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Jeunes Madames

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JEUNES MADAMES

I
QUESTIONS BUDGÉTAIRES

Au second, rue Vézelay, un appartement de sept mille francs. Cent mille francs de mobilier.

— Alors, Ludovic, madame Manassé vous a chargé de me parler ?

— Formellement, madame la vicomtesse.

— Et vous croyez, Ludovic, que c’est sûr ?

— Tout ce qu’il y a de plus sûr, madame la vicomtesse ; madame Manassé est tout à fait sérieuse ; sans cela, certainement, je ne conseillerais pas à madame la vicomtesse de la connaître. M. Manassé a peur de sa femme : pas de danger qu’il l’embarque dans une affaire qui pourrait lui faire perdre de bonnes relations ; non, il y a là une occasion superbe pour M. le vicomte s’il veut en profiter. Comme madame Manassé me disait ce matin : « Assurez bien surtout à madame de Vaubonne que c’est parce qu’elle m’est si sympathique que je désire faire entrer son mari dans cette combinaison. »

Ludovic finissait d’onduler madame de Vaubonne ; ses jolis cheveux, lavés d’une nuance extrêmement favorable à son teint de demi-brune, craquelaient doucement sous le fer manié avec habileté ; ils avaient d’abord été soumis à un shampooing énergique, puis parfumés à la violette, et maintenant la touche légère de Ludovic leur donnait ce moiré frissonnant qui a quelque chose de la douceur d’une caresse.

Madame de Vaubonne était assise devant une petite table posée en pleine lumière ; sur cette table laquée blanc, il y avait le nécessaire et rien de plus ; les frivolités élégantes en avaient été soigneusement écartées : un grand et clair miroir en était la pièce principale ; il reflétait un visage qui, sans être vraiment joli, était des plus plaisants à regarder, un ovale fin, un front rond, un nez un peu long, une bouche trop rose, des dents très blanches, des sourcils bien marqués et des yeux bruns qui regardaient comme ils voulaient, surtout un air de race, de soin, de raffinement voulu et habile. Le corps mince, souple et long était perdu dans un déshabillé blanc, et, des manches larges flottantes et retombantes, sortaient des mains agiles aux ongles bien taillés. Pendant que Ludovic la tenait par la tête, madame de Vaubonne frottait avec soin ces jolis ongles d’un polissoir à poignée de vermeil.

Cette séance hebdomadaire était, pour plus d’une raison, extrêmement importante pour la jeune madame, d’abord parce que rien ne l’intéressait autant que d’être jolie et qu’elle y apportait la plus intelligente application, et ensuite parce que Ludovic jouissait auprès d’elle d’un rôle privilégié : c’était son conseil sur les choses sérieuses ! Il était, du reste, parfaitement bien élevé, bachelier ès lettres, et tout propre à faire un homme du monde le jour qu’on voudrait. Néanmoins, et malgré la confiance distinguée dont il jouissait, extrêmement respectueux et déférent avec la petite vicomtesse, qu’il avait connue, quoique jeune encore lui-même, pas plus haute que cela lorsqu’il avait l’honneur d’aller coiffer madame sa mère. Et au moment de choisir entre deux prétendants c’était à Ludovic que Roseline de Rebenac avait demandé avis ; lui encore qu’elle avait écouté depuis, pour asseoir sa vie de femme, et il fallait avouer qu’elle l’avait organisée avec un art extrême. Le ménage Vaubonne était, comme beaucoup de ménages parisiens, pourvu d’un revenu limité, lequel avait évidemment la faculté de la cruche d’huile du prophète et ne s’épuisait jamais ; on en dépensait couramment le double sans dommage appréciable, et il n’y avait pas un sol qui ne sortît le plus honnêtement et le plus régulièrement du monde de la poche d’Armand de Vaubonne. Roseline avait vu de bonne heure, avec ce coup d’œil dont elle se targuait, qu’il n’était pas plus difficile qu’autre chose de dresser un mari à accomplir les tours de force qu’on demande couramment à ceux qui ne le sont pas. Madame de Vaubonne avait là-dessus des idées très arrêtées, et avait écouté la prudence de Ludovic qui, ayant été témoin de beaucoup de naufrages, l’avait exhortée à établir sa vie sur un pied raisonnable, car il s’agissait simplement pour M. de Vaubonne, de trouver les trente ou quarante mille francs qui leur manquaient par an, et, au jour d’aujourd’hui, c’est la moindre chose. Ludovic était souvent à même de donner un conseil pratique, et, grâce à lui, Vaubonne, sans s’en douter, avait réussi plusieurs petites spéculations. Bien informé comme il l’était, Ludovic aurait pu tripoter tout comme un autre, mais il ne se croyait pas assez gentilhomme pour cela, et puis il avait l’âme poétique, elle s’envolait les trois quarts du temps avec le dernier parfum de son invention ; il venait précisément d’en poser un échantillon nouveau sur la table à coiffer, et madame de Vaubonne, très lentement, avec des mines de dégustateur savant, en aspirait la senteur répandue sur la paume de sa main.

