Jeunes Madames
II
SON CADRE
Un petit salon sans encombrement ni bibelot inutile, tout y est net et clair. Au-dessus des hauts lambris une vieille soie couleur tilleul ; pas de miroir, mais à la place, un portrait d’aïeule en robe de linon, ceinture noire et grand chapeau de paille. Sur le marbre de la cheminée, entre deux candélabres d’argent, une verrerie d’art où courent, dans des ombres fantastiques, toutes sortes de bêtes mystérieuses ; dans ce vase, des fleurs coupées ; en face, au-dessus du bureau Louis XVI tout plein de la plus élégante papeterie moderne, un cartel adossé au mur ; contournant la pièce et faisant angle, un large divan commode et bas ; de l’autre côté de la cheminée, un lit de repos en deux parties et, pelotonné au milieu des coussins qui s’y entassent, un chat noir à reflets bruns, cravaté d’un large ruban de satin jaune. Une seule table qui sert à poser une lampe d’argent et une coupe d’émail translucide portant sur un fond d’un bleu saphir une rose et, en lettres blanches, la devise de la jeune femme : « Est bien fol qui s’oublie » ; devant la fenêtre une orchidée rare et magnifique. La chaleur fait se dégager une odeur douce et pénétrante d’iris, dont la thibaude a été soigneusement saupoudrée avant la pose du tapis.
Roseline de Vaubonne est assise à son étroit et long métier, sur lequel est tendue une soie orange qu’elle brode en un dessin délicat de pâles et harmonieuses nuances, elle-même est vêtue d’une robe d’intérieur de velours mauve, un fichu Marie-Antoinette garni de vieilles dentelles noué autour de la taille, ses jolis pieds chaussés de mules de satin noir s’appuient sur un coussin de soie blanche ; le mouvement léger de ses mains piquant la soie fait étinceler les bagues qui couvrent ses doigts.
Roseline a étudié ses effets et sait qu’elle est charmante ainsi. C’est sa tenue d’audience et l’heure de son poète, un très gentil garçon, très brun, très enthousiaste, un peu fils de famille, un peu bohème, qui a du talent et que la jolie madame inspire et écoute. Elle le prône et a juré de le rendre célèbre. Pour une petite âme toujours occupée et envahie par les réalités prosaïques de l’existence, c’est une société tout à fait rafraîchissante que celle d’un mangeur d’idéal, et Roseline adore son poète, elle ne permet pas qu’on le plaisante et ne l’appelle que « le divin ». Elle dit que c’est sa morphine à elle.
Il est occupé à lui faire la lecture d’une voix basse, douce et vibrante, d’une voix qui caresse le mot amour et le mot volupté avec des intonations étonnantes, et qui procure à Roseline son petit frisson comme au théâtre ; cela lui suffit en fait d’émotion tendre.
A première vue, cette intimité paraît un peu périlleuse, mais en réalité elle ne l’est pas du tout, car il n’y a pas le moindre danger que Roseline perde la tête, et « le divin » s’emballe tellement en imagination qu’il ne pense plus guère à le faire en réalité ; la « Portia » dont il est l’imaginaire amant ne lui laisse que rarement le temps de songer aux filles de la terre !
Il était en train de déclamer avec beaucoup de conviction sur les souffrances que lui infligent les dédains de l’adorable Portia, quand la porte s’ouvrit et livra passage à une réalité féminine, jeune et très bien habillée, mais dont le visage était légèrement bouleversé.
— Comment, Lolo, c’est toi à cette heure ? dit avec étonnement madame de Vaubonne sans quitter son métier.
— Est-ce que je te dérange ?
— Nullement, ma chère ; j’étais, comme tu vois, seule avec Monteux (c’est ainsi que le poète se nomme parmi les hommes) ; il ne te gêne pas, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que tu as avec cette mine ?
— J’ai des chagrins !
— Des chagrins ! mais c’est l’affaire de Monteux, voilà une demi-heure qu’il s’efforce de m’arracher l’âme ; allons, dis-nous tes douleurs, Lolo.
