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Jeunes Madames

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VI
CHEZ DIDIER

— Si quelqu’un va avec Lolo, ce sera moi, a dit Roseline lorsque Paule lui a fait part de leur projet.

Et la belle Paule, qui n’a qu’un goût médiocre pour les rôles de divinité de seconde grandeur, l’a trouvé fort bon ainsi. Roseline est à l’heure dite chez Lolo, car elle est toujours exacte, si compliqué que soit son ajustement ; Lolo aussi est prête, déjà coiffée de sa petite toque de velours vert, le visage caché sous la voilette à gros pois ; elle a, ce matin-là, dans les yeux une flamme insolente qui n’est pas habituelle ; Roseline le remarque tout de suite.

— Mais, ma Lolo, sais-tu que tu as une mine tout à fait triomphante, ce matin ; est-ce un souvenir ou une espérance ?

— Ce n’est ni l’un ni l’autre, dit Lolo, j’ai bien dormi.

— Tu t’avises donc de mal dormir quelquefois ? voilà une folie ! il fallait entendre le Divin et Didier sermonner Paule là-dessus, l’autre jour ; enfin partons, car tout à l’heure tu vas me parler de ton déjeuner.

— Oh ! je ne suis pas pressée ; j’ai averti Léon que je déjeunais avec toi, du moins j’ai dit qu’on l’en prévienne.

— Tu ne l’as donc pas vu ce matin ?

— Non ; il montait à cheval, je m’habillais quand il est sorti.

— Très bien ; je constate que tu ne vas plus aussi exactement au rapport et je t’en félicite.

Tout en parlant, elles avaient descendu l’escalier et débouchaient avenue d’Antin.

— Nous marchons, n’est-ce pas ? dit Roseline.

— Comme il te plaira.

— Alors trottons.

Et charmantes dans leurs lainages élégants, découvrant du même mouvement gracieux la soie délicate de leurs jupons mousseux, elles partirent d’une allure légère et cadencée, Lolo regardant devant elle, tandis que Roseline tournait de droite à gauche sa tête fine, et de temps en temps arrêtant hardiment son regard sur quelque passant qui la dévisageait la bouche bée ; elle avait extrêmement conscience de l’admiration des cochers de fiacre et des ouvriers qui baguenaudaient sur sa route, et elle en était charmée ; ces sortes d’hommages passagers la flattaient plus que tout le reste ; elle en fit la confidence à Lolo et ajouta :

— Je serai joliment vexée le jour où on ne me parlera plus dans la rue.

— Comment, on te parle ?

— Un peu, ma chère, et on me suit, et je les fais marcher, c’est mon bonheur, ils ont l’air si bête ; il y a un grand escogriffe qui, l’année dernière, a fini par m’offrir son parapluie ; je lui ai ri au nez : si tu avais vu sa mine ! Aussi, quand j’ai une course désagréable, je la fais toujours à pied, cela change le cours de mes idées.

— C’est pourtant vrai ce que tu dis là.

— Je crois bien que c’est vrai ; avoue que tu aurais bien plus peur d’aller chez Didier si nous étions en voiture : cette machine qui vous traîne a toujours quelque chose qui impressionne, tandis qu’on se sent maîtresse de soi quand on frappe la terre du pied.

Et Roseline, en manière de démonstration, tape si fort l’asphalte, de sa bottine à talons plats, que cela lui vaut un long regard d’admiration étonné d’un flânant gardien de la paix, qui se meut lentement pour la voir de plus près. Roseline le remercie d’un joli sourire :

— Pauvre bonhomme, nous lui adoucissons un peu sa corvée ; il est très bien. Du reste, les hommes, à mon avis, sont tous aussi beaux ou aussi laids, comme on voudra ; pour moi, je ne vois pas grande différence ; nous avions, l’été dernier, à la campagne, un peintre qui était l’image de Didier, et c’est un joli homme, celui-là !

— Oui, il est très bien.

