Jeunes Madames
III
A l’Exposition du Champ de Mars. Madeleine, Suzanne et Étiennette montent l’escalier ; elles sont habillées comme des fées : robes claires, chapeaux conquérants, boas de plumes autour du cou, ombrelles magnifiques. Elles sont suivies par leurs « chiens de garde », deux respectables personnes, une veuve française et une vieille fille anglaise ; toutes deux en gants fanés échangent aussi leurs réflexions.
MADELEINE, gesticulant. — Oui, ma chère, mon portrait fait un effet bœuf.
SUZANNE. — Tu as de la chance, toi. On n’a pas voulu encore faire faire le mien. Papa prétend qu’il peut mieux employer douze billets de mille, ce n’est pas mon avis.
MADELEINE. — Moi, le mien n’a rien coûté. Mon « jeune » est devenu amoureux à première vue ; mais là, pris à en être bête. Je suis « son type », il paraît, à cet artiste. Il s’est fait présenter, et il a supplié d’avoir l’honneur de faire mon portrait. Papa connaît la valeur de l’argent, il en gagne assez pour cela ; il a dit oui tout de suite, car il prétend que l’occasion est chauve. Quelques dîners, des politesses, ce n’est pas ruineux. Maman avait peur que je ne devienne amoureuse, mais papa a bien dit : « Madeleine n’est pas si bête ! » et il a eu raison. Je l’aime beaucoup, mon peintre ; mais ce n’est pas lui qui est l’avenir. Ce que ç’a été amusant de poser ! et cela n’en finissait pas, car cela ne venait jamais, il paraît. Maman a d’abord assisté à toutes les séances. Et puis, à la fin, cela l’ennuyait, et la vertueuse Lardinois a été préposée à la garde de mon innocence. Et il est très gentil, mon peintre ; il me regardait avec des yeux ! Si j’avais été en sucre, je serais fondue, je vous jure. Et maintenant, on m’admire, car c’est un peu mignon, ma ressemblance. Vrai, je comprends qu’on m’aime !
SUZANNE. — Au moins Madeleine est nature, elle dit ce qu’elle pense.
ÉTIENNETTE. — Elle a joliment raison. A-t-elle de la veine, au moins ? On lui fait des réclames à elle qui n’en a pas besoin.
MADELEINE. — C’est toujours toi qui es la plus jolie, mais, tu sais, il y a autre chose, et moi, je l’ai, cette autre chose.
SUZANNE. — Qu’est-ce que vous aimez de ces peintures ?
MADELEINE. — Moi, ça m’est égal. Je viens ici pour voir les gens. On est joliment bien dans ces galeries. On respire. On peut regarder autour de soi. Il a eu une fameuse idée, le vieux Triton !
ÉTIENNETTE. — Qui ça, le vieux Triton ?
MADELEINE. — Meissonier, quoi ! Je l’appelle comme cela à cause de sa barbe. Les trouvez-vous bien fagotées, les femmes à Carolus ?
ÉTIENNETTE. — Ça manque de flou.
MADELEINE. — C’est moi qui en ai du flou sur mon portrait ; je lui ai dit : « Vous savez, mon peintre, je veux être habillée à ma mode ; mes inventions épouvantent maman, et puis elle finit par les trouver ravissantes. »
SUZANNE. — « O gran bonta dei cavalieri autichi! » comme dit ma maîtresse d’italien. Quand on pense que nos mères n’avaient pas voix à la question pour s’habiller ! Il faut avouer qu’elles étaient rudement bonnes tout de même.
ÉTIENNETTE. — Pauvres mères ! elles ne savent pas prendre la vie ! Maman n’a pas de philosophie pour deux sols. Elle pleure tous les jours à l’idée que je suis la petite-fille d’un duc et que je n’ai pas de dot.
MADELEINE. — Les inquiétudes sur l’avenir, ça les amuse de s’en faire. Maman, elle, a toujours peur que je ne tombe sur un monsieur qui me rende malheureuse. J’ai beau lui répéter : « Il n’y a pas de danger, ma petite mère. Pas si bête que de permettre à un monsieur que j’aurai été vingt ans sans envisager d’influencer sur ma félicité. » Maman me dit : « Tu peux, avec ta fortune, épouser quelqu’un que tu aimes. » En voilà une fière idée ! Semer de la graine à chagrin, jamais de la vie ! je veux en me mariant, faire une bonne affaire, un placement solide, et je ne me marierai que comme cela. L’amour, c’est un plat sucré. Le goût change, je n’aime jamais deux ans de suite les mêmes choses. Je veux que mon mari m’apporte assez d’avantages pour que sa personne soit un hors-d’œuvre. Oh ! je ferai un ménage charmant, car je ne m’occuperai jamais de ce qui pourrait m’embêter, et je ne permettrai pas qu’on m’embête. Oh ! ça non, c’est passé de mode, ces machines-là.