Madame Baugé, familièrement Lolo, était cousine à un degré distingué de madame de Vaubonne et par-dessus le marché elles s’aimaient beaucoup, avec cependant une nuance de pitié du côté de madame de Vaubonne, qui considérait la pauvre Lolo comme une créature un peu faible, et d’indulgence du côté de madame Baugé, qui s’imaginait que Roseline n’était pas sans en avoir besoin.
— Eh bien, j’ai eu une scène avec Léon !
— Mais, au nom du ciel, pourquoi t’offres-tu des scènes avec ton mari. Tu es donc devenue amoureuse de lui ?
— Ah ! grand Dieu !
— Alors, pourquoi ?
— D’abord parce qu’il m’ennuie.
— Tiens, mais ça devient intéressant, dit Roseline. Divin, voilà ce que vous appelez un état d’âme.
Monteux s’était assis au milieu des coussins, à la place du chat « Curiace » qu’il avait pris sur ses genoux et qui ronronnait avec conviction.
— Ton mari t’ennuie, et après ? reprit madame de Vaubonne.
— Tu sais quelle patience j’ai toujours.
— Continue, je te donnerai mes appréciations après.
— Mais à la fin, cela m’exaspère d’être traînée tous les soirs hors de chez moi pour aller m’assommer avec cette vilaine Mornas.
— Comment, c’est ça, tu deviens jalouse.
— Non, mais tout de même c’est trop fort, quand moi je n’ai pas le droit de voir qui me plaît ; ce sont des histoires à tout bout de champ et à propos de rien ; c’est à n’y pas tenir !
Madame de Vaubonne prend l’air triomphant, et, très nettement :
— Ma petite, c’est bien fait, tu n’as jamais voulu m’écouter, je t’ai avertie.
— Mais enfin, il fallait bien que j’aie des égards pour lui. Après tout, c’est mon mari !
— Est-ce que tu te figures par hasard qu’il t’a épousée pour te faire plaisir ? Tu as voulu jouer à l’épouse modèle, tu vois comme ça t’a réussi. Il y a une chose, Lolo, que tu n’as pas comprise, et tout est là, c’est l’avantage immense d’acquérir tout de suite une mauvaise réputation.
— Allons, Roseline, tu n’es pas sérieuse.
— Mais parfaitement, je maintiens ce que je dis ; il n’y pas de paix pour une femme autrement. Ainsi, ton mari se mêle de te faire des scènes, et on ne se gênera pas pour te tracasser parce que tu n’as pas su te faire craindre ; tu as montré que tu avais peur de tous ces gens-là, ils en profitent. Si, au contraire, tu te fiches d’eux, dès le premier jour, carrément, ils sont un peu étonnés d’abord, et puis ensuite on vous sait un gré énorme de tout ce que vous ne faites pas. Une femme qui veut, dans le monde, poser pour la vertu, ça ne se regarde pas, ça ne compte pas, c’est une quantité négligeable ; je t’assure que je serais désolée si je n’avais pas une mauvaise réputation.
— Mais tu n’as pas une mauvaise réputation.
— Si, si, va, on parle mal de moi ; et tu compterais les personnes qui croient à ma vertu ! Mon pauvre Armand lui-même est très persuadé qu’il ne faut pas jouer à me contrarier, et il a raison… Monteux, n’est-ce pas que vous ne croyez pas à ma vertu ?
— Non, madame.
— Tu vois ! ni lui ni les autres ; sans cela, ils ne m’aimeraient pas tant, c’est ce qui fait le succès ! Tous m’adorent, parce qu’ils espèrent au fond du cœur être l’heureux un jour ou l’autre. Toi, ma pauvre Lolo, qui t’es consacrée au rôle charmant d’épouse dévouée, ton mari te trompe, et il te défend de le tromper. Voilà la situation exacte, n’est-il pas vrai ?
— Mais je ne veux pas le tromper !
— Tu as bien tort si cela peut te distraire ; tu es une tendre, tu ne seras contente qu’après avoir eu ton petit roman, aie-le donc !
— Mais oui, madame, ayez-le, il n’y a que l’amour, dit Monteux avec conviction.
— Pourtant, répond faiblement madame Baugé ; toi, Roseline, tu n’as pas de roman.
