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Jeunes Madames

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VIII
LA FÊTE

Un beau matin, Baugé se réveilla avec l’idée bien arrêtée que Lolo était infiniment plus charmante que madame Manassé ; elle l’avait prodigieusement ennuyé la veille à l’Opéra avec ses prétentions, ayant refusé d’aller avec lui voir une pantomime très suggestive ! Après tout c’était une poseuse, et Baugé se disait avec une légitime satisfaction que la vraie simplicité ne se rencontre que chez les filles de grande maison, comme Lolo ; était-elle assez naturelle, et cela ôtait-il quoi que ce soit à sa distinction ! A bien réfléchir, Baugé s’aperçoit que Lolo devient très captivante, elle a des caprices, des volontés et des boutades ; elle rentre et sort maintenant, sans lui en rendre aucun compte ; elle fait des parties de théâtre avec Roseline ; elles vont ensemble déjeuner à la campagne, et on le laisse tout naturellement en dehors de ces combinaisons. Lolo est très gentille et aimable pour son mari, mais il ne paraît plus qu’il ait une part quelconque à sa vie ; incidentellement ou accidentellement elle nomme tel ou telle avec qui elle a fait une partie, elle laisse tomber une allusion aux visites de Didier ou de Monteux, mais sans paraître songer qu’il y ait là quelque chose qui regarde aucunement Baugé, elle lui témoigne la plus admirable indifférence, et lorsque volontairement il annonce ou explique l’emploi de sa journée ou de ses heures, elle feint de ne pas entendre et ne relève jamais quoi que ce soit. Baugé se dit bien que tout cela est très joli, très élégant ; mais il n’y a pas à dire, Lolo lui plaît toujours, et il a bonne envie de le lui prouver, sans être ridicule bien entendu, ni bourgeoisement tendre.

Très inconsciente des honnêtes pensées de son mari, Lolo, à l’heure du déjeuner, entre dans la salle à manger, portant sur son dos l’aîné de ses garçons dont les talons battent l’élégant peignoir de crépon jaune ; en s’asseyant, elle jette l’enfant à terre, l’embrasse gaîment, et donne à son mari, qu’elle voit pour la première fois, sa jolie main qu’il baise avec une galanterie inusitée ; sa bonne humeur s’étend même aux enfants, et il lance à chacun une mandarine dont la vue provoque un brouhaha, aussitôt réprimé par le murmure autoritaire de Miss, qui préside à la petite table, où mangent maintenant les jeunes Baugé, leur père ayant déclaré qu’il était fatigué de voir les enfants se mettre du jaune d’œuf au menton. Pendant tout le déjeuner, Baugé déploie une éloquence entraînante et raconte deux ou trois histoires assez raides qui font rire Lolo, ce dont il paraît charmé ; dès que la marmaille a disparu, il dit à sa femme avec un regard insinuant :

— Ma petite Lolo, j’ai bien envie de te mener faire la grande fête.

— Moi ?

— Oui, toi ; est-ce que tu te figures que je ne saurai pas t’amuser.

— Je n’ai pas d’idées là-dessus.

— Mais je veux t’en donner.

— A propos de quoi ?

— A propos de rien, à propos que je suis amoureux de toi.

— C’est joliment drôle, par exemple.

— Mais je ne trouve pas, tu es assez gentille pour cela, il ne manque pas de gens pour être de cet avis.

— Ce sont des gens, ce ne sont pas : mon mari.

— Il n’y a pas besoin de te rappeler que je le suis.

— Ah ! mais si.

— Vois-tu, Lolo, tu as de l’expérience maintenant, il y a des nuances que tu dois comprendre. Quand on épouse une jeune fille on est bien obligé, n’est-ce pas, de se faire une manière d’être… particulière… mais à la longue ce n’est plus nécessaire ; qu’est-ce qu’il y a de plus raisonnable que de prendre gaîment la vie entre mari et femme ; tu as bien soupé chez Didier, pourquoi ne souperais-tu pas avec moi ?

