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Jeunes Madames

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V
LES SCRUPULES DE LOLO

Il est venu à Lolo des scrupules, et quelque inquiétude sur la direction de sa vie ; elle s’ennuyait quand son mari la tenait de court et l’empêchait de voir celui-ci et celui-là ; maintenant que, par une transformation mystérieuse, il la laisse agir à son gré, elle est légèrement embarrassée de sa personne, et n’est pas tout à fait convaincue que cette bonne humeur indifférente soit encore son rêve. Elle ne s’amuse qu’avec une demi-conviction, malgré les encouragements et les conseils que Didier ne cesse de lui prodiguer, à l’approbation évidente de Baugé, qui trouve sa femme embellie ; elle l’est effectivement, comme cela arrive à toutes, lorsqu’on leur dit souvent qu’elles sont jolies.

La dernière idée de Didier a été d’offrir chez lui un souper-surprise que Lolo, proclamée reine, présiderait, et il lui a très sérieusement proposé, comme la chose la plus simple du monde, de venir préalablement donner l’œil aux préparatifs ; il a demandé cela sans mystère et sans avoir l’air de soupçonner qu’il y eût là quoi que ce soit d’extraordinaire. Lolo n’avait pas osé dire non, mais avait faiblement espéré qu’un obstacle se présenterait au dernier moment. Certes, Didier était gentil, très gentil, il l’amusait beaucoup ; mais la perspective de s’en aller sans protection dans un appartement de garçon la suffoquait un peu. Pourtant, très évidemment, il n’y avait pas à cette démarche le moindre danger. Roseline allait parfois rendre visite au Divin le matin, et ne s’en cachait pas ; de très belles dames s’étaient vantées devant Lolo de la familiarité qui les autorisait à aller surprendre un romancier à la mode dans la solitude de son travail ; mais Lolo était en retard, elle ne possédait pas encore cette liberté d’esprit qui sert de bouclier à des personnes plus intrépides, elle avait tout bêtement peur.

Madame Baugé, la mère, suivait avec beaucoup de sollicitude les mouvements de sa belle-fille et s’y intéressait prodigieusement ; c’était une personne qui s’était ennuyée toute sa vie, le regrettait amèrement, et regardait avec envie la génération qui avait le courage de se soustraire aux servitudes qu’elle avait acceptées avec la plus complète répugnance, mais c’était à une époque où, dans certains milieux, il n’y avait pas à barguigner avec les convenances, et où l’on se serait voilé la face avec horreur à la moindre apparence de légèreté. Le jeune Baugé avait, heureusement pour lui, été élevé plus librement que ses vénérables ascendants, et, bien pourvu d’écus, avait complété son émancipation en se mariant dans un monde moins rigoureux que celui des notaires. Toute la parenté un peu tumultueuse de sa belle-fille avait paru charmante à madame Baugé, et ce n’avait pas été sans un certain désappointement qu’elle avait vu Lolo s’effacer dans le rôle de petite maman bourgeoise ; elle avait attendu mieux, et la correction de ce ménage désolait ses instincts d’élégance ; aussi le léger vol que Lolo semblait prendre était-il pour la satisfaire, et elle se flattait d’arriver enfin à être connue comme la belle-mère de « l’élégante madame Baugé » ; de plus, elle espérait que cela contrarierait M. Baugé le père ; il l’assommait depuis trente-quatre ans et différait invariablement d’opinion avec elle sur tous les sujets. Aussi, consultée par Lolo sur l’opportunité de faire les honneurs chez un célibataire, elle avait avec candeur, assuré que, vu l’approbation conjugale, et étant donné le sérieux de sa belle-fille, elle ne voyait à cette fantaisie qu’un caractère tout à fait inoffensif. Au moment même où, assise à contre-jour dans le petit salon de Lolo, elle prononçait avec autorité cette sentence, l’entrée de Paul d’Haspre était venue apporter un fort appoint à ses théories émancipatrices.

Madame Baugé, la mère, en commun avec beaucoup d’autres, considère madame d’Haspre comme la femme la plus jolie et la mieux habillée de Paris ; le fait qu’une personne dont on parle quotidiennement soit intime avec sa belle-fille la charme à l’égal d’une faveur personnelle, et Paule, qui a conscience d’être admirée, et qu’un suffrage féminin aussi évident et aussi sincère flatte toujours, a pour madame Baugé un de ses plus jolis sourires ; avec ses grâces d’oiseau de paradis, dans l’envolement du parfum qui flotte autour d’elle, elle prend place, et présente à la flamme le fin bout de ses souliers vernis.