— Moi, ma chère, d’abord j’ai Armand, il me suffit ; j’ai mis de l’imprévu dans nos relations, cela modifie les choses ; je lui suis fidèle, le pauvre garçon, parce que ça me convient mieux, et que la vie avec une intrigue me fait l’effet d’un tiroir mal rangé ; mais je te prie de croire que ce n’est pas par principe. Monteux et moi sommes convenus qu’il n’y en a pas, n’est-ce pas, Divin ?
— Vous comprenez tout, idéale madame.
— Je comprends beaucoup de choses, certainement ; et il y en a une qui m’est apparue claire comme le jour, il y a longtemps, c’est que les pauvres femmes vertueuses, douces et soumises sont horriblement malheureuses en ce monde. Voyons, Lolo, qu’est-ce qui se passe autour de nous : voilà ma pauvre tante et maman, ce sont de braves femmes, tu me l’accorderas ; eh bien, en ont-elles eu une vie ? Ton père a ruiné ta mère, vous a ruinés tous ; maman dans un autre genre en a vu de toutes les couleurs, ça leur a servi à grand’chose, leurs vertus cardinales !… Quand j’avais quinze ans, et que j’entendais papa crier, je me promettais, le jour où j’aurais un mari, de crier plus fort que lui, je me suis tenue parole. Toi, tu as fait le contraire, et aujourd’hui tu commences une petite existence charmante ; si tu ne résistes pas, tu es perdue.
— Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
Et la pauvre Lolo tire un fin mouchoir de sa poche et, relevant avec peine son voile bien tendu, se met à s’essuyer les yeux.
— Allons, ne sois pas sotte, ne pleure pas, c’est simple comme bonjour, fais ce que tu veux, et ne t’occupe pas de ton mari.
— C’est facile à dire !
— C’est très facile à faire, je t’assure ; regarde-moi, je suis là en tête-à-tête avec Monteux ; mais comme ça nous arrive à toutes sortes d’heures, sans que jamais je me gêne ; que ces petits tête-à-tête amoureux je les ai avec d’autres encore, personne ne songe à parler ; c’est accepté parce que je l’ai voulu ; j’ai déclaré une fois pour toutes à Armand que je n’entendais pas être assommée, il a compris et c’est fini.
— Mais je n’oserai pas, moi !
— Ah ! ma pauvre bonne, si tu en es à ne pas oser, qu’est-ce que tu veux que je te dise ; voyons, là, de quoi as-tu peur ?
Madame Baugé, qui était une excellente petite personne imbue des meilleures idées, n’avait pas cependant l’habitude de beaucoup raisonner ; elle agissait la plupart du temps par suite d’une impulsion reçue, et ses craintes ne prenaient pas aisément une forme précise, elle savait seulement qu’il y avait dans la vie une foule de choses qui l’effrayaient.
— Voyons, est-ce ton mari que tu crains ?
— Oui, un peu.
— C’est une drôle d’idée de craindre Baugé ! Est-ce qu’il a parlé de te battre ; tu peux bien l’avouer devant Monteux.
— Non, mais il parle toujours de tuer les femmes qui ont des amants.
— Pauvre cher ! c’est exquis. Si on tuait en même temps les amants de ces personnes tu aurais la chance d’être veuve sous peu ! Quand on pense qu’il y a encore des créatures assez naïves pour gober ces histoires-là ! Mais, malheureuse bête, tu n’as donc pas compris que ce sont tes qualités qui ennuient ton mari et le rendent désagréable pour toi ? Ma parole, l’entendement des femmes est obscurci par une grâce d’état ! Pour qui les hommes font-ils des folies, volent-ils, tuent-ils, dans le temps passé et dans le temps présent ? Est-ce que ça n’a pas toujours été pour des coquines ? Ce n’est pas une vie d’être ton mari : Léon est presque dans son droit de courir ailleurs !
— Comment, ce n’est pas une vie d’être mon mari ! Mais depuis que je suis mariée, je passe mon temps à essayer de lui être agréable : je ne me laisse pas faire la cour, je m’occupe de mes enfants, je suis très bien pour mes beaux-parents !
Et une certaine fierté perçait dans la voix de madame Baugé en faisant cette énumération de ses propres vertus.
