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Jeunes Madames

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PRÉFACE

Je le savais, je le disais qu’il ne fallait pas mettre de préface à ce livre, que ce serait le gâter. Mais on n’a pas voulu me croire, et me voilà engagé malgré moi dans une entreprise impertinente et disgracieuse, où je suis sûr de déplaire. A moins d’être un très grand docteur, un des directeurs spirituels que la foule est toujours avide de consulter, on a mauvaise grâce à faire une préface, « grand sujet d’ostentation », dit mon maître Condillac. Le lecteur n’aime pas cette sorte d’avance prise sur lui, ni qu’on lui explique les choses avec l’importunité d’un guide embusqué sous le porche. Les guides m’ont gâté l’Italie. Ils m’ont gâté même l’église souterraine d’Assise et le tombeau de Galla Placidia à Ravenne, lieux où règne une sainte et délicieuse horreur. J’ai tenté d’échapper aux cicerones par la force en luttant avec courage. Mais ils m’ont vaincu. J’ai essayé de fuir. Ils m’ont rattrapé et ramené captif. Je serais leur victime encore si je n’avais pas eu recours à la ruse. C’est la ruse qui m’a sauvé et qui me sauve dans les nouvelles rencontres.

Sitôt que, devant le dôme d’une de ces petites villes adorables de Toscane ou d’Ombrie, un Italien en guenilles s’approche de moi, terrible dans sa riante douceur, et me dit d’une voix inspirée et persuasive : « Signore, je suis guide », je lui réponds : « Moi aussi ! » — Ulysse en ses voyages, n’imagina point d’artifice plus ingénieux. L’Italien, qui, tout à coup, découvre en moi un funeste rival, s’éloigne en me jetant un regard de haine et d’effroi.

« Moi aussi, je suis guide ! » Cette parole, qui n’était dans ma bouche que le jeu d’un esprit subtil, est devenue aujourd’hui l’expression fatale de la réalité. Et, malheureusement pour moi, il est moins facile de conduire les curieux chez les Jeunes Madames de Brada, que de promener les étrangers dans le Campo Santo de Pise, sur la terre sainte recouverte de roses. Quelle affaire que de tourner autour des corbeilles d’orchidées ! Je suis timide et le monde m’a toujours fait peur. Il me donne cette sorte d’effroi qu’inspirait la cour aux sages du XVIIe siècle. Et c’est dans le monde qu’il faut que je vous conduise, moi qui fuis le monde. Je n’en pense pas de bien, je n’en dirai pas de mal. Je ne pense pas que c’est tout, mais je ne dirai pas que ce n’est rien. C’est l’écume argentée au bord de l’Océan humain. C’est chose brillante et légère. Et Brada, qui est du monde, en parle très bien. J’ai été émerveillé jadis, en lisant la Vie parisienne, de tout ce que Brada sait de jolies choses sur le monde diplomatique. Et je vois qu’elle sait de plus jolies choses encore sur les femmes du monde.

Si du moins j’étais peintre, je pourrais essayer, en un croquis, mis comme frontispice, de donner un avant-goût des grâces fines semées dans les pages qu’on va lire. Et puisque c’est une manière de comédie que cette suite de dialogues, je serais musicien que je tenterais d’écrire une ouverture en notes claires, non sans beaucoup de trilles, pour imiter le joli babil de vos mondaines, Brada. Mais décrire, expliquer avec des mots, avec les ordinaires termes du langage des créatures chatoyantes, d’un éclat capricieux, telles que Paule d’Haspre, Roseline ou Luce, le moyen, je vous prie ? Je l’ai dit, elles m’intimident, vos Jeunes Madames. La frivolité charmante des femmes est un grand sujet d’effroi pour le philosophe. Et puis les vôtres sont très compliquées. Il faut toute votre adresse pour démonter et remonter les petits rouages innombrables de ces jolies machines qui ne servent à rien. S’il s’agissait d’amour, je chercherais quelque chose à dire, comme tout le monde. C’est un beau sujet. Vous ne connaissez pas sans doute l’histoire de ce jeune philosophe qui dissertait sur l’amour, après dîner, dans un cabaret du quartier Latin, avec une douzaine d’hommes de lettres et de professeurs. Il mettait dans l’exposition de ses théories un ordre parfait. Mais un de ses interlocuteurs lui contesta l’expérience. Aussitôt, le jeune philosophe se leva, et, s’étant assuré qu’il avait dans sa poche deux écus de cent sous, il mit son chapeau et sortit. Dix minutes après, on le vit rentrer avec calme dans la salle du cabaret. Il reprit sa place à table et dit :

— Messieurs, maintenant que j’ai acquis l’expérience nécessaire, je poursuis l’exposé de ma théorie.

Sans doute, il avait fait un peu vite l’expérience de l’amour. Encore en possédait-il les éléments. La connaissance d’une Roseline ou d’une Paule est beaucoup plus difficile. De plus, les méditations et expériences sur l’amour n’y seraient d’aucun secours. Les Jeunes Madames sont tout à fait étrangères à l’amour, et si elles en donnent l’idée, c’est le pur effet de leur forme extérieure qui suggère à l’homme simple une désastreuse association d’idées. Il faut savoir d’abord que les jeunes madames sont tout autre chose que des amoureuses ; sans quoi l’on s’égare. Ce qui m’émerveille, c’est l’art avec lequel Brada fait vivre ces monstres vains et charmants. La manière de mon auteur est indulgente et moqueuse à la fois, elle est précieuse sans snobisme. Enfin, je la tiens pour grande et hardie, puisqu’elle a l’audace de se passer du péché. Oui, cet impérissable attrait de la femme, cette parure d’Ève, cette gloire de Madeleine, cette couronne antique et toujours fraîche, le péché, Brada dédaigne d’en orner ses créatures. Les hommes, d’ordinaire, n’ont point ce courage. Le doux Berquin l’eut, en son temps, et son nom fait encore sourire. Il est vrai que Berquin était naïf. Brada ne l’est pas. Si ses petites madames s’abstiennent du péché, ce n’est point en considération de la malice qu’il renferme ni en vue des effets qu’il produit (dit-on) en ce monde et dans l’autre. Non, elles le méprisent comme une façon grossière, comme une grâce surannée et trop simple. Elles n’éprouvent de sentiments d’aucune sorte. Où il n’y a rien le diable perd ses droits. Elles ne peuvent tomber dans le commun précipice, parce qu’il est dans la nature et qu’elles n’y sont pas.

C’est le progrès des mœurs. Il ne subsiste plus rien de la vieille humanité, plus rien des premières vertus, plus rien de l’ancienne morale, pas même la faute.

ANATOLE FRANCE.

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