— Imaginez-vous, madame, dit-elle à madame Baugé d’une voix un peu traînante, qu’on me force à marcher tous les jours ; telle que vous me voyez, j’ai déjà été au Bois ce matin.

— Cela vous a fait une mine ravissante, madame, répond madame Baugé avec toute la dignité que donne le sentiment d’avoir apporté en dot d’importants immeubles rue Bonaparte et rue de l’Université ; vous dites qu’on vous force, mais qui donc ? monsieur votre mari ?

— Mon mari ! ah ! grand Dieu ! madame, il se mêle bien de choses pareilles. D’abord, je ne lui permettrais pas. Non, madame, ce sont nos amis Monteux et Didier ; ils ont sur l’hygiène les idées les plus extraordinaires ; n’est-ce pas, Lolo ?

— Mais non, dit Lolo, elles ne sont pas extraordinaires, elles sont raisonnables.

— Peut-être ! Enfin, pour leur faire plaisir, je marche, ils m’assurent que cela me conservera jolie, et c’est la seule chose au monde que je souhaite.

— C’est une fort agréable chose que la beauté, dit sentencieusement madame Baugé.

— N’est-ce pas, madame, que Lolo est très embellie depuis que nous l’avons fait sortir de sa coquille ? Didier et Monteux me le répétaient tout à l’heure.

— Ma belle-fille a très bon visage, en effet, c’est à mon avis le devoir d’une femme que de se faire valoir, ne serait-ce que pour plaire à son mari.

— Ah ! madame, ne parlez pas de plaire à son mari ! dit Paule, rejetant d’un mouvement gracieux son long manteau et apparaissant fine, mince et souple dans une robe de velours vert bronze, garnie de vieilles guipures et de fourrures ; l’infortunée Lolo n’a que trop plu à son mari, il faut espérer que cette histoire-là est finie, vous ne voulez pas qu’elle prétende à la prime offerte aux familles de sept enfants ?

Madame Baugé, en matière de réponse, n’ose pas aller plus loin qu’un petit rire approbateur.

— Avouez, madame, continue Paule, que vous êtes de mon avis, et que vous en avez assez d’être grand’mère ; voilà encore une position qui doit être assommante.

— Quand vous aurez des enfants, madame…

— Je n’en aurai jamais, madame, j’espère ; mon mari est dans les mêmes idées que moi, nous nous suffisons grandement.

— Je comprends cela, madame.

— C’est-à-dire que je me suffis à moi-même, et que je m’occupe très peu des sentiments particuliers de M. d’Haspre ; nous avons trouvé le moyen de vivre bien ensemble ; c’est de nous voir avec beaucoup de discrétion ; je fais ce que je veux, il fait ce qui lui convient, termine Paule avec une sérénité satisfaite, comme déroulant le tableau d’un bonheur parfait.

— Les mœurs ont changé depuis trente ans, dit madame Baugé avec une certaine amertume.

— Ah ! cela ne fait pas de doute ; de votre temps, madame, les pauvres femmes qui fumaient une cigarette croyaient accomplir un acte d’indépendance tapageuse ! Vous avez dû bien vous ennuyer, pauvre madame, vous et toutes nos mères !

— Il est certain que nous étions tenues…

— Ils avaient de la chance, vos maris, d’être pris au sérieux à ce point, il faut croire qu’ils avaient un philtre, un secret pour se faire obéir.

— Quand on les épousait, ils plaisaient, explique timidement madame Baugé, et ensuite l’habitude…

— Oui, naturellement, on les épouse toujours pour quelque chose ; moi, je vous dirai honnêtement que le principal charme de M. d’Haspre à mes yeux était de passer pour l’amant de la princesse de Marcenay et d’être mince et bien habillé ; or, il n’est plus l’amant de la princesse, il n’est plus mince et il est devenu chauve ! Il n’existe donc aujourd’hui absolument aucune raison pour qu’il m’intéresse, et dame ! s’il n’y avait que lui dans le monde, la vie me paraîtrait sèche ; car il m’est impossible d’exister sans qu’on me fasse la cour, et je trouve que cela ne nuit à personne ; mon mari a ses chevaux, moi j’ai mes amoureux, il faut bien passer son temps.

