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Jeunes Madames

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LE PÉCHÉ

Les jeunes madames sont réunies aux Fossés chez madame Manassé ; cela a été un projet longtemps caressé de s’y rencontrer tous ensemble, et après bien des marches et des contre-marches, il est arrivé à réalisation.

Madame Manassé est une royale hôtesse, d’une suprême élégance, et guidée par l’aimable comte d’Aveline, qui a consenti à lui donner ses conseils, elle a tout arrangé de façon à ce que ses amies soient à leur gré chez elle.

Chacune a la satisfaction d’un désir secret ; la femme de chambre de Roseline de Vaubonne passe son temps à copier avec habileté les chefs-d’œuvre inédits de Worth et de Doucet ; et madame de Vaubonne, dans le tête-à-tête de la plus jolie chambre du monde fait valoir à son mari l’avantage immense qu’il y a à se ménager des relations utiles : grâce à la complaisance de madame Manassé, elle se procure à prix coûtant des toilettes de quinze cents francs et lui-même touche de fort jolis dividendes sur les « ardoises phosphorescentes » ; il n’y a qu’à être habile dans la vie et savoir abattre ses atouts avec opportunité.

Albert Manassé, propriétaire d’un vignoble de premier crû et intime du vicomte de Vaubonne, se sent gentilhomme des pieds à la tête et sait un gré infini à sa femme du savoir-faire qui l’a mené là.

Madame de Juvisy a trouvé à sa disposition un salon de musique idéal, et à côté du piano à queue du facteur émérite, un clavecin exquis, tout propre aux romances d’amour, et une harpe faite pour des bras de déesse ; là elle peut donner le vol à l’âme mélodieuse qui la domine, et Balti l’incomparable ténor a accepté de venir passer deux jours « aux Fossés ».

Paule d’Haspre a une chambre d’atour digne d’une reine, elle y baigne sa beauté dans l’argent ciselé et en sort lumineuse comme le matin, odorante comme une cassolette de parfum et tout le jour le Divin la brûle de ses ardents regards et, tout en protestant ne la désirer point, lui fait des déclarations dans la langue des dieux ; et elle promène ses grâces, et ses pieds légers dans les vastes salons et dans les allées ombreuses, M. d’Haspre est à Paris, et elle jouit de cette parfaite liberté qui est le rêve de sa pensée capricieuse.

Quant à Lolo Baugé, c’est la plus gaie et la plus vivante de toutes, et Baugé la suit et l’approuve avec admiration.

Didier déclare qu’il passe son temps à faire des incantations afin d’amener la réalisation d’un souhait qu’il tait, et confesse absorber ses heures solitaires dans la confection d’un philtre à vertus mystérieuses, ce dont Lolo qui fait profession de ne croire plus à rien se rit, tout en s’y intéressant.

Le programme du plaisir quotidien indispensable est laissé à Monteux, et il a besoin de toute son imagination pour y suffire.

Deux immenses salons occupent une des parties du rez-de-chaussée du château ; un troisième, petit et intime, est pris dans le corps d’une tourelle, les meubles fanés du défunt propriétaire ont été rejoindre la poussière de ses ancêtres ; et ce qu’il y a de plus choisi en fait d’antiquités haut cotée a pris leur place. Rien qui ne soit d’une parfaite correction, et d’Aveline promène avec satisfaction son œil blasé sur ces belles choses, au milieu desquelles madame Manassé se meut avec la parfaite aisance d’une personne qui sait que tout est payé comptant. Le cuisinier des Manassé est un artiste et le Divin veut même qu’on l’appelle un poète.

— Oui, madame, croyez-moi, il n’y a rien au monde de plus poétique que la bonne cuisine.

Madame Manassé assure y consentir volontiers, mais avoue ne pas s’en rendre compte.

— C’est parce que les gens ne veulent jamais réfléchir, dit Monteux, soyez persuadée qu’un repas comme celui que vous nous donnez est une œuvre d’art très délicate.

— Allons, Divin, dit Roseline en plongeant sa cuiller de vermeil dans une glace aux teintes de pierres précieuses, expliquez-nous un peu comment.

— D’abord, dit Monteux, en savourant le parfum délicat d’ananas et de framboises, le sens du goût est un des plus rares, et qui demande une culture spéciale, mais une fois qu’on le possède, il procure des sensations presque aussi harmonieuses que celles que donne une ouïe affinée. Voyez les menus de notre chère hôtesse ; elle a recours aux images les plus élégantes pour nous présenter les conceptions de son chef : d’abord le doux, sérieux et voluptueux potage, telle une ouverture discrète, éveillant notre attention ; la chose faite suit quelque petite combinaison savante et subtile, comme ce soir « les croquenbouches à l’écervelée », c’est la fantaisie, presque le péché ; nous voilà tous attentifs…

— Divin, que vient faire le péché ici ? demande Roseline.

