait la pudeur de certains sentiments.
— Ah ! madame, je ne sais pas si c’était de la pudeur. Autant que je suis arrivée à comprendre, ce sentiment-là précède toutes les inconvenances.
— Voyons, petite charmante madame, roucoule d’Aveline, ne vous calomniez pas, nous vous connaissons, nous savons bien que vous êtes une femme trop sage pour vous compromettre pour un ténor.
— Si vous croyez me connaître, vous vous trompez considérablement, je vous assure ; vous, vous ne vous imaginez pas comme je me moque des appréciations et des considérations, et comme je suis décidée à faire toujours ce qui me plaira le mieux.
— Cependant, madame, l’honneur des femmes… dit madame de Corbenay.
— Mon Dieu, madame, toutes ces belles phrases-là étaient exquises dans les romans de Feuillet, où l’on se console de tout avec la conscience, mais nous sommes différentes sans doute, nous autres ; actuellement, la conscience ne procure plus aucune espèce de satisfaction !
— Il est certain, dit avec hésitation madame de Corbenay, que la conscience exige parfois des choses bien pénibles, mais le monde… Ainsi, il y a quelques années, une jeune femme dans votre situation, madame, n’aurait jamais osé s’exprimer sur un artiste… même très remarquable, comme vous venez de le faire…
— Madame de Juvisy sait que nous sommes de vieux amis sûrs, qui ne lui donnerons que de bons conseils, dit d’Aveline d’un ton d’encouragement.
— Ah ! mais, je vous en prie, je ne demande pas le secret ; il m’importe peu qu’on sache ou qu’on ne sache pas que j’en suis amoureuse, nous sommes comme cela plus d’une, et je suis bien sûre que madame de Corbenay ne me trouve pas aussi extraordinaire qu’elle a l’air de le dire.
Madame de Corbenay, qui a passé sa vie à avoir une passion définitive, possède avec du sentiment auquel Luce fait allusion une expérience qui lui permet d’en saisir toutes les nuances ; mais de son temps il fallait extérieurement être imposante et correcte, l’incroyable sincérité de Luce la surprend jusqu’à la stupéfaction ; elle ressent quelque chose qui ressemble à de l’ahurissement, quand Paule, qui vient de terminer un entretien à voix basse avec Monteux, s’approche, et toute rayonnante de beauté, dit tranquillement :
— Moi, c’était de Mazzantini que je raffolais, je lui ai jeté mon éventail une fois, il m’a lancé un regard… jamais je ne me suis tant amusée.
— Tous ces sentiments-là n’ont rien de commun avec l’amour, tel que je l’ai vu comprendre, dit sentencieusement et froidement madame de Corbenay.
— Je crois que si, madame, répond Didier ; seulement la mode change pour la manière de l’exprimer.
— Celle de vos contemporains me paraît bien inférieure, en tout cas.
— Ce ne sont pas tant les contemporains, peut-être, que les contemporaines qui ont changé de mode ; que voulez-vous, madame, elles sont moins crédules et moins simples.
— Une femme n’est pas crédule, monsieur, parce qu’elle croit que l’amour est une chose belle et sainte, dit vigoureusement et d’une intonation noble et tendre l’aimable d’Aveline.
— Ah ! mais pardon, proteste immédiatement Luce de Juvisy ; nous avons toutes connu des hommes amoureux, je n’ai jamais trouvé de beauté et de sainteté dans leurs sentiments.
— Cependant, madame, le don désintéressé d’une créature humaine à une autre, dit madame de Corbenay, l’affection qui fait affronter tous les dangers, courir des risques cruels, vous ne trouvez pas cela beau ?
— Non, madame, pas du tout ; et le désintéressement est absolument illusoire, car on court ces risques-là pour un plaisir qu’on connaît certain.
— Oh ! madame ! voilà une manière d’envisager la passion !
— Et comment voulez-vous qu’on l’envisage, comme un acte d’héroïsme ?
— Vous êtes jeune, très jeune, délicieuse madame, dit d’Aveline ; l’expérience, la vraie, viendra plus tard.
— Mon cher ami, c’est vous qui êtes jeune et naïf ; du reste, comme presque tous les hommes de votre âge ; c’est délicieux, mais ne vous attendez pas à nous voir vous suivre.
— J’accepte d’être traité de naïf, madame, si c’est l’être que d’avoir confiance à la vertu et au courage des femmes.
— Nos appréciations de la vertu diffèrent sans doute ; qu’est-ce que vous aimez en elle, l’hypocrisie ?
— Comment, l’hypocrisie !
— Mais oui, avoir toujours l’air de préférer son mari ; n’est-ce pas, madame, que cela n’a jamais été possible ?
Madame de Corbenay, un peu embarrassée, hésite et finit par dire :
— Puisque le monde est organisé ainsi… et d’ailleurs il est certain que la vie commune amène l’affection.
— Oh ! bien, voilà une conclusion qui n’est pas la mienne, certes ; ce qu’on appelle la vie commune, c’est la liberté de discuter tous les sujets désagréables, un monsieur à votre côté qui se croit permis de vous parler de ses infirmités, de ses mauvais placements, de vous offrir sa société lorsqu’il est malade ou découragé ; je ne suis mariée que depuis six ans ; mais je doute que vingt ans de ce régime me le rendront plus cher ; c’est en dehors de la vie commune, au contraire, que je peux imaginer quelque chose qui ressemble à l’affection ; deux êtres qui ne se parlent que d’eux-mêmes, et sans la moindre référence à l’existence matérielle, ou aux conditions sociales ; vraiment, madame, vous trouvez agréable d’avoir depuis trente ans M. de Corbenay en face de vous à table ? Je pense pourtant qu’il n’a pas uniquement occupé votre pensée tout ce temps-là ; vous ne seriez pas aussi belle que vous l’êtes encore.