— C’est de la philosophie, elle est indispensable dans l’existence, dit madame Baugé, charmée de cet aphorisme qu’elle considère comme particulièrement approprié à la circonstance.

— Oui, madame, c’est de la philosophie en effet, et c’est ce qu’il faut enseigner à Lolo, qui jusqu’ici en a fort peu. Je suis sûre qu’elle aurait des dispositions à être jalouse de son mari.

— Je suis persuadée qu’il ne lui donne aucune raison pour cela !

— Et quand il lui en donnerait, madame, je vous demande un peu à quoi pourrait servir qu’elle s’en fasse le moindre tourment ? est-ce que ça vaut la peine ? Quant à moi, j’aurais très bien épousé un mahométan, cela ne m’aurait gênée en rien. Vous voyez si je suis facile à vivre !

— J’en suis très persuadée, madame, et M. d’Haspre aurait bien mauvais goût, s’il n’était pas amoureux d’une aussi charmante femme.

— Amoureux de moi ? mais j’en serai désolée ! Un monsieur que je ne pourrais pas envoyer promener, à qui il prendrait périodiquement le désir de m’avaler toute crue sans que je puisse m’y opposer ! mais ce serait une catastrophe ! Mon premier soin en me mariant a été de me rendre très désagréable ; comme cela on se connaît tout de suite, et on peut faire vie qui dure ; mais des violences et des adorations à domicile, c’est ce qui m’a toujours paru affreux. Ma petite Lolo, est-ce que je vous scandalise ?

— Non, chère amie, mais vous m’étonnez un peu.

— C’est que vous n’avez pas réfléchi du tout, ma bien chère, vous avez cru comme on croit au petit Poucet, à tout ce qu’on vous a raconté sur le devoir, tandis que moi je me suis dit : Examinons un peu ce qu’il y a de vrai là dedans, et j’ai trouvé qu’il y avait fort peu de chose ; je me suis arrangée sur cette découverte et je m’en félicite.

— Tout dépend des caractères, conclut madame Baugé en regardant avec admiration une femme qui sait jouir aussi parfaitement du bonheur d’être jeune et belle, qui ne craint personne et ne relève que d’elle-même.

— Oui, madame, cela dépend du caractère, l’éducation assurément n’y est pour rien, puisque des personnes qui en ont fort peu reçu ont trouvé toutes ces choses il y a longtemps ; car, n’est-ce pas, beaucoup d’hommes ont ménagé et craint leur maîtresse, rarement leur femme ? et c’est bien fait, puisque le plaisir des légitimes a toujours été de se laisser écraser et dominer ; moi, — dégantant sa main gauche et contemplant ses doigts en fuseaux couverts de bagues, — on ne me domine pas. Lolo, est-ce que je vous ai montré ma nouvelle turquoise ? C’est pour l’amour, selon les conseils de Didier. A propos de lui, quand vient-il vous chercher pour donner vos ordres ?

Et, se tournant vers madame Baugé :

— Vous savez, n’est-ce pas, madame, à quelles hautes fonctions Lolo est promue ?

— Elle m’en parlait quand vous êtes entrée, madame, et je lui disais que la chose me paraît fort innocente.

— Mais je crois bien ! Du reste, si Lolo a peur, j’irai avec elle.

— Vous voyez, Charlotte, dit madame Baugé, comme cela est simple : votre amie est prête à vous accompagner.

— Parfaitement ; ainsi, Lolo, si un tête-à-tête avec Didier vous effarouchait aucunement, vous voilà rassurée.

— Ah ! madame, que je regrette de ne plus être jeune !

Et madame Baugé, sur cet aveu parti du tréfonds de son cœur, se lève et prend congé.

— Ne vous dérangez pas, madame, je vous en prie ; vous êtes délicieuse où vous êtes.

....... .......... ...

— Vous avez une belle-mère bien agréable, dit Paule à Lolo, je regrette presque d’être privée de cet objet de luxe en voyant celle-là de près ; mais c’est un tempérament méconnu que cette femme ! il est ma foi bien regrettable qu’elle ait vécu dans une époque d’obscurantisme ; quand on pense qu’une personne aussi bien douée a dû, par exemple, se soumettre pendant toute sa vie au dîner de famille du dimanche ! Je me rappelle cette monstruosité de mon enfance, on y allait mort ou vif. Est-ce que vous continuez la tradition ?