— Avoue-le donc carrément ; c’est trop amusant d’aller le trouver dans sa bauge. Comme c’est malheureux qu’il demeure dans une rue aussi calme, nous aurions ameuté le quartier ; j’adore cela, moi !

Elles étaient arrivées rue Bassano, où se trouvait le petit hôtel de Didier ; la rue était déserte, et elles ne recueillirent que les réflexions assez malhonnêtes d’un concierge grognon qui balayait la chaussée avec l’air de protester contre le sort. Roseline l’entendit et se mit à rire.

— Si j’avais été seule, j’aurais entrepris cet homme, mais j’ai eu peur de ta désapprobation, et puis nous aurions fait attendre Didier. Ah çà ! où est-ce son domicile ? elle n’en finit pas cette rue.

Et Roseline, le nez en l’air, examinait les numéros. Quand elle eut découvert celui qu’elle cherchait, elle sonna avec une désinvolture autoritaire, puis se retourna vers Lolo :

— Nous voilà à l’entrée de la caverne du monstre, préparons-nous à courir des périls !

Puis, d’une voix gaie, elle jeta le nom de Didier au valet de chambre qui leur ouvrait, le passa rapidement et poussa elle-même la porte vers laquelle il les conduisait.

La grande pièce était vide, rendue vivante seulement par les personnages qui se promenaient sur les hautes portières de tapisserie, dont l’une représentait une reine de Saba très humble et très magnifique, s’agenouillant devant un Salomon couvert d’une armure et casqué d’un haut cimier. Le feu flambait dans l’énorme cheminée monumentale, qui, à elle seule, occupait presque un panneau entier, élevant de chaque côté une colonnette de porphyre à reflets rouges qui soutenait les boiseries sculptées, où, au-dessus du foyer, s’encadrait un antique bas-relief en marbre ; aux immenses landiers à torchères s’accrochait un soufflet monstre portant sur une de ses faces, profondément sculpté dans le bois rehaussé d’or, un chevalier chevauchant un barbe au poitrail bombé. Devant cette cheminée s’allongeait un vieux coffre servant de banc et dont les peintures figuraient la promenade au bord d’une pièce d’eau, de beaux messieurs et de belles dames habillés à la mode du grand siècle.

Roseline s’y assit, en même temps qu’elle regardait autour d’elle. Un jour très doux régnait, arrivant à travers les rideaux de soie vert pâle drapés jusqu’à mi-hauteur des fenêtres à petits carreaux ; les murs étaient tendus d’une soie mate et quadrillée d’un rouge éteint sur lequel s’enlevait l’or des cadres et le poli des armes accrochées avec hasard ; une miséricorde de Tolède brillait, menaçante, dans sa gaine d’argent bruni ; les hauts meubles sombres se détachaient dans un relief majestueux ; de loin en loin, des tables incrustées, couvertes de bibelots et, groupées autour, d’immenses bergères et des fauteuils sévères à dos plats. Dans un coin, un animal héraldique, tigresse ou lionne, regardait de ses yeux de verre furieux et fixes, et d’un brûle-parfum japonais s’élevaient de bonnes senteurs…

— Didier nous attend, dit Roseline, mais c’est assez délicat de ne pas être là ; il est vraiment génial, ce garçon.

Le jeune homme arrivait tranquille et souriant ; il entra de l’air le plus simple du monde, sans empressement ni embarras, baisa la main aux deux femmes, jeta sur le feu une bûche qui provoqua un crépitement d’étincelles, et s’assit à côté de Roseline ; puis, s’adressant à Lolo :

— Eh bien, petite madame, avez-vous beaucoup d’idées pour bouleverser ma maison ?

— Vous lui demanderez cela tout à l’heure, dit Roseline, quand je vous laisserai vous débrouiller ensemble. Le Divin est-il arrivé ?

— Oui, madame ; il est en haut qui, en attendant vos ordres, s’exerce au bilboquet.

