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Jeunes Madames

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III
LE « DIVIN »

— Madame, j’ai des pensers.

— Dites-les, Divin.

Il s’étira d’une façon insensible, et un léger frémissement voluptueux passa comme un souffle sur son masque mobile, faisant battre imperceptiblement les lourdes paupières et mouvoir les lèvres sous la moustache noire ; il souleva un peu les épaules ce qui était son habitude lorsqu’il allait parler et dit, lentement et presque mystérieusement, en contemplant le feu qui brûlait vite avec une sorte d’ivresse :

— La vie est douce, madame.

Roseline de Vaubonne regarda son poète de ses yeux moqueurs et tendres, puis regarda autour d’elle, et répondit :

— Peut-être ?

Elle avait eu du monde toute la soirée, et dans son petit salon et dans le grand, dont les portes étaient ouvertes, régnait cet aimable désordre de sièges rapprochés, de musique dispersée, de pétales de fleurs tombés sur le tapis ; l’air était lourd de toutes sortes de subtiles odeurs, les lampes encapuchonnées versaient une lumière gaie et discrète, tout était combiné pour le plaisir des sens. Roseline savoura un instant cette atmosphère délicate et répéta une seconde fois :

— Peut-être ?

Par les portes ouvertes on entendait la voix superbe de la belle madame de Juvisy ; celle-là ne vivait que pour sa musique, qui remplaçait dans son cœur, enfants, mari et le reste ; elle avait tout cela et n’en faisait pas le moindre cas. Enfoncé dans un fauteuil, Armand de Vaubonne, en maître de maison poli, l’écoutait depuis un temps qui lui paraissait un peu long ; à une table de jeu, M. de Juvisy et M. Baugé cartonnaient silencieusement et en conscience ; tout proche du piano, le jeune Didier, les yeux clos, écoutait la voix et respirait la femme en faisant des rêves couleur d’azur ; c’était un aimable garçon, ruiné et intelligent, un peu magicien, ce qui le rendait un personnage infiniment intéressant : ses relations dans le monde astral étant des plus distinguées, il avait une belle barbe blonde, l’air gai, et parlait tout le temps de choses macabres, cela faisait un régal délicieux, le poète et lui étaient grands amis.

— Eh bien, vos pensers, Divin, vous ne les dites pas.

— J’écoutais ; la voix de madame de Juvisy est couleur orangé, ce soir. Est-ce que ce n’est pas délicieux de l’entendre, de vous regarder, de toucher les soies douces de votre robe, de respirer ces parfums, de causer avec vous jusqu’à ce que je sois las à mourir et que tout danse dans ma tête ; est-ce que toutes ces heures-là ne sont pas charmantes, est-ce que le plaisir le plus exquis n’est pas d’être amoureux sans espoir ?…

Et le jeune homme penchait en avant sa tête fine et, avec une sorte de détachement, prenait et portait à son visage un pan de la robe de madame de Vaubonne.

— Oui, mon Divin, vous avez raison.

— Alors, pourquoi ne vivons-nous pas toujours ainsi ?

— Qu’est-ce que vous entendez par toujours ?

— Je vais vous l’expliquer, et il étendit les bras : votre vie, toutes nos vies sont stupidement gaspillées, il y a longtemps que j’y songe, que je cherche… Je me suis dit un soir : mais pourquoi ne serait-on pas délicieusement et suprêmement heureux ? n’avons-nous pas tout pour cela ? Il n’y aurait qu’à vouloir, qu’à mettre de l’ordre et de la méthode dans ce désordre des existences ; les beaux vers se font-ils sans règles ? Plus ils sont travaillés, plus ils sont parfaits ; eh bien, vous ne travaillez pas votre vie, vous ne savez pas en faire un sonnet ; si vous voulez, je vais vous l’apprendre : l’inspiration m’est venue tout à l’heure en regardant le feu !