— C’est tout de bon alors ?

— Mais je crois bien, ma petite Lolo ; allons, dis un peu que tu viendras faire la fête avec ton mari.

— Pas avec vous seul, assurément.

— Comment pas avec moi seul, et pourquoi ?

— Parce que je suis une femme qui pense au lendemain.

— Ma jolie Lolo, ne pense à rien du tout, pense seulement à passer un bon moment avec ton mari ; j’ai envie de te voir un grain de folie. J’aimerais tant savoir tout ce qu’il y a dans cette petite tête, — continue Baugé de plus en plus monté, — car je parie que je ne connais pas la moitié de tes pensées.

— Ça c’est sûr !

— Voyons, Lolo.

Et il essaye de l’attirer sur ses genoux, répétant avec une insistance amoureuse :

— Quand soupons-nous ?

— Mon cher, nous ne sommes pas encore en train de faire la fête, je préfère beaucoup être assise sur un fauteuil.

Et s’y étant installée :

— Nous recauserons de tout cela.

— Mais quand ?

— Je vais réfléchir.

Et, comme au même moment on introduit Didier, Lolo ajoute :

— Nous allons lui en parler.

— Me parler de quoi ? demande Didier, saluant la femme sans regarder le mari.

— D’une proposition que je viens de faire à Lolo, dit Baugé.

— Et qui est ?

— De venir souper avec moi.

— Oui, mon mari me propose une petite fête.

— Mais c’est très gentil.

— Enfin, mon cher, je puis bien être amoureux de ma femme.

— Je le crois sans peine, c’est même un excellent sentiment ; seulement il s’agit de savoir si votre femme est amoureuse de vous. Qu’en dites-vous, madame ?

— Je dis, Didier, que vous parlez à ravir.

— Elle a bien soupé chez vous, grogne Baugé avec un commencement de mauvaise humeur.

— C’est vrai, et sans être amoureuse ; allons, madame, un bon mouvement, contentez ce pauvre Baugé.

— Soit, je consens mais à une condition, nous emmenons Didier.

— Ah ! mais non. Pourquoi Didier ?

— Ou à nous trois, ou pas du tout.

— Voyons, Baugé, qu’est-ce que vous faites des convenances, dit Didier ; je serai là pour vous les rappeler.


Roseline et madame Baugé la mère, mises au courant des projets du ménage, eurent chacune leurs appréciations différentes. Roseline félicita Lolo :

— Tu commences à comprendre comment on les mène, mais prends garde à ne pas perdre tes avantages.

— J’emmène Didier.

— Ceci est un trait de génie, seuls vous auriez eu l’air de nouveaux mariés amoureux, et dame ! c’est un peu bébête ; ne lâche pas Didier, surtout.

— Sois tranquille.

Madame Baugé, tout attendrie, fit ses compliments à son fils.

— Mon ami, c’est délicieux de voir un jeune ménage entendre aussi bien l’existence ; ta femme peut bien dire qu’elle est heureuse, tu la traites comme une maîtresse, on ne connaissait pas ces bonheurs-là autrefois !

Et madame Baugé soupire de regret.

La question avait été traitée plus sérieusement entre Lolo et Didier : puisque malheureusement, pour le repos et la considération de Lolo, Baugé était une qualité qui ne pouvait être négligeable, il était préférable de lui donner un os à ronger, moyennant quoi Lolo assurerait sa liberté relative ; et un souper à trois ne pouvait avoir de réel inconvénient.

Une fois entrée dans la voie des concessions, Lolo a pensé qu’il fallait être jolie tout à fait, et n’y épargna pas la peine. Aussi lorsque sur le coup de minuit, ils pénètrent tous trois dans le cabinet particulier que Baugé a retenu dès la veille, il se croit réellement en bonne fortune et prend en regardant sa femme, des airs de fierté satisfaite qu’elle voit pour la première fois.