— Ah ! c’est mon rêve d’y savoir jouer ; il va me donner une leçon. Faites-le avertir, s’il vous plaît, car vous pensez bien que je ne suis pas venue pour servir de porte-voix à Lolo.

— Laissez-moi d’abord le plaisir de vous regarder un moment.

— C’est bon, contemplez-nous ; avons-nous la mine de femmes qui se sont levées matin et ont fait leur petite promenade hygiénique ?

— Absolument.

— Savez-vous que c’est gentil chez vous, Didier !

— A la disposition de votre seigneurie.

— Ce n’est pas trop mal pour un homme un peu ruiné ! C’est grave comme le grand siècle. Bien sûr, devant ces grandes bergères et toutes ces choses à la mine sérieuse, on ne peut avoir que des pensées vertueuses. Eh bien, ma Lolo, est-ce que tu te sens plus mal à l’aise ici que chez moi ?

Lolo protesta qu’elle éprouvait le plus agréable sentiment d’aise et de sécurité.

— En ce cas, mon rôle est terminé momentanément, je te passe la royauté, et tu vas combiner des plans avec Didier. Je demande ma liberté et mon Divin.

— Très bien, madame, puisque vous le voulez, on va l’appeler ; mais il fait très chaud ici : vous vous enrhumerez si vous n’ôtez pas vos jaquettes.

— Il a raison, dit Roseline, pendant que Didier sonnait.

Et ses doigts souples déboutonnaient son étroit boléro d’astrakan qu’elle enlevait en un tour de main, tandis que, plus lentement, Lolo défaisait sa casaque de loutre et l’ouvrait, en assurant qu’elle se trouvait très bien ainsi…

— Mais non ! enlève-la tout à fait, dit Roseline. Voyons, Didier, aidez-la.

Il obéit et dit d’un ton de voix indifférent :

— Vous restez déjeuner, naturellement.

— Si vous me le demandez, oui, je veux bien, répondit Roseline, et Lolo déjeune avec moi, c’est entendu ainsi, et où n’est pas la question… Bon matin, Divin, continue-t-elle en s’adressant à Monteux qui entre. Sommes-nous gentilles d’être venues voir Didier, et ai-je été assez bonne de vous prévenir ?

Et, comme Monteux s’est mis à genoux et embrasse l’ourlet de sa robe :

— Très bien, mon cher, vous connaissez votre devoir et on vous aime. Saluez Lolo et allons jouer au bilboquet. Didier, montrez-nous le chemin.

— Il le connaît bien, madame.

— Alors, à tout à l’heure. Je vais prendre de l’appétit pour votre déjeuner.

Et elle passe, coquette et charmante, devant Didier, qui soulève une portière en s’effaçant respectueusement.

Lolo, dont le premier mouvement a été de se lever aussi, est restée un peu étonnée à mi-chemin, incertaine de ce qu’elle veut, mais très résolue, cependant, à ne pas se faire reprocher ses enfantillages. Elle est si jolie dans son léger embarras que Didier la contemple avec une satisfaction marquée.

— Voulez-vous rester assise ou debout ?

Elle s’assied immédiatement.

— Là, êtes-vous bien ? Et maintenant dites-moi vos volontés ; comment les recevrons-nous ?

— Mon cher ami, je suis bête tout à fait ; je suis encore une petite fille, mon mari me le répétait hier ! Vous êtes bien mal tombé en me choisissant pour trouver de l’inédit.

— Ce n’est pas mon avis. Mais, d’un autre côté, je ne donne pas tout à fait tort à Baugé : vous êtes restée un peu trop jeune, il faut vous en corriger.

— J’y suis toute décidée.

— C’est plus qu’il n’en faut ; ainsi, pourquoi n’êtes-vous pas venue ici toute seule, simplement, sans arrière-pensée ? A quoi pouvait avancer la présence de Roseline ? Qu’est-ce qui vous faisait donc peur ?

— Rien !