— Tout, madame, il est invariablement présent dans nos plaisirs ; ils ne sont plaisirs qu’à ce prix.

— Mais je n’éprouve le sentiment de commettre aucun péché lorsque j’apprécie les sauces de M. Oscar.

— Comment, madame ! une truite et une sauce verte ne vous font pas penser à un péché ? Croyez-moi, il y a dans la satisfaction que vous prenez à manger des choses savoureuses une dose très appréciable de concupiscence ; mais un bon repas, court et parfait comme ceux-ci, est une initiation incomparable à la réception des sensations les plus voluptueuses. Tout à l’heure, quand notre divine madame d’Haspre va nous danser le pas de Salomé, elle nous trouvera tout préparés à apprécier les grâces lascives de la fille d’Hérodiade ! et la voix de madame de Juvisy nous paraîtra encore plus séduisante et impérieuse ; il ne faut jamais perdre une miette des plaisirs que la vie nous donne ; et le rêve parfait que nous réalisons en ce moment, cette vie riche, belle, amoureuse, que nous menons est un très beau poème, il convient de l’écouter avec attention.

— Ah ! Divin, vous me faites peur, dit doucement Lolo Baugé.

— Ah ! madame, est-ce possible ? Comment ! vous goûtez même le frémissement de la peur ? Mais c’est là l’achèvement suprême de tous les plaisirs.

— Je n’ai jamais peur, moi, dit Roseline, faut-il le regretter ?

— Très assurément, madame, car la peur est une volupté incomparable, c’est elle qui fait le prix du péché.

— Mais, Divin, je croyais, dit Lolo, qu’il était convenu qu’il n’y avait plus de péché !

— Plus de péché, madame ! c’est bien la peine que je vous aie fait de si beaux discours sur l’Enfer ! Plus de péché, au sens vulgaire et bourgeois du mot, mais au sens abstrait, que si, vous toutes, vous êtes mes péchés, et je vous adore.

— Allons au salon, écouter la confession de Monteux, dit madame Manassé en se levant.

Albert Manassé obéit au premier signe et offre, avec un sourire, son bras à Luce de Juvisy.

— Et quelle est votre idée du péché, madame ? demande-t-il galamment.

— Ah ! monsieur Manassé, j’en ai cent mille.

— Venez m’en expliquer une seulement, susurre l’aimable d’Aveline, qui entend toujours tout, et souriant et confidentiel s’est approché de madame de Juvisy.

Albert Manassé, Juvisy et Baugé se sont éclipsés vers le fumoir ; longue galerie remplie des plus rares objets dont Manassé fait les honneurs avec conviction. Le grand salon, haut et vaste, est doucement éclairé ; les roses coupées embaument l’atmosphère, et la douce fraîcheur d’un soir de septembre pénètre par une fenêtre entre-bâillée ; à travers une des baies dont les persiennes sont restées ouvertes on aperçoit les profondeurs du parc et la nuit d’argent parfaitement claire. Le Divin s’est placé debout devant la cheminée monumentale, et appuyant sa tête brune contre la draperie rouge et or qui la surmonte, les yeux demi-clos, il contemple entre ses paupières ses belles amies qui le regardent en attendant qu’il parle.

— Vous nous disiez que nous étions vos péchés, Divin, reprend Roseline.

— Oui, madame, et c’est votre prix à mes yeux, et c’est pourquoi vous devriez avoir vos maris pour très précieux.

— Écoutons le Divin sur l’affection conjugale, dit Paule d’Haspre ; c’est le cas de me la prêcher, car j’en suis absolument dépourvue. Je trouve un mari l’objet le plus incommode et le plus ennuyeux.

— Que vous vous trompez, madame ; vous devez tout l’agrément de votre vie, et vous avouerez qu’elle est infiniment agréable, à monsieur votre mari ; grâce à lui vous luttez, vous affirmez votre volonté ; vous désirez, et peut-être vous aimerez…

— Comment, grâce à lui ?

— Assurément, la pensée de lui déplaire et de vous affranchir de son contrôle n’est pas sans vous être douce ; vous ne prendriez pas la moitié du plaisir que vous avez à notre réunion ici, si votre voyage n’avait pas été l’objet d’une vive résistance ; croyez-moi, ne songez pas à vous affranchir de votre mari ; et c’est à lui, très assurément, qu’un de vos serviteurs devra peut-être un jour de n’être pas haï ; les seules époques où il a valu vraiment la peine de vivre ont été celles des grandes contraintes extérieures, des craintes sérieuses du feu éternel ; pour moi, si en écrivant mes vers, je me sentais sous la terreur de l’inquisition, je ferais des chefs-d’œuvre.

