Jeunes Madames
VI
MADELEINE, costume tout blanc, béret idem.
SUZANNE, costume serge, bleu presque noir, chemisette soie jaune, chapeau marin, voile bleu. Sur la plage ; elles dessinent.
NOVION, leur ami, tient un parasol.
MADELEINE. — C’est une fière idée que le docteur a eue de nous envoyer à la mer, nous en avions assez, des ombrages séculaires.
SUZANNE. — Au moins, ici, on a quelque chose à observer.
NOVION. — Et qu’est-ce que vous observez, mademoiselle Suzanne ?
SUZANNE. — L’espèce humaine, mon cher monsieur, l’espèce humaine ; je fais mon petit Barrès !
NOVION. — Voyons, mademoiselle Suzanne, qu’est-ce que vous savez de Barrès ?
SUZANNE. — On sait ce qu’on sait. Hein, est-il campé, mon bonhomme ?
NOVION. — C’est qu’il pose avec résignation.
SUZANNE. — Avec résignation, essayez-donc, vous ! Dieu, est-ce laid, un homme !
NOVION. — C’est flatteur, ce que vous dites-là.
SUZANNE. — Flatteur, pour qui ? Auriez-vous des prétentions à la beauté ?
MADELEINE. — Novion n’est pas plus mal qu’un autre.
NOVION. — Merci, mademoiselle Madeleine.
SUZANNE. — Oui, c’est laid. J’ai peint tout l’hiver d’après le modèle vivant, je sais ce que je dis.
NOVION. — Je trouve cela inconvenant.
SUZANNE. — Peut-être, mais c’est comme ça : au jour d’aujourd’hui, nous faisons de l’art ; avez-vous vu mon musicien, Novion ?
NOVION. — Vous ne me l’avez pas montré.
SUZANNE. — Tant pis ! c’est mon chef-d’œuvre, il en avait une tignasse, ce modèle-là, et noire et épaisse et frisée ; Geneviève croyait que c’était une perruque, et, avec cela, un cou tout blanc.
MADELEINE. — Tais-toi, tu choques Novion.
SUZANNE. — Je le montre bien, moi, mon cou, et mes épaules avec, ça ne choque pas sa pudeur que je sache ; est-ce que vous croyez que je peins d’après le mannequin ?
NOVION. — Il y a des limites.
SUZANNE. — D’accord ; moi, la vue de la poitrine de chimpanzé d’un vieux modèle que nous avions, cela me faisait faire des réflexions philosophiques.
NOVION. — Peut-on les savoir ?
SUZANNE. — Non, je les garde pour moi. Regarde-les donc, là-bas, Madeleine, qui le font à la pose.
NOVION. — Qui ?
SUZANNE. — Les baigneurs ; c’est étonnant comme peu d’hommes ont du mollet en maillot, ils ne valent seulement pas nos modèles.
NOVION. — Est-ce que madame Lardinois connaît la nature de vos observations ?
SUZANNE. — Parfaitement, et ma famille aussi ; on sait que je n’ai pas d’illusions.
MADELEINE. — Ce n’est pas Suz et moi qui gobons les ténors de quarante-cinq ans ; voilà l’avantage d’avoir de l’œil.
SUZANNE. — Ils ne feraient pas de belles académies, pour sûr.
NOVION. — Vous êtes effrayante !
SUZANNE. — Vous n’en pensez pas un mot, je vous amuse, voilà la vérité, mais ça m’est égal ; quand elle a vous vu arriver, maman s’est alarmée, je l’ai rassurée. Novion sait bien que nous ne l’épouserons pas, mais cela lui donne un petit chic de nous faire la cour ; est-ce pas vrai ?
NOVION. — Je n’ai pas d’arrière-pensée, moi.
MADELEINE. — Un impressionniste, quoi ! Dites un peu comment vous trouvez mon ciel ?
NOVION. — Très bien ; vous avez joliment raison de faire du paysage.
MADELEINE. — Qu’est-ce que vous voulez ? moi, les académies me font mal au cœur.
SUZANNE. — Tu n’as pas le feu sacré !
MADELEINE. — Et puis, ça m’ennuie de me lever de bonne heure, je ne sais pas comment Suz fait, elle n’a jamais envie de dormir.
SUZANNE. — Ça rend bête, et ça engraisse de trop dormir ; regarde celles qui font des passions à cinquante ans, elles se lèvent tôt ; et moi je veux y aller aussi de ma petite conquête dans trente ans d’ici ; il ne faut pas s’écouter, parce qu’une fois qu’on a commencé, ça ne finit plus ; la santé est une affaire de volonté.
MADELEINE. — Tu en parles à ton aise, attends d’avoir un bon rhume de cerveau.
SUZANNE. — N’est-ce pas, Novion, que j’ai raison ? à preuve : les princesses, elles ne sont pas autrement faites que nous, et elles vont toujours ; la pluie, le brouillard, rien ne leur fait, elles marchent quand même ; la vieille reine d’Angleterre roule comme ça depuis cinquante ans. Bien se nourrir, de l’exercice, de l’argent pour ne pas être embêté, c’est ce que j’appelle l’hygiène !
NOVION. — Et, le cœur content, le pauvre petit cœur ? qu’est-ce que vous en faites ?
SUZANNE. — Du sentiment, maintenant ? mais nous parlons raison, voilà qui vous démolit une femme, le cœur. Celles qui vivent de cette herbe-là ont l’air de noyées, à trente ans. Nos malheureuses mères ont été déformées par leur éducation : à la moindre contrariété, crac ! du drame, pas de sang-froid pour deux sous ; les hommes en ont joliment profité ; nous avons un peu plus d’entente, je vous en réponds.
MADELEINE. — Nous saurons nous faire la vie bonne, si je me décide à me marier l’hiver prochain ; vous verrez cela, Novion !
NOVION. — Moi, je suis décidé à vous adorer toujours.
SUZANNE. — Ne contrariez pas votre manie ; allons grimper sur la falaise, venez avec nous, je dirai à Lardinois qu’on peut faire de mauvaises rencontres.
NOVION. — Madame Lardinois sait bien que je donnerais ma vie pour elle.
SUZANNE. — Allons, en avant ! prenez les pliants, au moins il faut que Novion nous serve à quelque chose.
FIN