— Si, évidemment, vous redoutiez une déclaration, car je ne pense pas que vous ayez imaginé que j’allais vous brutaliser ? Or, une femme raisonnable sait et se dit qu’on n’empêche pas ces choses-là quand elles doivent arriver, et qu’au fond il n’y a rien de plus dangereux que les précautions… Tenez, donnez-moi votre jolie main (très doucement il enleva le gant de Saxe lâche). Vous me jugez donc un animal bien grossier pour croire que je ne puis baiser ces chers doigts sans être inconvenant. C’est que vous ne connaissez de l’amour que ce que Baugé vous en a enseigné… Un mari est nécessaire dans l’ordre social, mais ce n’est jamais lui qui vous apprendra la vie ; elle réserve des choses plus agréables que les expansions conjugales ! Il est vrai que les hommes, pour la plupart, sont devenus des animaux si immondes qu’il n’y a plus de place pour la galanterie, et c’est une chose délicieuse cependant : c’est respirer le parfum exquis d’une fleur sans la froisser ni la flétrir ; ainsi je vais prendre un plaisir infini à cette illusion d’un jour que vous êtes maîtresse chez moi ; et vous, pourquoi cela vous déplairait-il ?

— Mais cela ne me déplaît pas ; seulement, je suis sotte.

— Pas du tout ; voyez comme vous êtes gentille en ce moment : vous m’écoutez, vous laissez votre main dans la mienne, vous ne croyez pas pour cela qu’il va arriver quelque chose d’abominable et qu’il faille appeler madame de Vaubonne.

— Je serais trop ridicule d’y avoir scrupule, car mon mari m’a déclaré n’être pas jaloux.

— Je parie que vous en avez presque regret ? Mais, chère petite créature, serait-il possible que vous ayez trouvé tout naturel de n’être jolie et douce que pour un monsieur comme Baugé ? Est-ce que vous croyez qu’il est permis de s’ennuyer toute la vie, et que ces pauvres brèves années de notre jeunesse doivent être sans plaisir ? Apprenez donc à vous aimer un peu vous-même. Voyez votre amie Paule : rien ne l’intéresse sous la face du ciel qu’elle-même, et c’est ce qui la rend si belle ; elle veut toujours et à tout prix ce qui lui est agréable ! Mais vous, savez-vous seulement ce qui vous est agréable ?

Lolo rougit d’abord, et puis dit :

— Oui, je le sais, il m’est agréable d’être ici.

— Est-ce d’être ici ou de m’avoir près de vous ?…

— Les deux…

— Voilà qui est parlé en femme, en personne intelligente et qui sait jouir des biens qui lui sont échus. Que voulez-vous qu’on soit lorsqu’on est hantée par la pensée d’un Barbe-bleue quelconque, car celui-là est le vrai type du mari, égorgeant la malheureuse qui a eu la curiosité d’ouvrir une porte ? Mais c’est la fin de la beauté et de l’esprit que la crainte d’un inquisiteur à domicile ; vous n’êtes plus la même depuis que vous secouez un peu le joug. Accoutumez-vous donc à être contente sans pensée de derrière la tête. Qu’est-ce qui pourrait bien vous amuser ? Voulez-vous vous costumer ? Si on vous habillait comme quelque belle Florentine du XVe siècle on arriverait peut-être à vous en donner l’âme, éprise de plaisir et d’amour.

— Mais il est convenu que vous n’êtes pas amoureux de moi.

— Non, pas comme vous l’entendez ; cependant, je vous veux une âme amoureuse.

— Je pourrai en tout cas commencer par me costumer ; et vous, le serez-vous aussi ?

— Bien entendu : nous chercherons dans l’histoire de ce temps-là les noms de deux amants, et nous les prendrons pour un soir, est-ce dit ? Et maintenant voulez-vous un peu venir voir ma maison, afin de savoir ce qu’elle contient et de quelle façon vous désirez qu’on la dispose ?