Lolo sans embarras ni étonnement s’assied sur le divan bas qui se trouve derrière la table, et d’une main leste fait passer un couvert en face d’elle, de sorte que les deux hommes lui font vis-à-vis.

Baugé proteste :

— Je t’en prie, laisse-moi m’asseoir à côté de toi.

— Jamais de la vie. Didier serait jaloux.

— Elle est bonne, celle-là, il n’y a que moi qui compte.

— Pas du tout, je soupe avec tous les deux, je ne veux pas faire de déplaisir à Didier.

— Ni de plaisir non plus, j’espère, dit Baugé, très satisfait de lui-même.

Et, prenant d’un coup d’œil possession de la table et de la femme, il ajoute d’un ton avantageux :

— Nous allons la griser, Didier, je le lui ai promis.

— Si vous y tenez, mais je la trouve plus jolie comme elle est.

— C’est que je veux lui faire dire des bêtises.

— On peut en dire sans être grise, il me semble, dit doucement Didier.

Il est en train de détacher de leurs coquilles les huîtres de Lolo, et les lui passe au fur et à mesure sur son assiette.

— Voyez-vous, Didier, continue Baugé en se rengorgeant dans son plastron ; je disais à ma petite Lolo qu’elle ne me connaît pas, les femmes ne connaissent jamais leur mari.

— Vous entendez, Didier, c’est très intéressant ; j’avoue que pour une fois je ne serai pas fâchée de me trouver en compagnie de quelqu’un de plus amusant que ne l’est habituellement mon légitime époux.

— Je te prie de croire, réplique Baugé, qui se verse généreusement du champagne, que mes maîtresses ne m’ont jamais trouvé ennuyeux.

— Il faudrait savoir qui elles étaient, dit Lolo, pour juger de la valeur de leur opinion.

— Mon Dieu ma chère, je ne prétends pas être plus séduisant qu’un autre, mais il est de fait que j’ai été aimé par des femmes d’un certain mérite.

— Vraiment, cela me fait bien plaisir de l’apprendre.

— Mais aucune, ma chère Lolo, ne t’était supérieure ; non, plus j’y réfléchis, plus j’en suis convaincu. Oh ! j’ai toujours eu du flair pour les femmes, je savais bien ce que je faisais en t’épousant ; n’est-ce pas, Didier, que ma femme est une des plus jolies de Paris ?

— Je le lui dis souvent, c’est tout à fait mon avis ; n’est-ce pas, madame, que vous connaissez ma pensée là-dessus.

— Certainement, répond Lolo tranquillement.

— Et tu vois que je ne suis pas jaloux, continue Baugé en se versant lampée sur lampée ; et, dans un emportement de familiarité qui lui semble commandé par la situation, essayant de chiffonner les rubans de la robe de sa femme :

— Il faudra que je t’apprenne à souper, Lolo. Nous reviendrons un jour à nous deux, tu verras alors comme je puis être amusant.

— Mais je vous trouve déjà très divertissant.

— Je me rappelle une gentille femme… une Anglaise… vous savez qui je veux dire, Didier, une blonde, très grave ; eh bien, au bout de dix minutes elle était régulièrement pocharde.

— Ce devrait être un grand plaisir.

— Ce qu’elle disait de folies !… et ce qu’elle m’a aimé, la pauvre créature, continue Baugé ; du reste, moi je l’aimais bien aussi, les femmes ont toujours été contentes de moi.

— Mais tant mieux, mon ami, tant mieux ; ce sont probablement ces souvenirs… agréables qui vous rendaient si sévère pour moi.

— Dame, j’avais appris un peu à me méfier. Ce que j’en ai fait porter à de pauvres maris ; mais puisque je veux t’aimer comme un amant, je ne cours pas grand risque.

— Aimez-moi, mon ami, aimez-moi ; seulement je vous préviens que je n’irai peut-être pas aussi loin que votre Anglaise… blonde et grave.

