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Jeunes Madames

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IX
CONSIDÉRATIONS MATRIMONIALES

La belle Paule d’Haspre a compris qu’elle devait à ses contemporains de poser pour son portrait : elle veut y paraître belle, non point à la manière des femmes ordinaires, mais s’y révéler une sorte d’incarnation à la fois voluptueuse et spirituelle du charme féminin ; l’ami Didier discourt là-dessus avec une éloquence persuasive, et le Divin demeure de longues heures à la contempler, afin de ciseler des sonnets qui célèbrent dignement les merveilles de sa chair ! Elle-même est d’avis que cette chair est incomparable et mérite les plus rares égards. Aussi, elle passe sans ennui ses journées à mirer ses beaux yeux de violette et à chercher une expression et des attitudes qui la contentent pleinement.

Didier et le Divin, qu’elle appelle à juger du fruit de ses méditations, trouvent toujours quelque chose de nouveau à suggérer ; ils lui font tour à tour essayer l’air triste, inspiré, langoureux, et, la séance finie, ils veulent mieux encore…

Quant à Jean Mousse, « son peintre », qui est admis en tiers à ces conciliabules, il est de son côté lent à voir se préciser son rêve !… Et il se prend la tête en regardant madame d’Haspre d’un air éperdu. Jean Mousse n’est pas illustre, mais il est célèbre, ce qui suffit ; il a peint les plus rares névrosées : lui-même a l’air fatal et triste, et il donne à tous ses modèles l’illusion exquise de se mourir pour elles du mal d’amour ; il ne peut commencer à travailler que lorsqu’il est entièrement possédé de son sujet, et parfois l’initiation est longue, mais la belle Paule, qui aime qu’on ait une juste appréciation de ses charmes, se prête de bonne volonté à cette mise à point du rayon visuel de son peintre ; depuis deux mois il est admis à toutes les heures et il est convenu qu’il est là comme n’y étant pas ; c’est ce qu’il appelle faire sa palette ; et elle lit, écrit ou s’attife sans se soucier de sa présence.

Un clair matin de février, se sentant en forme, Jean Mousse, ses crayons dans la poche de son veston bien coupé, une cravate mourante autour du cou, tout parfumé à la citronnelle qui est son essence évocatrice, arrive chez madame d’Haspre. Déjà dix fois, en route, il a du pouce tracé dans l’air la silhouette élégante qu’il veut fixer en des lignes harmonieuses. Quelques minutes seulement d’attente, pendant lesquelles il s’exalte au contact des choses qui sont imprégnées d’elle, et on le fait monter dans le sanctuaire des privilégiés ! C’est la pièce claire, pleine de blancheurs et de reflets de vermeil, qui est consacrée au culte spécial de la personne de la belle Paule ; assise au milieu, dans un fauteuil bas placé sur la fourrure blanche et sourde, les cheveux épars, elle fait face à ses grands miroirs, son corps fuselé est enveloppé d’une large robe de soie blanche à manches vastes et lâches ; elle est immobile, et seul son petit pied chaussé d’une mule d’or s’agite comme un oiseau emprisonné. A la vue de Mousse, elle fait un signe de silence, et, docile, sans la saluer autrement, il se place dans un angle d’où il peut la regarder à l’aise.

Une femme de chambre pâle, aux pommettes saillantes, aux yeux lavés, est occupée à brosser doucement les beaux cheveux parfumés et volants, et tout en brossant elle récite d’une voix gutturale des vers allemands…

Madame d’Haspre, le regard voilé, son visage froid éclairé par une sorte de lumière intérieure, écoute avec attention ; un de ses doigts délicats pose sur sa bouche humide qui s’entr’ouvre de temps en temps pour répéter un mot qu’elle dit avec une longue respiration… Vue ainsi, elle est exquise et d’une saveur unique, et le pauvre Mousse se compare mentalement aux anachorètes les plus éprouvés… Au bout d’un quart d’heure (l’œil fané de la camériste a plusieurs fois consulté le cadran posé sur la glace), le récit cesse brusquement, la brosse s’arrête, les cheveux ont un dernier envolement ; et, se mouvant enfin, la belle Paule autorise du regard Mousse à s’approcher d’elle, et lui tend languissamment une main à baiser :

— J’ai la migraine, ce matin, mon cher ; et lorsque j’ai la migraine, il n’y a que d’entendre Tristan et Yseult qui me fasse du bien.