Il se tut un moment et Roseline, attentive et demi-souriante, ne bougea pas ; il reprit :

— N’est-il pas horrible de penser qu’ici, dans ce cadre charmant où tout caresse, devant une femme comme vous, qui êtes jeune, qui êtes exquise, des brutes idiotes viennent raconter toutes les turpides affaires de l’ignoble monde des imbéciles et des rapaces, que vous les écoutez, que vous vous y intéressez, que de vos lèvres faites pour les paroles d’amour, vous parlez de ces bas trafics, de ces pestes qui dévorent le monde, de meurtres, d’empoisonnements, que vous songez à cela, que vous lisez des feuilles qui en regorgent, qu’on s’entretient devant vous de toutes les tristesses de la terre, et que vous ne comprenez pas que cela est fatal à la beauté, fatal à l’esprit, que vous pourriez devenir une créature suprêmement intelligente, affinée bien plus encore que vous ne l’êtes, à ne regarder, à n’écouter, à ne dire que des choses belles, gaies, amoureuses, jeunes comme vous, à mettre enfin de l’ordre, de la suite dans vos plaisirs, et ne faire de la vie qu’un plaisir non interrompu.

— Et comment ferons-nous cela, Divin ? Car je veux bien, moi.

Il passa sa main sur son visage, ferma les paupières et les releva d’un mouvement brusque qui donnait à ses yeux bruns l’apparence d’avoir été subitement éclairés, puis de sa voix un peu chantante :

— D’abord, madame, nous nous unirons vous, moi et d’autres, nous serons quelques-uns et nous ne connaîtrons plus que ceux-là ; quelques femmes comme vous, trois ou quatre hommes, et nous nous associerons pour jouir de la vie ; ne trouvez-vous pas que c’est bien vieux et démodé les histoires d’amant et de maîtresse, et qu’il ne peut y avoir une plus sotte manière de gaspiller sa jeunesse ? Il faut aimer, mais ce plaisir-là est fugitif ; les nôtres doivent être longs et délicats, il ne faut entre nous ni jalousie ni éléments de troubles : nous parlerons des choses d’amour parce qu’il n’y en a pas de plus aimables, elles nous égayeront, mais voilà tout ; nous bannirons absolument toutes les idées tristes ; nous prendrons ce qu’il y a de bon et de délicieux dans la vie : la musique, la poésie, l’art, la joie ; vous autres femmes, vous vous engagerez à cultiver votre beauté, à chercher toutes les inventions pour l’augmenter, à être toujours vêtues pour le plaisir des yeux, à avoir des maisons où il soit charmant de vivre, avec des fleurs, des lumières et des parfums. Et nous, nous ne penserons qu’à vous plaire, qu’à vous apprendre à être heureuses et à être belles ; nous serons vos serviteurs et vos esclaves, mais jamais vos amants. Que dites-vous de mon idée, madame ?

— Je dis, mon poète, que je la trouve digne d’être réalisée, et nous allons piocher cela ; d’abord, pour être pratiques, qu’est-ce que vous faites des maris ?

— Nous les prendrons s’ils y tiennent, seulement ils s’engagent à ne jamais nous troubler, à oublier qu’ils sont autre chose que des amis, et nous, nous promettrons de n’être pas jaloux d’eux et d’ignorer qu’il y aura des heures où ils seront les maîtres.

— Et quel sera l’avantage pour eux ?

— Mais de vous voir plus belles ; car, croyez-le bien, quelques mois d’une vie parfaitement harmonieuse, joyeuse et douce rendraient belles toutes les femmes ; n’êtes-vous pas bien lasse de la façon dont on parle autour de vous, est-ce que vous n’êtes pas écœurée de toutes les laides dépravations ? Ah ! soyons corrompus ; mais si nous le sommes, qu’au moins notre corruption sente bon ; sachez être des patriciennes, c’est-à-dire des créatures planant au-dessus de toutes les réalités sordides de la vie.

— Eh bien, Divin, entourons-nous donc de la bonne odeur de la corruption ; comment entendez-vous que nous passions notre temps ?

— Nous réglerons tout cela plus tard, réunissons-nous d’abord ; et puis on donnera la loi. Tenez, madame de Juvisy a fini de chanter, appelons-la, c’est une muse, elle me comprendra.

Roseline marcha vers une des portes de communication et se tenant debout appuyée contre les draperies de soie vert pâle, elle dit :

— Venez donc un peu par ici, vous autres.

Madame de Juvisy, vibrante encore des sons qu’elle avait évoqués, s’était jetée sur un fauteuil bas avec un affaissement de tout son être ; elle se redressa, se leva et d’un geste harmonieux, caressant les plis de sa robe blanche à raies jaunes, alla vers Roseline ; elle était toute brune, toute fine, avec des yeux sombres, voluptueux et presque cruels ; ses manches de velours jaune, très larges et bouffantes, élargissaient son buste mince ; elle avait vingt-trois ans, et un visage encore presque enfantin ; elle avait remis toutes ses bagues à pierreries lumineuses et ployait ses doigts nerveux pour les dégourdir. Didier la suivit.