Roseline de Vaubonne avait levé la tête, et un froid sourire errait sur ses lèvres. Elle quitta son métier, se jeta sur le divan, et, laissant d’un geste gracieux tomber ses mains blanches et molles :
— Vrai ! tu t’imagines que ces choses-là plaisent. D’abord, ma petite, pourquoi as-tu trois enfants ? Pourquoi sont-ils toujours pendus autour de toi ? C’est très mauvais genre, tu sais ; toutes ces demoiselles s’offrent un mioche maintenant : tu n’as qu’à les voir au Bois. Quand on a eu la faiblesse d’avoir trois enfants, on évite de le rappeler continuellement. Il est évident que tout est dit entre toi et Léon. Tu ne peux plus l’intéresser ; il faut se faire désirer, ma chère. Ne fais pas ta tête de perruche effarouchée. Et tes beaux-parents ?… Les miens, je ne sais pas s’ils m’adorent, mais ils sont charmants pour moi. Les premiers temps, je ne dînais pas chez eux sans me faire donner deux louis par Armand : c’était mon taux pour aller m’assommer. Maintenant, j’y vais à l’œil, mais rarement. Aussi, ce qu’il est content, ces jours-là ! Trop de joies, vois-tu, ça donne une indigestion : ton mari en a une de toutes tes qualités. Si quelqu’un ne te prend pas en main, nous marchons à une catastrophe. Trouves-tu ta vie telle quelle amusante ?
— Mais je te dis que je suis exaspérée ?
— Très bien, veux-tu que ton mari t’ordonne de te laisser faire la cour, de t’occuper un peu moins de tes gosses, de t’ennuyer plus rarement avec la respectable douairière ?
— Jamais Léon ne me dira rien de tout cela.
— Tu le crois, mais moi je suis sûre du contraire ; as-tu confiance en moi ? es-tu sûre de n’être jamais jalouse, si je travaille à faire ton bonheur ? car tu me fais pitié, tu es comme les enfants qu’on emmaillotait et qui ne pouvaient remuer ni bras ni jambe.
— Tu n’iras pas dire du mal de moi à mon mari, comme le fait tout le temps cette vieille Mornas.
— Si ; il est probable que je te critiquerai beaucoup ; mais si ça te contrarie, n’en parlons plus.
— Ah ! ma chère, fais ce que tu veux, il ne pourra jamais être plus désagréable qu’il ne l’est depuis quelque temps.
— Eh bien, madame, dit Monteux, voilà qui nous confirme dans nos théories que Curiace est grand maître dans l’art de savoir être heureux, il a toutes les jouissances, ce chat, et il n’aime personne, pas même moi, et je lui fais des bassesses.
— Mon cher, répond tranquillement madame de Vaubonne, l’affection est un sentiment nuisible.
Madame Baugé se croit tenue de protester timidement.
— Roseline, ne parle pas ainsi ; on ne serait pas heureux sans affection.
— Je soutiens bien que si, par exemple ;
— Mais, c’est exquis, au contraire, ajoute Monteux, on a l’univers à soi.
— Vous parliez de l’amour tout à l’heure dit encore madame Baugé.
— Ce n’est pas une affection, madame, l’amour.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Monteux ira t’expliquer cela un jour que tu n’auras rien à faire, il est très amusant, sur ce sujet-là ; nous arriverons à te donner des idées plus justes. Tu n’as pas su comprendre ton mari ; je suis sûre, moi, qu’il a le sens commun et qu’on en fera tout ce qu’on voudra ; suis seulement mes avis pendant quinze jours, et tu ne le reconnaîtras plus.
Ici madame Baugé se lève.
— Te sens-tu un peu mieux ? demande madame de Vaubonne.
— Oui, ma chérie, je t’assure que tu m’as donné à réfléchir.
— Tu y as mis le temps ; enfin, si tu as de la bonne volonté, il n’est pas trop tard ; veux-tu que Monteux fasse un bout de chemin avec toi, je le chasse, car je vais m’habiller.
Madame Baugé, d’abord un peu hésitante, finit par dire :
— Oui, je veux bien, mais de quoi pourrez-vous me parler, Monteux ?
— Je vous parlerai de l’enfer, chère madame, j’ai là-dessus des données délicieuses !…