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Jeunes Madames

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IV

Au bal.

  • SUZANNE.
  • NOVION.

Ils sont assis et causent.

SUZANNE. — C’est épatant tout de même ce qu’il y a encore de bêtise par le monde.

NOVION. — Peut-on savoir, mademoiselle Suzanne, ce qui provoque cette réflexion ?

SUZANNE. — Parfaitement. Je me disais : Faut-il qu’il y ait des femmes bêtes pour qu’on en trouve qui restent fidèles à leur mari !

NOVION. — Vous appelez ça de la bêtise ?…

SUZANNE. — Et vous ?

NOVION. — Moi, j’appelle ça de la vertu.

SUZANNE. — Ah ! vous savez, il ne faut pas me la faire ; vous vous en fichez joliment de la vertu ! Voyons, qu’est-ce que ça rapporte, la vertu ?

NOVION. — Mademoiselle Suzanne, vous m’affligez !

SUZANNE. — Dites plutôt que vous ne savez pas quoi répondre. Oui, il faut qu’il y ait des femmes rudement bêtes pour se contenter d’un marché de dupes ; car il est sûr que si elles avaient deux sous de jugeotte, elles verraient qu’elles font une gaffe.

NOVION. — Vous me paraissez sévère pour la vertu.

SUZANNE. — Moi, pas du tout, je constate. Ce qui a du succès dans le monde, c’est pas les madames qui pratiquent les commandements, c’est peut-être amusant intérieurement, mais dans le monde, c’est fade !

NOVION. — Vous exagérez !

SUZANNE. — Votre candeur me charme. Voyons, à commencer par la patronne de cette boutique, pourquoi vous précipitez-vous tous chez elle avec ensemble, pourquoi est-ce que j’y suis, moi ! C’est parce qu’elle a compris la vie ; ah ! elle est très forte, mais son exemple découragerait Baucis, d’abord Philémon, vous savez, il n’y en a plus.

NOVION. — Comment, mademoiselle Suzanne, vous n’allez pas me dire à moi, qui vous ai vue haute comme ça, que votre intention est de tromper votre mari.

SUZANNE. — Je suis bien décidée à m’en donner les apparences au moins ; pour le reste, j’aviserai.

NOVION. — M’avertirez-vous, au moins ?

SUZANNE. — Non, vous resterez l’ami d’enfance, on en a besoin par-ci par-là.

NOVION. — Si je ne vous connaissais pas ! mais je vous connais, et, vos bêtises, je n’y fais pas attention.

SUZANNE. — En attendant, Votre Excellence verra ça ; oh je m’affirmerai carrément sans lanterner ; les hommes c’est comme les chevaux, il faut leur faire sentir la main tout de suite ; après, ça va tout seul.

NOVION. — Voyons, ne me faites pas de peine, vous savez bien que les femmes honnêtes sont les plus heureuses ; leurs enfants les aiment…

SUZANNE. — Elle est charmante, celle-là ; mais elles ne sont jamais aussi aimées que les autres ; ainsi, ma tante Lucie (je connais ma famille dans les coins, ne faites pas de figure scandalisée !) Ses fils l’adorent ; l’année dernière, Jean a eu la rougeole, il était horriblement mal : à vingt ans, c’est grave, elle venait le voir en robe de bal avant de partir, il était fondu de reconnaissance ; malgré cela, il y en a encore qui croient que c’est arrivé et qu’on vous sait gré de quelque chose ; vrai, elles m’attristent !

NOVION. — Comment, vous, mademoiselle Suzanne, pouvez-vous dire des choses pareilles ?

SUZANNE. — Vous pensez à maman, mais elle est malheureuse comme tout, ma pauvre maman, vous croyez que je ne vois pas ça ! A table, si je n’étais pas là, on ne se dirait pas quatre mots ; elle a peur de papa, tandis que papa a peur de sa fille ; il l’aime bien, elle aussi, mais elle ne veut pas être embêtée parce que les affaires vont mal à la Bourse ou ailleurs. Il sait parfaitement que je m’en moque de sa mauvaise humeur et de ses airs grognons. Ce que je veux, je le veux, et il me le donne ; soyez tranquille, je ne le ferai pas à la timide avec mon mari ; toujours s’infliger le contraire de ce qu’on désire, mais ce n’est pas une vie ; ah ! il fallait une rude éducation pour qu’on trouve ça naturel ! Mais maintenant nous ne gobons plus toutes ces histoires.