— Mon Dieu, madame, je n’ai pu empêcher les gens de m’aimer.
— Il y a quelque chose de si admirable à voir une jolie femme triompher de toutes les tentations, prononce d’Aveline d’un air inspiré.
— Eh bien, moi, je trouve ça bête, dit la belle Paule.
— Vous ne croyez pas qu’on puisse aimer et triompher de son amour, demande madame de Corbenay.
— Je ne sais pas, je n’ai pas essayé ; mais je suis persuadée que je ne m’infligerai jamais volontairement de la peine.
— Et vous aurez bien raison, ajoute Didier.
— Chut ! dit impérieusement Luce, on va commencer.
Et du moment que la musique a repris, elle devient une autre personne, son beau bras s’appuie sur le rebord de la loge, et ses yeux ardents ne quittent pas la scène ; les diamants de son corsage brillent et palpitent ; Didier, tout proche d’elle, lui parle bas quelquefois, et elle fait un signe d’acquiescement.
Mesdames Baugé et de Corbenay ont repris leur tenue d’Opéra ; c’est une attitude particulière, à la fois élégante et attentive, qui leur est familière depuis trente-cinq ans ; madame de Corbenay, avec une grâce parfaite, qui attire l’attention sur ses superbes épaules, ajuste de temps en temps son corsage ; d’Aveline soupire alors quelques mots admiratifs sur le buste magnifique qui s’étale complaisamment sous ses yeux.
Madame de Corbenay, par habitude, est assise un peu de côté afin de pouvoir causer avec le cavalier qui est derrière elle ; elle le fait imperceptiblement, sans un mouvement du corps, tandis que Paule, lorsqu’elle veut dire un mot à Didier ou à Monteux, se retourne tout d’un bloc.
— Elles sont impertinentes, ces petites, souffle d’Aveline à madame de Corbenay. Madame de Juvisy n’y met vraiment pas de mesure, regardez-la.
Madame de Corbenay prend sa lorgnette, et, à son abri, jette un long coup d’œil à Luce ; puis, sans presque ouvrir les lèvres, avec ce joli sourire des belles d’autrefois, gracieuses toujours et malgré tout :
— Elle a peut-être raison, mon cher, au moins elles ne se sont pas condamnées à la comédie.
— Voyons, chère amie, la comédie, quelle comédie ? ah ! quelle différence entre elles et vous ; vous, délicieuse, adorable, fine ; elles, parlant à tort et à travers, je ne sais pas même si elles sont jolies… l’une son ténor, l’autre son torero… Ce n’est pas une femme comme vous, qui avez jamais eu des goûts semblables.
— Si, mon ami, j’ai adoré Mario… seulement je n’osais pas le dire.
— Mario, c’était Mario… un grand seigneur.
— Celui-ci aussi.
— Ce n’est plus la même chose, il y a des délicatesses, des nuances…
Ici, madame Baugé leur fait signe de se taire ; la salle entière est hypnotisée par sa voix…
— Ah ! l’amour, murmure d’Aveline, l’amour, il est certain qu’il n’y a que cela au monde.
Et d’un beau mouvement de vaincu qui résiste, il rejette en arrière sa tête fatiguée.
Paule l’a observé, et tournant le dos à madame Baugé, elle se penche vers Monteux et lui dit :
— Est-ce que vous ne les trouvez pas bien poétiques, Divin ? voilà d’Aveline qui a plus d’âme, bien sûr, que nous tous ensemble.
— Pas que moi, madame ; que vous peut-être.
— Il faudra que nous l’invitions quelquefois avec la belle Corbenay, nous lui donnerons du cœur à cette pauvre femme, faites-lui donc un peu la cour, Monteux.
— Non, madame, vous me suffisez.
Didier, qui les a entendus, se rapproche, et dit tout bas :
— Ne troublez donc pas la sérénité de cette chère Corbenay, vous allez lui faire commettre un scandale, et que dirait d’Aveline.
Autre rappel de madame Baugé, mutisme général, attention apparente. Madame de Corbenay, perdue dans ses rêveries, évoque une silhouette disparue : un visage ovale, une barbe fine, des yeux amoureux et une voix de caresse disant avec l’accompagnement du geste le plus gracieux : « Almaviva son io. »
— Ah ! si elle avait eu le toupet de cette petite Juvisy, qui, la bouche entr’ouverte, les deux mains pendantes, écoute fascinée et heureuse, et ose dire qu’elle l’est, et le dira à lui-même ; où ont-elles trouvé ce courage, ces petites femmes ?…
L’acte est terminé ; cette fois, madame de Corbenay se meut la première, et se rapprochant de madame de Juvisy, elle dit volontairement :
— C’est vrai qu’il est exquis ; Mario aussi l’était, je vous assure.
Luce répond tranquillement en brisant entre ses doigts nerveux une fleur d’orchidée qui ornait son corsage.
— Est-ce que vous l’avez aimé, madame ?
Madame de Corbenay soupire :
— On n’osait pas…
Et elle demeure muette pendant que Luce dit posément à Didier :
— J’aperçois mon mari dans la loge du cercle, allez me le chercher, je vous prie, je veux qu’il l’invite ce soir même à venir chez moi.
Et comme sans hésitation Didier part, madame de Corbenay demande avec intérêt :
— Il l’invitera, vous croyez ?
— Assurément, madame, vous ne pensez pas qu’il veuille se rendre ridicule.
Devant ce nouveau point de vue, madame de Corbenay reste silencieuse et anéantie…