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Jeunes Madames

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IV
FIN D’ANNÉE

Le 31 décembre. Elles sont réunies chez Luce de Juvisy ; c’est là qu’elles sont venues, sur l’ordre de Roseline, attendre la disparition de ce qui a été et se pénétrer de la troublante pensée qu’une chose inconnue, et qui peut être délicieuse, fade ou terrible, est entrée dans le temps.

Le hall a toute l’élévation de l’hôtel ; il est dominé, à la hauteur du premier étage, par un grand orgue d’église, avec ses tuyaux inégaux comme les plumes des ailes d’ange. Une galerie fait pourtour, des grappes de verre rose jettent partout le transparent éclat de la lumière électrique : c’est l’irréelle clarté des palais de fées situés au fond des mers.

Les sièges bas, les grandes plantes à feuillage altier, auxquelles se mêlent les branches fantastiques d’orchidées aux nuances de pierreries, forment des recoins voluptueux. La vaste pièce est comme divisée par quelques marches encadrées d’une balustrade derrière laquelle part l’escalier ; il a ce mystérieux appel des choses inertes et silencieuses qui invitent et semblent promettre que l’inconnu attend au delà ! A mi-étage, une troublante Psyché, dans sa pâle blancheur, guette, sa lampe à la main, le réveil d’Éros.

Les larges baies du rez-de-chaussée, drapées d’étoffes magnifiques aux nuances tendres, entr’ouvrent la vision d’autres pièces, remplies à profusion d’objets rares et précieux ; partout la marque des derniers raffinements du goût d’une créature artiste, capricieuse et dépensière. Dans la galerie, dissimulés derrière des paravents chinois, sont des musiciens, et la divine voix des sons court, monte, plane et s’abaisse, tantôt joyeuse, tantôt triomphante, tantôt pâmée et mourante.

Juvisy est à son cercle, Armand de Vaubonne chez ses parents ; il n’a pu admettre de se soustraire à un usage qu’il a toujours connu. Quant à Roseline, elle a déclaré sa ferme volonté de n’en faire qu’à son bon plaisir, et force a été à son mari d’en demeurer d’accord.

A terre, étendue sur l’épais tapis, le coude appuyé sur un coussin posé sur une marche, la belle Paule d’Haspre, parée comme une idole, écoute Monteux, assis à ses pieds. Il lui dit sur sa beauté des choses alambiquées et obscures qu’elle trouve exquises ; devant le grand piano ouvert est madame de Juvisy, et quand la musique se tait là-haut, ses mains frappent les touches blanches et sa voix profonde et douce s’élève claire comme une flamme. Les autres sont dispersés.

Pendant une pause, Roseline, une couronne fleurie sur la tête, symbole de sa royauté, s’avance au milieu de la pièce et dit :

— Chères amies et amis, nous allons prendre congé de l’année qui part, et recevoir celle qui vient, et qui est tout à nous. Je propose que chacune de nous accepte, en guise de bonne confraternité et d’enseigne, comme cela s’appelait autrefois, ainsi que le Divin me l’apprend, une médaille portant une devise ; cette devise deviendra sienne. Le Divin qui les a choisies va vous les offrir.

A ce gentil discours il se fit un mouvement. Lolo, qui prêtait une oreille un peu étonnée aux propos du jeune Didier, se leva la première et vint trouver Roseline ; Didier la suivit de près, et sans mystère lui prenant le bas de sa robe, il le baisa, déclarant son intention de la servir ; Baugé qui était resté à l’écart avec madame Manassé ne broncha pas, et eut même un mouvement d’orgueil satisfait à la vue de cet hommage public rendu à sa femme. Roseline sourit, serra la main de sa cousine, et la fit asseoir sur le même divan qu’elle ; ils s’étaient groupés autour de Paule, toujours magnifiquement belle dans sa pose de courtisane vénitienne. — Moi, dit-elle, je veux une devise qui me permette de faire souffrir beaucoup les hommes.

Et elle sourit divinement en montrant ses petites dents blanches.