— Vous aussi, Baugé, appela Roseline de sa voix sonore. Armand prendra votre jeu, nous avons à vous parler.

M. de Juvisy à qui son partenaire était indifférent et qui se trouvait content pourvu qu’il pût jouer, ne fit aucune opposition ; les cartes changèrent de mains, et Baugé entra à son tour dans le petit salon ; Roseline leur fit signe de prendre place sur le large divan d’angle, et elle-même, s’asseyant en face d’eux sur un fauteuil un peu élevé et répondant à l’interrogation de tous leurs yeux :

— J’ai quelque chose à vous proposer.

— Dites, ma chère ; c’est l’heure des secrets, répondit madame de Juvisy.

— C’est une idée du Divin, commença Roseline, et une idée qui me paraît délicieuse ; il veut entreprendre de nous faire mener une vie qui soit belle comme un rêve, où tout sera plaisir.

— Et musique, madame, ajouta Monteux en regardant madame de Juvisy.

— Baugé, reprit Roseline, nous vous traitons avec la plus grande confiance, remarquez-le ; voici ce dont il s’agit : moi, Luce et deux ou trois autres femmes, des femmes de nos âges, nous allons nous unir pour rendre nos existences plus agréables, nous vivrons pour nous-mêmes, pour être plus belles, plus intelligentes, plus aimées ; et nous ne voulons pas d’amants ou du moins nous n’en parlerons jamais ; nous nous réunirons pour passer des heures agréables, nous chanterons, nous danserons, nous écouterons le Divin, et ceux qui auront à nous dire des paroles douces à entendre, défense expresse de jamais dans nos réunions faire allusion à aucune chose triste ; jamais de politique, jamais d’affaires, nous ne nous soucierons de rien si ce n’est de notre bon plaisir ; et notre seul devoir sera d’être belles et gaies.

— Mais, dit Didier, à ce régime vous ne vieillirez jamais ; cela devient une des formes de la sorcellerie.

— Taisez-vous et laissez parler Roseline, dit madame de Juvisy. Ah ! que cela me convient ; expliquez-moi bien la chose.

— Divin, expliquez vous-même maintenant, j’ai présenté la situation, développez-la.

— Mesdames, dit le poète de son intonation la plus caressante, nous allons, si vous le voulez, nous associer pour que toutes nos heures agréables aient des lendemains ; nous allons prouver combien la vie est belle, et que ce sont les sots qui la rendent tristes. Vous êtes charmantes, et celles qui viendront encore le seront aussi ; et malgré vos séductions, nous, vos amis, nous promettons de ne vous solliciter jamais d’amour et cependant nous serons amoureux de vous. L’horrible maladresse des femmes consiste à tout sacrifier à une chimère à laquelle elles ne tiennent nullement ; quelle plus grande folie que de perdre son repos, la joie de vivre pour un amant ? quel manque de goût qu’un scandale ; quelle humiliation pour une femme jeune et belle, qu’une de ces liaisons passagères et grossières ? Sur ces choses il faut jeter un voile, les êtres civilisés doivent prendre de l’amour ce qui les rend plus aimables, nous vous en donnerons toutes les menues monnaies, nous vous servirons et vous nous ferez le plaisir de nous dédaigner.

— Vous y tenez beaucoup au dédain ? demanda Didier.

— Énormément, nous ne serons heureux qu’à cette condition ; il nous faut à tous une entière liberté d’esprit, c’est une association d’élégance et de plaisir, elle ne sera durable qu’en respectant ce contrat.

— On le respectera, dit madame de Juvisy, je m’y engage avec joie.

— Vous voyez, Baugé, reprit Roseline, que même la morale est sauve, vous pouvez bien être des nôtres.

— Ah ! ne parlons pas de morale, dit Monteux, c’est la chose la plus immorale du monde : vivons et montrons ce que peuvent devenir des créatures humaines qui connaissent leur force ; toutes les femmes l’ignorent en général, ou elles apprennent la leçon trop tard ; être jeune et savoir, c’est la formule divine.

— Didier, vous nous direz vos secrets, demanda paresseusement madame de Juvisy.

— Je n’en aurai pas pour vous, madame.