— C’est à croire que si ; n’est-ce pas, Didier ?

— Je vous rappelle au sentiment des convenances, Baugé.

— Je m’en fiche des convenances, je puis bien être inconvenant avec ma femme.

Et se levant et se penchant à travers la table, Baugé plaque à Lolo un lourd baiser sur la nuque.

Elle se recule froidement, et sa main se porte à sa coiffure.

— Je suis venue ici, mon cher ami, pour m’amuser, n’est-il pas vrai, et vous, pour satisfaire mes caprices ; eh bien, je vous prie de vous tenir tranquille, il serait trop fâcheux de gâter l’heureuse entente qui est entre nous.

— Comment, gâter l’entente qui est entre nous ; mais moi je veux la rendre plus intime, beaucoup plus intime, ma chère petite Lolo.

— Je suis bien touchée, mon ami, mais moi je ne veux pas ; vous me plaisez beaucoup trop dans votre nouvelle manière. Vous vous mettez en frais pour moi, vous me faites manger des plats extraordinaires ; ces choses-là ne vous venaient pas à l’idée quand j’obéissais à toutes vos fantaisies ; nous sommes beaucoup mieux ainsi.

— Mais c’est que tu es devenue capiteuse, très capiteuse, Lolo.

— Voulez-vous que je m’en aille ? madame, demande Didier.

— Jamais de la vie ; si vous me faisiez un peu la cour au contraire, au lieu de laisser tout le temps le champ libre à mon mari.

— Je puis bien prétendre à plaire autant que Didier, même si je n’étais pas ton mari.

— Je n’en doute pas, et je suis charmée d’avoir fait votre conquête, mais je ne dédaigne pas les hommages de Didier non plus, et je prétends encore plaire à d’autres.

— C’est joliment raide de dire cela à un mari.

— Et pourquoi donc ? Est-ce que vous songiez à être amoureux de moi lorsque je ne pensais qu’à plaire à vous tout seul ; est-ce que jamais nous avions ensemble des conversations aussi tendres que celle-ci ; j’ai donc trouvé le vrai moyen de vous être agréable, j’en suis ravie et je compte m’y tenir.

— Qu’est-ce que vous avez à répondre à cela, mon cher ? interroge Didier d’un air pacifique.

— Je le dirai à Lolo tout à l’heure ; c’est vous et Monteux qui lui mettez ces belles idées en tête.

— Mais je m’en vante ; croyez-moi, mon cher, vous ne connaissez pas encore madame Baugé, il faudra peut-être que vous soupiez avec elle plusieurs fois pour la comprendre.

— Je veux bien, moi ; dis donc, Lolo, où as-tu envie d’aller ce soir ? je suis à tes ordres pour n’importe où et n’importe quoi.

— Vous êtes bien aimable, mais je suis attendue chez Roseline.

— Chez Roseline ! tu ne vas pas me lâcher, par exemple.

— Mais je ne vous empêche nullement de venir aussi.

— Comment, c’est pour aller chez Roseline ensuite, que je te mène souper ; ah mais non.

— En ce cas, Didier m’accompagnera.

— C’est un peu fort, je suis pourtant assez gentil pour toi, il me semble ; voyons Lolo, envoie Didier chez Roseline et rentrons tous les deux si tu ne veux pas aller t’amuser.

— Non, mon ami, ce n’est peut-être pas ma vocation de souper en cabinet particulier, ou bien j’ai le champagne triste ; mais j’éprouve absolument le besoin d’aller me distraire à ma manière ; partons-nous ?

— Je n’y vais pas, bien sûr ; mais tu sais, Lolo, pour le coup, tu me donnes le droit de faire tout ce qu’il me plaira.

— Mais je crois bien, mon ami. A notre prochain souper vous me raconterez encore vos succès. Bonsoir.

Et Lolo, très posément, enfile son manteau et disparaît aux yeux ahuris de Baugé.

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