— Vous l’aurez, madame, dit Monteux, et nous souffrirons le plus joyeusement du monde.

— Ah ! tant mieux ! je me suis tant ennuyée l’année qui va finir.

— Vous, incomparable, vous vous êtes ennuyée ? demanda Didier.

— Sans doute, car imaginez-vous que tout m’est égal ; — et si vous saviez comme c’est monotone.

— Mais, dit Monteux, et votre beauté, et vos toilettes ?

— Ah oui, mais tout de même, allez, ce n’est pas encore ce que je rêve.

— Et que rêvez-vous donc ?

— Tout…

— C’est une adorable disposition, répond Monteux, voyons quelle sera « l’enseigne » que le sort vous envoie, quelle influence présidera votre destinée ?

— Est-ce vrai, Didier, que les pierreries ont des pouvoirs mystérieux ? demanda Paule.

— Certes, madame, et je vous les enseignerai.

— Tirez madame, tirez votre devise, répliqua Monteux offrant dans une coupe de jaspe une petite médaille d’or avec un rubis en relief.

Paule d’Haspre étend une de ses mains, main merveilleuse, que frôle au passage la moustache noire du jeune homme, elle sourit, puis prenant le bijou qu’il lui présente, elle lit en riant la devise gravée sur une mince banderole d’émail blanc.

« Si je t’en donne, prends-en, mais ne m’en demande pas. »

— Et alors ? dit-elle.

— Alors, ma chère, répond Roseline, vos serviteurs sont prévenus.

— Il est bien bas de n’être pas généreuse, prononce Didier.

— A mon tour, maintenant, dit madame de Juvisy, moi, par exemple, je ne veux plus aimer au monde que ma musique.

— Franchement, madame, avez-vous jamais aimé autre chose ? interroge Monteux.

— Je l’ai cru, mon cher, c’est tout comme : au fond, qui aime vraiment ? qui aime-t-on ?

— Soi-même, dit Paule, sans hésiter.

— Vrai, vous n’aimez pas quelqu’un, dit encore Monteux, regardant madame de Juvisy, votre fils, par exemple ?

— Bah ! pourquoi voulez-vous que je l’aime, qu’est-ce que ce petit animal a d’intéressant ? la maternité adoratrice est une pose, mon cher, soyez-en sûr ; si les femmes osaient dire la vérité, la plupart avoueraient que leurs enfants les assomment.

— Si encore on pouvait les choisir à son goût, ajoute Paule ; mais, la plupart du temps, ils ressemblent à des gens qui vous sont désagréables ; puisqu’il faut absolument mettre un inconnu dans sa vie, c’est bien assez d’un mari.

— Elle a raison, dit Luce, voyons ma devise. Elle prend et lit :

« Chacun le sien, ce n’est pas trop. »

— Bon, dit Roseline, rien n’est trop pour Luce, car qu’est-ce qu’elle peut bien désirer ?

— Que mon mari se bâtisse une maison de l’autre côté de la rue, répond promptement la jeune femme.

— C’est vrai, pourquoi vit-on dans la même maison ? demande Paule, on s’aimerait beaucoup plus si on se voyait moins souvent ; il y a des jours où la tête de mon mari, à déjeuner, m’ôte l’appétit ; de quel droit la loi me force-t-elle de manger avec lui ?

— C’est la bêtise des préjugés, madame : si on vous écoutait, les ménages marcheraient bien mieux ; il n’y a qu’une basse vulgarité qui ait pu concevoir cette extravagance sauvage de la vie en commun : le lit, la table, c’est atroce, tout simplement digne de charretiers tout au plus ; qu’on se rapproche si l’on veut, mais qu’on se quitte, et que des femmes délicates comme des fleurs ne soient pas contraintes à supporter dans tous les actes de leur vie le grossier contact d’un homme !

— Ah ! Monteux ! que vous parlez bien !

— Je le sais, adorable madame ; et vous, tendre madame, s’adressant à Lolo, daignez prendre l’enseigne que je vous offre, et promettez de la porter.