— Et qui nous associerons-nous encore ? continua-t-elle, car Roseline et moi ce n’est pas assez.

— Assurément.

— Appelons à nous la charmante Paule, dit Monteux ; elle ne vit que pour sa beauté, elle est adorablement égoïste, elle est faite pour être une créature d’élite ; nous lui enseignerons la science de vivre sans dommage pour elle-même ; elle ruine sa santé par des excès de fatigue, cela nous ne pouvons le permettre, nous voulons en tout de la méthode ; il faut être saine de corps pour être vraiment belle, nous nous obligerons à respecter les lois de l’hygiène : l’eau froide, l’air, l’absence de soucis, voilà nos grands préservatifs.

— Et avec Paule, qui encore ?

— Divin, que dites-vous de madame Manassé ? demanda Roseline.

— Oui, je veux bien, c’est l’or, et il faut de l’or pour tout aplanir.

— Il y a encore Lolo qui est si jolie et si douce ; mais ce tyran de Baugé ne voudrait pas, dit Roseline.

— Et pourquoi donc, madame ?

— Parce que vous êtes vieux jeu, cher ami, que vous auriez peur de voir Lolo fondre dans la fournaise, et que nous lui prendrions trop de son temps ; vous êtes un jaloux, et les jaloux, voyez-vous, nous n’en voulons pas.

— Qui a dit que je fusse jaloux ? je ne le suis nullement, c’est ma femme qui est endormie.

— Si nous la prenons en mains, dit Monteux, nous vous avertissons qu’elle ne le sera pas longtemps.

— C’est ce que je désire.

— Alors, demandez-le-lui, mais je doute qu’elle accepte.

— Oui, j’en doute beaucoup, car elle a peur de l’enfer, ajouta Monteux.

— Mais puisque nous irons nous y promener avec Didier, dit madame de Juvisy, elle s’y habituera.

— Eh bien, madame, répliqua Monteux, que tout le monde soit ici demain soir et nous y prendrons les suprêmes résolutions.


Armand de Vaubonne et M. de Juvisy furent avisés des projets en formation ; Vaubonne en resta d’abord un peu troublé, mais sa confiance en Roseline l’emporta.

— Tu raconteras à ta famille que c’est un cours de danse, lui dit-elle pour lever la dernière objection, et que nous apprenons la pavane ; du reste, tu seras admis si tu veux.

Et il s’était contenté de cette promesse ; quant à M. de Juvisy, c’était un beau type d’indifférence conjugale, et la façon dont sa femme passait son temps lui était souverainement égale. Baugé avait eu quelque peine à persuader Lolo qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie et qu’il la verrait avec plaisir se joindre aux autres ; peu à peu, il était arrivé à la convaincre que l’idée avait du bon, et elle se trouva au rendez-vous.

Jamais le petit salon de Roseline n’avait été plus clos, plus riant, plus parfumé ; tout rempli d’orchidées perverses, de violettes et de narcisses embaumés ; c’était un lieu de délices ; elle-même, habillée d’une robe blanche magnifique, sa tête fine émergeant d’une fraise à la Clouet, semblait une femme du XVIe siècle. Monteux était à sa place avec Curiace à son côté. Madame de Juvisy, en velours changeant, allant du rouge au vert, avait l’air d’une fleur des tropiques ; l’élégantissime Paule d’Haspre, avec la taille sous les seins et une robe de crêpe jaune, représentait le dernier cri de la mode à venir ; et Lolo, en mauve et blanc, était délicieusement correcte et de bon goût ; aucune n’avait dépassé la vingt-cinquième année, et Monteux les contempla avec un ineffable contentement. La parole lui fut donnée :

— Mesdames, d’abord je baise vos pieds ; vous savez ce dont il s’agit et la noble et charmante entreprise que nous avons en vue ; mais comme rien ne dure sans ordre, et que vous autres femmes êtes sujettes à la rébellion, je viens vous faire une dernière proposition : tous, nous nous réduirons volontairement à l’obéissance, qui est une exquise chose, sachez-le ; une de vous, tour à tour, commandera et sera souveraine de tous nos plaisirs ; la royauté de chacune durera un mois, et, si vous le voulez, je propose aux suffrages de vos seigneuries, pour première reine, notre chère Roseline.

Ainsi fut décidé à l’unanimité, et la royauté de Roseline commença de cette heure.

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