— Oui, avoue un peu honteusement, Lolo.

— Et vous ne devenez pas enragée d’envisager votre beau-père tous les dimanches, et d’entendre parler de cuisine et d’autrefois ?

— Je ne trouve pas que ce soit amusant du tout.

— Mais balancez donc cette corvée, cassez les assiettes de famille, ayez des évanouissements !

— Il faut que j’y aille, quand Léon s’en dispense…

— Ah ! c’est parfait, c’est la grande tradition : ça m’ennuie, mais ma femme ira. Voilà les nobles exemples qu’on nous a donnés et qui devaient nous encourager sur le sentier de la vertu ! Eh bien ! moi, ils m’ont profité : le jour où j’irai m’ennuyer aux lieu et place de mon mari n’est inscrit sur aucun calendrier. Maintenant, ma chère, vous réfléchirez si vous voulez de moi pour aller chez Didier, et vous n’aurez qu’à me faire un signe ; vous pourriez prendre votre belle-mère : elle brûle d’envie de faire une escapade !

Et sur cette idée qui la réjouit, la belle Paule s’envole.

....... .......... ...

Tous ces propos ont un peu tourmenté Lolo, elle a parlé vaguement, pendant le dîner, des visites qu’elle a reçues, et a observé son mari avec une extrême attention ; elle ne croit pas éprouver pour lui des sentiments bien vifs, mais il est certain qu’il y a l’accoutumance. Il l’a priée de ne pas l’entretenir à table de leurs enfants, ce qui, à son avis, donne l’air ridicule devant les domestiques. Lolo trouve cette prohibition bien incommode, et elle n’apprécie pas tout à fait cette façon de mettre perpétuellement les enfants à la cantonade ; elle n’est pas encore arrivée à cette suprême délicatesse qui considère comme répugnants les détails concernant les petits ; privée de ce sujet de conversation, elle s’aperçoit qu’elle a peu de choses à dire et constate qu’elle s’ennuie maintenant toutes les fois que Didier n’est pas là.

....... .......... ...

Léon était couché depuis une heure, lisant son journal avec accompagnement de bâillements préparatoires au repos, lorsque Lolo, très mignonne dans un saut-de-lit de flanelle bleue, entra et s’assit sur le bord du lit.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Léon avec inquiétude, est-ce que tu es malade ?

— Non, je veux te parler.

— Ah ! très bien ; mais qu’est-ce qui t’a empêchée de me parler toute la soirée ?

— Rien, seulement j’aimais mieux venir maintenant.

— Alors, dépêche-toi un peu, parce que j’ai sommeil, et que je monte à cheval demain matin.

— Je voulais te demander si cela ne te contrarie pas du tout, ce souper chez Didier…

— Allons, Lolo, voilà que tu retombes dans tes enfances ! Sois donc une femme comme les autres, et non pas éternellement une petite fille ; et puis, pourquoi viens-tu me trouver comme cela ? C’est très imprudent, et, vraiment, nous ne pouvons pas nous rendre tout à fait ridicules, — trois ! c’est assez.

— Je ne me suis jamais plainte… murmura Lolo.

— C’est possible, mais il faut être sérieux, et nous ne l’avons vraiment pas été, ma mère me le disait encore avant dîner ; à ce train-là, on élève ses enfants pour l’hospice ! Mon père c’est solide, tu sais, nous aurons déjà assez de mal à nous débrouiller, et puis il est temps que tu songes à rester jolie ; c’est humiliant, une femme qui a toujours l’air d’un paquet ; tout le monde me fait des compliments sur toi en ce moment ; amuse-toi, puisque tu en as l’occasion, je suis parfaitement tranquille ; vois-tu, Lolo, nous avons assez joué au ménage modèle, il faut prendre un autre genre maintenant que nous devenons vieux.

— Très bien. Avec qui montes-tu à cheval, demain matin ?

— Avec madame Manassé, comme d’habitude.

— Alors, moi j’irai avec Paule chez Didier.

— C’est une bonne idée ; allons, va-t’en, petite tentatrice !

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