SUZANNE. — Je suis joliment de ton avis. Tiens, voilà un tableau qui me donne envie de prendre un bain de mer. J’ai un costume blanc, et ce que ça a désolé les autorités !
MADELEINE. — Pourquoi donc est-ce qu’on cacherait comment on est faite ? Autant être difforme alors.
ÉTIENNETTE. — Moi, je décollète mes robes en cachette.
SUZANNE. — Tu fais bien, ce n’est plus à nous la faire gober que les hommes aiment la modestie et la simplicité. On peut voir où elles sont, les modestes et les simples.
ÉTIENNETTE. — Autant se retirer dans une communauté. (S’arrêtant devant un tableau.) A-t-elle l’air de s’ennuyer, cette pauvre sœur, assise toute seule sur son banc ?
MADELEINE. — Elle regarde voler les feuilles. Voilà encore un bonheur qui me laisse froide, la campagne.
SUZANNE. — Et moi donc !
ÉTIENNETTE. — Si, moi, je l’aime à cause de la chasse. Je voudrais toujours être à cheval.
MADELEINE. — Et tu n’en as pas seulement un à toi ? C’est infect, le gaspillage des parents. N’épouse qu’un riche, Étiennette.
ÉTIENNETTE. — N’aie pas peur. J’en ai assez, des soucis d’argent. L’année dernière, je faisais encore la renchérie, mais cette année, j’ai pris mon parti : la première chose à faire en ce monde, c’est de vivre.
MADELEINE. — Et pour ça, il faut avoir des rentes. Regardez donc cette demoiselle, poupée à ressort. On aurait dû la rembourrer avec les plumes de son éventail.
SUZANNE. — Il ne doit pas être amoureux d’elle, son peintre !
MADELEINE. — Je te crois. Tiens, en voilà deux qui s’étaient donné rendez-vous.
ÉTIENNETTE. — A quoi vois-tu cela ?
MADELEINE. — A leur air étonné : quand on se rencontre par hasard, on n’est jamais surpris. Ils font joliment bien, du reste, si ça les amuse. Là, ils vont aller se reposer dans le salon. Il faudra que je fasse venir mes flirts aussi. Miss Lee n’y verra pas de mal, car l’art !… Regardez-la avaler tous les tableaux l’un après l’autre.
MADELEINE. — La pauvre Lardinois regarde les toilettes, elle cherche des idées pour ses arrangements ; ça l’amuse de se croire du chic.
SUZANNE. — C’est beau, les illusions.
MADELEINE. — On vivait de ça autrefois. C’est incroyable comme nos respectables ancêtres se contentaient de peu de choses.
SUZANNE. — C’est-à-dire qu’on s’appliquait à se rendre la vie insupportable. Comme je dis à maman, le premier devoir est de se rendre la vie agréable, et alors on la rend agréable aux autres.
ÉTIENNETTE. — Bien sûr. Maman, qui est une martyre de ses idées, est toujours de mauvaise humeur.
MADELEINE. — Très faibles, les mères ! J’ouvre les idées à Lardinois ; il y a des choses qu’elle commence à comprendre.
SUZANNE. — Par exemple ?
MADELEINE. — Que c’est hygiénique de se faire faire la cour, qu’avec elle je n’ai rien à craindre, et qu’il n’y a pas besoin d’aller raconter à la maison qui nous rencontrons. Je lui ai promis un beau cadeau pour le jour de mon mariage, aussi pas de danger qu’elle se brouille avec moi.
ÉTIENNETTE. — Je lui en promets bien d’autres à ma brave Lee. Elle me raconte toujours ses rêves qui m’annoncent des destinées extraordinaires. Et j’y crois. J’aurai ma revanche, vous verrez. Et je le dis à maman quand elle me recommande la tenue : « Ce n’est pas avec ça qu’on trouve des maris, et ce n’est pas toi, ma pauvre maman, qui te serais mariée sans dot. » Et si j’avais eu une dot, on ne me laisserait pas seulement lever les yeux.
MADELEINE. — Tu les lèverais tout de même. (Elles s’arrêtent devant un tableau. Madame Lardinois et miss Lee, émues du sujet absolument édénesque, se précipitent.)
— Allons, mesdemoiselles, les convenances !
SUZANNE. — J’en étais sûre. Mais nous l’avons vu, vous savez, madame Lardinois. (Elles avancent en riant aux éclats. Tout le monde les regarde.)