NOVION. — Mais, mademoiselle Suzanne, il y a encore de bons ménages, je vous assure ; ainsi, moi, je suis décidé à être un époux modèle.

SUZANNE. — J’attends de le voir pour le croire, et, même si ça arrive, vous n’aurez pas de chic du tout ; on vous laissera dans votre coin, vous et votre femme ; le résultat de mes petites observations est que tous les hommes, surtout ceux qui ont des femmes très bien, révèrent celles qui ne le sont pas, et que toutes les femmes les envient. La vertu ça fait toujours un peu pitié.

NOVION. — Quel âge avez-vous, mademoiselle Suzanne ?

SUZANNE. — Toujours le même, vingt ans aux cerises.

NOVION. — Et vos amies pensent comme vous ?

SUZANNE. — A peu près !

NOVION. — Ça nous promet un avenir charmant.

SUZANNE. — Et pourquoi nous en soucierions-nous de votre avenir, c’est le nôtre qui nous intéresse ; vous vous arrangerez comme vous pourrez, vous autres, et ce que ça nous sera indifférent ! Vous savez, il est rasant ce bal.

NOVION. — Vous n’êtes pas gentille pour moi.

SUZANNE. — Pauvre chou ! il fallait m’avertir, je vous aurais apporté une poupée.

NOVION. — Voyons, ne faites pas la méchante, venez prendre un verre de champagne.

SUZANNE. — Non, je ne veux pas, j’en ai déjà bu, et le champagne, ça me fait dire des bêtises.

NOVION. — Alors, venez en boire tout de suite.

SUZANNE. — Tiens, j’ai cru que vous vouliez m’inculquer les grands principes.

NOVION. — Vous savez bien, mademoiselle Suzanne, que je ne vous ferai jamais faire quelque chose qui serait mal.

SUZANNE. — Eh bien, non vrai, je ne le savais pas ; en attendant, je trouve plus sûr que vous me fassiez servir de l’orangeade.

NOVION. — Alors, vous n’avez pas confiance en moi !

SUZANNE. — Ah ! non !

NOVION. — Mais voilà qui est dur !

SUZANNE. — Pas du tout, ne soyez donc pas poseur, gardez toutes ces belles phrases pour quand maman vous écoute : ça la console, pauvre maman !

NOVION. — Je ferai tout ce que vous voudrez, je dirai même des bêtises, si ça vous amuse.

SUZANNE. — Et qu’est-ce que vous voulez qui m’amuse ? des considérations philosophiques ?

NOVION. — Je deviens bête auprès de vous.

SUZANNE. — Ça vous arrive quelquefois, je ne peux pas dire le contraire, dites donc, c’est une drôle de chose quand on y réfléchit qu’un bal ; au fond, c’est rudement immoral !

NOVION. — Comment pouvez-vous avoir des idées pareilles !

SUZANNE. — Vous êtes trop innocent, vous, ça ne vous arrive pas ; moi je trouve dégoûtant de nous habiller en nous déshabillant pour plaire à des messieurs, à un tas de crétins, à des êtres qui demandent la cote des dots avant de se mettre à danser, et ne vont qu’à celles qui sont dans leurs prix. J’aime mieux les demoiselles du cirque, je les trouve moins canailles.

NOVION. — Suzanne, mademoiselle Suzanne, je ne veux pas que vous disiez ces vilaines choses !

SUZANNE. — Je les dirai quand même ; oh ! vous savez, elle n’est pas encore passée au fer la moustache de celui qui doit me faire peur !

NOVION. — Ce n’est pas pour vous faire peur que j’aimerais à friser la mienne.

SUZANNE. — Pourquoi ?

NOVION. — Vous voulez que je vous le dise ?

SUZANNE. — Oui, vous devenez amusant ; tenez, mettons-nous dans ce coin.

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