— Je le promets, dit Lolo avec une certaine hardiesse.

— Eh bien, nous écoutons ?

« Petite mouche fait courir grand âne. »

— Voilà qui est admirable pour Lolo, dit Roseline, mais c’est un plan de conduite parfaitement tracé ; si tu la comprends, Lolo, ta devise contient la sagesse de toutes les nations.

— Nous le lui ferons comprendre, soyez tranquille, madame, dit Didier.

— C’est bien, nous comptons sur vous.

— Et moi, monsieur de Monteux, que me donnez-vous, dit presque majestueusement la superbe madame Manassé.

— Celle-ci, très chère madame :

« Qui quitte la partie la perd. »

» Vous voilà toutes servies, quelqu’un réclame-t-il ? Non, et vous promettez de porter pendant l’année entière la devise que je vous ai donnée ?

Les mains long gantées s’élèvent dans un mouvement de protestation.

— C’est bien, et surtout soyez-y fidèles. Maintenant, il faut nous recueillir pour attendre l’entrée solennelle de la nouvelle année et nous la rendre favorable.

— Didier, vous nous avez promis des mystères, dit Luce, ses noirs regards alanguis.

— Vous les aurez, madame ; à présent, soyez silencieuses.

Elles se taisent, dans un frisson d’attente délicieuse. Didier et Monteux se lèvent et disparaissent… la musique a repris, douce, douloureuse et implorante ; peu à peu la lumière s’atténue, et tout à coup s’éteint ; en haut seulement, derrière les grands paravents, tremblent quelques pâles clartés. Lente et lourde, l’heure sonne douze fois ! un cri d’archet y répond, tout s’illumine au même instant et découvre au fond du grand hall un spectacle singulier : Debout, grave et beau se tient Didier ; il est vêtu d’une longue robe bleu azuré, éclatante et douce, une tiare d’or couronnée d’une guirlande de violettes est sur sa tête ; autour de son cou, un long chapelet, fait de roses, de myrte et d’olivier, — ses poignets sont cerclés d’or, et un anneau portant une énorme turquoise brille à son doigt ; à côté de lui, le Divin, habillé d’une robe blanche lamée d’argent, un triple collier de perles et de cristaux au cou, — devant eux un trépied d’argent à trois branches et sept becs où brûlent les parfums consacrés : le cinname, l’encens mâle, le safran et le sandal rouge…

— Voici qu’est venue, dit Didier, l’heure de conjurer les sept causes mystérieuses, de nous rendre favorables les sept planètes ; nous allons offrir les parfums propitiatoires, et obtenir que les esprits ne nous troublent point, et qu’ils éloignent de nous toutes choses basses et triviales ; nous ne voulons de l’amour que ce qui est exquis et élevé, nous répudions toutes les grossièretés… Gnômes qui êtes dans l’air, sylphes qui soufflez la mélancolie, salamandres qui inspirez la colère, ondines qui êtes le caprice, que votre influence nous soit douce et bonne…

» Que ces êtres lunaires, charmants et rares, comprennent la vraie joie et la vraie science, et qu’aucune influence néfaste ne les atteigne ; qu’elles soient belles, amoureuses, chastes et victorieuses de toutes les folies ; qu’elles portent la chrysalide préservatrice et le diamant vainqueur des maladies et des sorts… que mon incantation soit efficace !

Elles l’écoutent, blotties les unes contre les autres, exquises à regarder. Le Divin s’avance lentement et à son tour :

— Qu’elles aiment les doux parlers et les tendres pensers, que leurs entretiens soient des choses d’amour, que les sortilèges les changent en oiseaux afin qu’elles puissent s’élever et voler, que leurs jours soient légers comme la fumée, embaumés comme l’ambre, brillants comme les sept couleurs du prisme, harmonieux comme les sept notes mères de tous les sons… Parfums d’amour, d’espérance et de joie, brûlez pour elles…

Et sur cette parole s’élevèrent plus lourdes les fumées odorantes… elles ont vu venir l’année nouvelle.

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