Cette communication inattendue stupéfie le peintre qui répète :

— Tristan et Yseult !

— Oui, certainement. Charlotte le sait tout entier par cœur… Elle est fanatique de Wagner et elle n’est entrée chez moi qu’à la condition d’être menée à Bayreuth… Pourquoi êtes-vous si étonné ? vous êtes un Philistin, alors, vous !

— Ah ! mais non, par exemple ! ah ! mais non ! car je vous conjure de faire recommencer mademoiselle Charlotte. Ce que vous étiez belle tout à l’heure ! ah ! vous allez m’inspirer un chef-d’œuvre. Dites-lui de recommencer tout de suite, reprenez votre visage attentif.

Et, dans son exaltation croissante, Jean Mousse secoue son mouchoir, afin de respirer les odeurs qui l’inspirent d’ordinaire ; puis, familièrement, il se saisit de la tête de Paule, la renverse légèrement, lui pose une main sur l’épaule et la contemple ! répétant d’une voix saccadée :

— Dites-lui donc de recommencer…

Deux mots en allemand et mademoiselle Charlotte est repartie… Elle dit les affres de Tristan, les vouloirs d’Yseult, elle dit la mer mystérieuse et déserte…

Cela dure ainsi un bon moment ; puis la porte s’ouvre après un petit heurt familier et livre passage à Roseline de Vaubonne en costume de bicyclette ; elle s’arrête un instant, interdite à la vue du groupe singulier ; puis, comme le sentiment d’étonnement ne lui est pas naturel, elle se reprend vivement, et de sa voix posée, comme si elle faisait la question la plus ordinaire :

— Est-ce qu’il allait vous couper la gorge, Paule ? Alors, nous sommes arrivés à temps, car Didier est là : il peut entrer, n’est-ce pas ?

— Ah ! madame, ne parlez pas, gémit Mousse qui n’a pas bougé, je vais perdre son expression.

— Tant pis, mon pauvre maître, vous la dévorerez des yeux un peu plus tard ; vous allez la faire tomber en catalepsie. Vous voulez donc la représenter en extase !

Madame de Vaubonne, très droite et délurée dans son costume sombre, s’assied sur un étroit canapé canné garni de coussins mous, couverts de soies irisées.

— Et qu’est-ce que Charlotte faisait ici ? demande Didier, comme la femme de chambre, coulant contre le mur, se glisse sans bruit au dehors ; était-elle là pour la morale par hasard ?

— Non, Didier… elle me récitait Tristan et Yseult ; elle me récite toujours du Wagner en me coiffant…

— Et si vous saviez comme elle écoute ! grince Jean Mousse, qui tombe, brisé d’émotion contenue, sur une chaise basse.

— Voyons, mon ami, ne vous exaltez pas tant, dit Roseline doucement. C’est une idée impayable, ma chère ; où l’avez-vous prise ?

— Voilà ! mon mari avait la rage d’entrer pendant qu’on m’arrangeait le matin ; j’avais essayé de ne pas le regarder, de causer en allemand avec Charlotte. Cela ne le faisait pas partir, mais du jour qu’elle s’est mise à réciter, il n’a pas pu y tenir… C’était aussi trop épouvantable de commencer la journée en entendant ses histoires.

— Ah ! exquise madame, que vous êtes géniale ! dit Didier. C’est une joie de vous idolâtrer, mais je comprends ce pauvre d’Haspre ; cette vêture blanche est d’un suggestif !