— Écoutez, Didier, je n’ai pas d’idées, mais il m’en viendra peut-être, je tâcherai d’en avoir ; montrez-moi toujours votre maison, je réfléchirai… et, si je trouve, je reviendrai…

— Seule ?

— Oui, seule, comme une grande personne !

Ils rirent tous les deux et se levèrent.

— Ceci, dit Didier, est la pièce des doctes entretiens ; on y est divinement pour les rêveries, à l’heure du crépuscule, sous le manteau de la cheminée, ou encore les soirs d’hiver pour y lire un beau livre ; vous devriez vous en assurer vous-même, et je lis à ravir, je vous l’affirme.

— Je n’en doute pas ; et il se peut que l’envie me prenne de venir vous écouter…

— Ce sera la meilleure idée que vous aurez de votre vie, madame, dit-il en souriant et passant devant elle pour lui montrer le chemin.

Il repoussa la lourde tapisserie qui cachait la porte. Ils étaient dans un vestibule intérieur ; l’escalier tout en bois, intime et clos, s’élevait en deux mouvements alternes ; des tapisseries pendaient jetées sur la rampe ; par les fenêtres du jardin entraient les rayons d’un soleil d’hiver. Lolo monta lentement les premières marches et s’arrêta à un palier carré qui formait comme une petite pièce ; elle s’y assit un moment et dit :

— On est bien ici ; j’aime la vue des portes fermées.

— Nous allons les ouvrir cependant, si vous le permettez.

Ils traversèrent une bibliothèque, triste comme elles le sont toutes par l’idée du souvenir présent de tant de morts, et entrèrent dans la pièce claire et gaie qui servait de cabinet de travail à Didier. Sur la tenture d’or bruni s’accrochaient une quantité de dessins et de lavis, alternant avec de longs kakémonos où grimaçaient d’exquises têtes de singes. Roseline était debout, cambrée dans sa robe bleu sombre et tenant en main un bilboquet d’ivoire ; sur le long divan à peine exhaussé de terre, Monteux était assis, une mandoline sur les genoux et chantant à voix basse.

— C’est comme cela qu’il vous donne une leçon ? dit gaiement Didier.

— Le pauvre Divin est si poétique ce matin que je n’ai pas voulu le taquiner, répond Roseline ; il murmure depuis un moment ses plaintes à Portia, et cela le rend heureux ; mais moi j’ai faim, mon ami, — et faisant onduler son joli corps pour attraper au vol la boule suspendue au fil de soie, — j’ai évidemment des dispositions très remarquables. Qu’est-ce que vous avez arrangé avec Lolo ?

— Une foule de choses, madame ; nous allions visiter mon home en détail.

— Mon petit Didier, faites-nous d’abord festoyer, et après cela le tour du propriétaire. T’amuses-tu un peu, Lolo ?

— Beaucoup, dit Lolo avec assurance.

— Allons, tant mieux ; et puis, tu sais, tu en prendras l’habitude, et tu sauras mieux te divertir : tu es encore un peu embarrassée dans tes bandelettes.

— Madame, interrompit Didier, si vous le voulez, vous êtes servie.

— Alors allons, — et Roseline prit le bras de Lolo. — Suivez-nous, vous autres. Divin, vous retrouverez votre mandoline. Ah çà ! Didier, vous avez donc tous les instruments imaginables de musique chez vous ?

Et elle désigna de la main une harpe dressée dans un coin de la bibliothèque.

— Elle est morte, celle-là, madame, dit Didier, il ne reste plus que son enveloppe charmante ; son esprit est envolé, mais elle me plaît pour cela, comme le portrait d’une maîtresse qu’on a aimée.

— C’est vrai, dit le Divin, la harpe paraît toujours avoir une vie à elle-même ; j’écrirai un sonnet là-dessus.

— Très bien, Divin ; en attendant, déjeunons.