— Mais, Divin, répond Lolo, vous m’avez dit de si belles choses sur l’indulgence et ses charmes !…

— Et je les maintiens, madame. Lemaître vous a, dans le mari qui pardonne, montré l’homme le plus heureux du monde ; pensez combien cette femme qui l’a trompé, et il peut avouer le savoir, lui sera intéressante et chère ; la voilà soudain devenue l’énigme, le sphynx ; et le sphynx est ce que l’homme aime le plus au monde. C’est le secret de l’empire qu’exercent les âmes perverses ; on ne les connaît jamais ; rappelez-vous donc que la tentation initiale a été la connaissance de la science du bien et du mal.

— Ah ! Divin, dit Roseline, ne parlons pas de cette affaire-là, car l’homme y joue un bien vilain rôle.

— D’accord, madame ; il s’est montré dès le commencement du monde un animal très inférieur, mais le tentateur et la femme, combien intéressants ! Soyez assurée que la femme ne lui en a pas voulu du tout, tandis que madame d’Haspre me tiendra peut-être rancune de mes sages conseils, car confessez que tous mes conseils sont toujours merveilleusement sages.

— Nous le reconnaissons, dit madame Manassé avec grâce, et en présentant à la cigarette de Monteux l’allumette qu’il cherche en vain ; une fois que le Divin fume, on sait qu’il ne parle plus, et il s’abîme dans un grand fauteuil, momentanément aussi impassible que le chat Curiace.

— Comme c’est amusant de parler de péché ! dit madame de Juvisy au comte d’Aveline ; je regrette seulement que monsieur de Juvisy ne soit pas resté là ; j’aurais aimé entendre ses théories.

— Ah ! madame, soupire d’Aveline, ce n’est pas parler du péché qui m’aurait contenté auprès de vous si j’avais vingt ans de moins.

— Ne me dites pas cela, cher ami, c’est trop ordinaire, Monteux a dix fois raison : l’agréable est de se sentir au bord du précipice, d’en avoir l’attirance et de n’y pas tomber ; tenez, je vais aller chanter un duo d’amour avec Balti, qui me regarde là-bas.

Elle se lève, et d’Aveline la suit des yeux en soupirant ; il n’a pas avec ces jeunes femmes le placement de ses jolis madrigaux embaumés, et il en est tout triste. Didier et madame Baugé sont assis dans un angle et causent à voix basse ; il n’y a que madame Manassé qui le comprenne un peu ; elle l’appelle d’un geste gracieux et lui laisse prendre et baiser sa main, comme le premier accord est frappé par Luce, et que la voix prenante de Balti s’élève dans une plainte caressante.

Quand ils ont fini, Roseline rompt le silence qui succède pour demander à mi-voix à Monteux :

— Est-ce du péché, cela, Divin ?

— Oui, madame, et du très raffiné ; aussi voyez, comme madame de Juvisy est belle. Au tour de madame d’Haspre, maintenant.

Et se tournant vers la belle Paule :

— Voulez-vous danser mon sonnet, madame ?

— Si vous le désirez tous, reprend madame d’Haspre avec une délicieuse indifférence.

Et elle quitte sa place et sort.

En un moment, sur l’ordre de madame Manassé, les fauteuils sont écartés ; un tapis blanc est étendu à terre, Albert Manassé, affairé et rouge de satisfaction, fait élargir le cercle, se place dans une embrasure de fenêtre et attend.

Madame de Juvisy s’est remise au piano, et joue un accompagnement très doux ; le Divin, de sa belle voix chantante, commence la récitation d’une strophe, et madame d’Haspre reparaît. Elle est habillée d’une tunique flottante de gaze verte parsemée de fleurs de lotus d’argent ; ses cheveux sont dénoués et couronnés de pampre, ses pieds nus sont chaussés de sandales, dans sa main fine, elle tient un magnolia fleuri, énigmatique et triste, elle s’avance avec un balancement rythmé de son corps souple…

Tout à tour, la musique et la voix du Divin se reprennent, tandis que la jeune femme, avec des grâces passionnées, danse et mime le poème ; ils la regardent tous avec une sorte de fascination attendrie. Albert Manassé écarquille ses yeux ronds ; il voudrait, pour tout au monde, que madame d’Haspre eût besoin d’un service… puis, quand elle s’arrête, et reprend sa mine dédaigneuse, il use de son privilège de maître de la maison pour se précipiter et offrir ses compliments chaleureux, et elle lui répond très tranquillement.

— Oui, je sais que je suis belle… et je trouverais une offense que vous ne soyez pas amoureux de moi.

— Et nous le sommes, madame, dit le Divin…

....... .......... ...

— Eh bien, dit Roseline à son mari lorsqu’il se retrouvent seuls, c’est plus agréable ici que chez ton père, voilà comme je comprends la campagne, moi.

— Mais, chère amie… vraiment Monteux avec ses théories sur le péché ?…

Roseline le regarde… et il ne continue pas…

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