— Mon pauvre ami, où prenez-vous vos expressions ? je m’habille en blanc parce que j’entends mieux la poésie lorsque je porte cette couleur.

Roseline de Vaubonne, qui s’est levée et est debout entre les trois miroirs, occupée à ranger de sa main fine les plis de sa large culotte, incline approbativement la tête :

— Paule a raison ; ainsi, habillée, comme je le suis en ce moment, impossible d’entendre des vers.

— Mais c’est certain, confirme Paule.

— Alors, votre entendement dépend de vos costumes, demande Didier.

— Très assurément, dit Roseline ; il n’y a que les brutes qui soient insensibles à ces choses ; aujourd’hui, quand je veux avoir une petite explication sérieuse avec Armand, j’endosse ma tenue de bicycliste ; j’ai une décision là dedans !… il sait que c’est inutile de me tenir tête ; vous avez bien tort, Paule, de ne pas vous décider à adopter la bicyclette ; cela procure des idées claires et nettes ; on sait joliment bien ce qu’on veut quand on a pédalé jusqu’à Saint-Germain.

— Ah ! madame, laissez-la en paix, gémit Mousse, laissez-la penser à son portrait.

— Oui, dit Didier, faisons d’abord son portrait, parlons-lui de Tristan.

— Du reste, continue Paule, rien ne me fera jamais aller à bicyclette. Mon mari en a la rage : il voudrait venir avec moi ; ce serait insoutenable.

— Qu’est-ce que cela vous ferait ? dit Roseline ; ne vous en occupez pas !

— Mais il s’occupe de moi… c’est une manie… Et dire qu’il y a des femmes qui ont le bonheur de se démarier !…

— Ah ! voyons, dit Didier, vous n’allez pas vouloir divorcer ! c’est du dernier vulgaire.

— Non, mon ami, pas divorcer… mais voir mon mariage annulé, c’est mon rêve ; j’y réfléchis tout le temps que Charlotte récite ; pensez donc ! ne plus avoir de mari ! se dire par le fait qu’on n’en a jamais eu ; je trouve cela une situation ravissante !

— Peut-être, dit Roseline ; mais quel prétexte pourriez-vous prendre ?

— C’est là l’obstacle, soupire Paule, s’affaissant délicieusement dans sa belle robe blanche et laissant traîner ses doigts sur la fourrure caressante ; il paraît que la répugnance ne suffit pas ; c’est barbare, ça !

— Il est bien certain, dit Didier, que les lois actuelles du mariage répondent à un état de société absolument éloigné de la véritable civilisation ! Les abeilles sont plus intelligentes : elles ont au moins leurs reines affranchies de toutes les servitudes. Notre belle amie est une reine parmi les abeilles ; son seul devoir est d’être belle, n’est-ce pas Mousse ?

Mousse, qui, l’œil noyé, s’est rencogné dans son coin et depuis un moment brise sans merci les feuilles d’émail d’un gardénia délicat dont la senteur subtile flotte dans l’air, répond de la voix d’un homme qu’on va mener pendre :

— C’est mon avis.

— Mon cher Mousse, dit madame de Vaubonne, vous aussi, vous devriez faire de la bicyclette. Vous avez l’air trop sombre ; nous ne pourrons pas vous permettre de continuer le portrait de madame d’Haspre ; la tristesse est nuisible à la beauté.

— Non, chère, n’ayez pas peur ; le désespoir amoureux ne m’afflige pas, j’en ai l’habitude. Mon mari l’est bien, amoureux de moi… c’est pour cela qu’il m’ennuie tant. Ah ! Didier, vous ne pourriez pas creuser mon cas théologiquement…

— Je chercherai, madame, je chercherai ; j’entrevois des possibilités !…

— Mon ami, vous me rendez la vie ; ne plus être obligée de rentrer en voiture le soir avec quelqu’un qui m’agace !… Imaginez-vous que nous n’avons pas un avis en commun ; toutes ses admirations m’horripilent ; heureusement qu’à l’Opéra je l’ai dans mon dos ; du reste, il trouve toutes mes appréciations inconvenantes… c’est charmant ; il dit que mes béatitudes l’agacent ; c’est au sujet de Tristan et d’Yseult qu’il a tenu ce joli propos.