Elles étaient arrivées dans la salle à manger un peu petite et d’une simplicité absolue ; les murs, formés de boiseries délicates peintes en grisaille, n’avaient aucun ornement, sauf, placé sur un haut miroir transparent, un cadran à battements sonores ; la lumière rejaillissait des petites glaces en forme de carreaux qui recouvraient les portes ; ni buffet ni dressoirs, mais une simple console de même style. Le fond de la pièce s’ouvrait en une large baie sur une sorte de boudoir-serre dont les murs, blancs aussi, étaient revêtus de moulures figurant un treillage vert pâle ; dans un renfoncement arrondi posait une vasque de marbre, surmontée de la statuette d’un jeune enfant retenant sur son épaule un poisson vomissant une eau claire ; à terre, sous le panneau de vitrage, de longues jardinières remplies de jacinthes et de fine verdure, quelques sièges cannés à coussins de nuances douces ; dans les angles tremblaient les feuillages légers de hautes plantes délicates.

— Voilà qui me plaît, dit Roseline en s’asseyant ; au moins on est sûr qu’on ne mange pas la poussière qui s’est casée dans les sculptures et les tableaux. Elle est tout à fait de mon goût, votre salle à manger, Didier.

— N’est-ce pas, madame, qu’on voit tout de suite que je suis un homme à mœurs pures ? Tenez, voulez-vous du lait ?

Et en même temps il en remplit son verre et celui de Monteux.

— Pourquoi du lait, Didier ? demanda Roseline.

— Mais par hygiène, madame ; c’est la nourriture par excellence. Si vous n’en avez pas envie, voilà du bordeaux, car vous ne vous attendez pas à ce que je vous donne aucun vin malfaisant ni quelque poison alcoolique, je vous aime trop pour cela.

— Vrai, vous buvez du lait, vous Didier ? demanda Lolo.

— Mais certainement, madame ; j’ai la volonté très arrêtée de ne jamais devenir un névrosé et de ne pas trembler à quarante ans ; je n’ai heureusement pas besoin d’excitants pour me tenir éveillé. Le Divin est mon disciple en hygiène, il m’obéit et s’en trouve bien.

— Alors, donnez-nous aussi du lait, Didier ; et puis c’est très joli, cette chose blanche et douce.

— Oui, cela a quelque chose de tendre, dit le Divin.

— Ah ! madame, reprit Didier, le lait est un symbole très profond, et, du reste, tout autour de nous est symbole si nous savions regarder et voir.

— N’est-ce pas que c’est amusant de les entendre ? dit Roseline à Lolo. Avoue que c’est plus drôle que la conversation de Léon ?

— Certainement, surtout que la plupart du temps il n’ouvre pas la bouche.

— C’est un phénomène particulier que l’abrutissement conjugal, observa Didier ; car vous pouvez être certaine que si vous n’étiez pas sa femme, Baugé trouverait matière à conversation.

— Du tout, reprit Roseline ; il n’y a pas d’abrutissement conjugal en soi, il y a des maris et des femmes qui ne comprennent pas leur situation respective et ne peuvent se parler naturellement : ils se sont tacitement condamnés au silence ou au mensonge à perpétuité ; mais une fois qu’il est admis que chacun réserve sa personnalité, on s’entend très bien. Armand et moi, nous parlons.

— Mais il ne te défend pas de rien dire sur Chiffon ? Léon prétend maintenant que les détails sur les enfants lui font mal au cœur.

— C’est que, ma pauvre Lolo, tu allais trop loin dans cette voie-là ; c’est une idée saugrenue aussi que de voir des êtres conscients et développés régler toutes leurs pensées sur des créatures inconscientes et ébauchées. Va, on ne se doit qu’à soi-même. N’est-ce pas, Didier ?

— Parfaitement, madame.

Nous sommes toujours d’accord, nous deux, l’êtes-vous aussi un peu avec Lolo ? avez-vous décidé quelque chose pour le souper ?

— Pas encore ; madame Baugé doit y réfléchir et revenir…

— Seule, Lolo ?

— Oui, ma chère… toute seule…

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