— Mais, madame, intervient humblement Mousse, si vous aimez Tristan, vous ne détestez pas tant l’amour ?

— D’abord, mon ami, c’est l’amour coupable ; ensuite, Tristan meurt, n’est-ce pas ? Je veux bien qu’on meure pour moi.

— Mais à quoi cela vous servirait-il, madame ?

— Mais peut-être à me faire vivre ; en principe, je n’y ai pas d’objections, et vous, Roseline ?

— Non, ma chère, c’est inutile, il faut se maintenir dans les réalités. Quand votre portrait sera fini, je vous conseille de vous reposer un peu de Tristan et d’Yseult.

— Nous ferons de la théologie ensemble, madame, dit Didier.

— Ah ! oui, ce doit être bien intéressant, je suis convaincue qu’il doit y avoir un moyen de trouver un cas de nullité ; quand on pense que mon mari se mêle de demander à quelles heures j’irai poser chez Mousse ! Je vous avertis, n’est-ce pas, Mousse, que je défends qu’on le laisse entrer jamais : il verra mon portrait quand il sera terminé ; j’entends me faire peindre à ma manière, pas à la sienne ; je considère mes épaules comme ma propriété particulière, je le lui ai signifié ! Voyez-vous, ce sont les airs de propriétaire qui me mettent hors de moi. Qu’est-ce que c’est, en somme, pour moi, que M. d’Haspre ? Un monsieur quelconque avec qui le hasard m’a mise en rapport ; on ne me fera jamais croire que des phrases prononcées par un autre monsieur quelconque peuvent lui donner le droit de me défendre de penser à ma guise, et me forcer de ne trouver que lui de beau au monde ! Mais c’est un conte de Croquemitaine ces histoires-là, et il est en furie quand je le lui dis ; mais je ne le regarde pas du tout comme ma propriété, moi !

— Vous avez raison, madame, mille fois raison ; nous vous affranchirons, et vous serez belle comme vous l’entendrez, et pour qui il vous plaira.

— Je ne demande pas autre chose. Je ne veux pas de mal à M. d’Haspre, seulement, qu’il ne s’occupe pas de moi.

— Le fait est, acquiesce madame de Vaubonne, que le mariage n’est admissible que de cette façon ; mais il faudra réfléchir, croyez-moi, Paule ; vous pourriez trouver cela gênant de ne plus avoir de mari : ils ont leur utilité.

— Je n’en vois aucune !… Tenez, si je ne change pas de robe pour déjeuner, il ne dira rien, mais il fera une tête !… Qu’est-ce qu’elle a d’étonnant, je vous le demande, ma robe ? Si je montre mon cou à un valet de pied, le matin, il me fait des scènes, et, le soir, c’est tout simple… ils sont fous, tout bonnement, ils pensent toujours à mal.

Et là-dessus, Jacques Mousse, plus ténébreux qu’à l’arrivée, se lève le premier pour prendre congé.

— Dites, madame, quand commençons-nous ?

— Mais, demain, mon ami, si vous voulez.

— Seulement, il faudra amener Charlotte, ajoute Didier.

— Ah ! oui, reprend gravement Paule, à toute force ; à moins que vous ne lisiez l’allemand, Didier ?

— Non, madame, mais nous pourrons mettre Charlotte derrière un paravent, et je m’offre pour vous brosser les cheveux : je m’en acquitterai à merveille.

Et il prend entre ses mains une mèche dorée qu’il porte à ses lèvres.

— Je veux bien, moi, répond la belle Paule.

Et, repoussant de la main la chevelure légère qui lui frisonne autour du visage :

— Et tenez, si mon mari était là, il crierait au scandale !

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