— Madame la vicomtesse trouve-t-elle cette composition à son goût ?

— Oui, Ludovic. — Après un temps de réflexion : C’est très bien ; surtout n’en vendez pas encore à madame Manassé.

— Madame la vicomtesse peut être tranquille, pas avant d’avoir arrangé notre petite affaire.

— M. Manassé est bien certain de son fait ?

— Oh ! absolument. Madame Manassé me connaît ; avant de m’intéresser à une affaire, je veux des garanties ; je les ai eues !

— C’est bien, Ludovic, je me fie à vous ; dites à madame Manassé que je ferai l’impossible pour décider mon mari. Ils tiennent beaucoup à son nom, n’est-ce pas ?

— Énormément, madame la vicomtesse.

Ludovic avait repris un fer, et, tout en causant, pour faire diversion, du dernier feuilleton de Lemaître, frisait délicatement le bout des cheveux de la vicomtesse, les releva négligemment, et elle-même de sa main adroite tamponna le petit nœud, et de ses doigts légers effleurant le tout, enleva l’air apprêté, et enfin se contempla longuement et sérieusement. Ludovic la regardait par-dessus sa tête dans le miroir tirant une mèche ici et là, puis lestement il ferma ses fers et les introduisit dans une pochette de velours bleu qu’il glissa dans son veston.

— Ludovic, rappelez-moi que je vous ai promis une pochette neuve.

— Très bien, madame la vicomtesse.

Et, avec vraiment bonne grâce, Ludovic sourit, s’incline et glisse jusqu’à la porte.

C’était un petit être délicieusement civilisé que Roseline de Vaubonne ; à vingt-quatre ans elle savait sur le bout des doigts la science de la vie ; juste assez d’esprit pour être drôle, et surtout un sens aigu et merveilleusement juste des réalités de l’existence, ce qui n’est pas précisément favorable au développement du cœur, mais derrière ce petit front étroit et bombé, réside une volonté tenace et surtout une perception admirablement nette de ce qu’elle veut ! Et elle l’a toujours su, et s’est mariée avec le sang-froid et le raisonnement d’une personne qui a tout compris et tout jugé ; et elle est partie résolument du point de vue que la vie est une duperie pour les âmes tendres et douces ; d’ailleurs honnête, sans le moindre goût pour le vice ou la débauche, mais parfaitement rouée et parfaitement égoïste. Son mari l’adore parce qu’elle a voulu qu’il en soit ainsi, et qu’elle s’est donné toutes les peines possibles pour cela. Avant tout, il faut qu’il fasse ce qu’elle veut, et Armand est bon garçon et faible, de complexion très amoureuse, et lui qui n’a jamais été gâté, est subjugué par les chatteries exquises de sa femme ; mais il a malheureusement quelques idées arriérées sur lesquelles il s’entête ! Ainsi, elle n’est pas parvenue à lui faire avaler M. Manassé, mais elle y arrivera… Du reste, elle ne déteste pas la lutte, et le pauvre Armand, par ses résistances inutiles, lui donne le plaisir de vaincre. Pour s’y préparer, elle a repris la toilette de ses mains et la continue avec la plus soigneuse attention, jusqu’à ce qu’un grattement de petits pieds derrière la porte lui fasse lever la tête. Sans se déranger, elle dit de sa voix sèche et un peu mordante :

— Entre, Chiffon.

La porte est poussée avec difficulté, et une petite figurine paraît ; elle est habillée d’une robe empire vert pâle, d’un tablier de mousseline blanche noué sous les aisselles par des rubans roses, et ses cheveux très bouffants sont lavés au henné. C’est mademoiselle Sibylle de Vaubonne, personne de quatre ans ; elle approche sa frimousse étonnée.

— Eh bien, Chiffon, comment ça va ? tends ton bec.

La mère et l’enfant s’embrassent. La petite respire sa mère avec une évidente satisfaction, puis commence un dialogue qui est quotidien, mais toujours intéressant.

— Chiffon, veux-tu devenir jolie ?

A quoi la personne ainsi interrogée répond avec décision :

— Oui, maman.

— Alors, arrive.

Et mademoiselle Chiffon, avec la justesse que donne l’habitude, avance la figure vers sa mère, qui, délicatement, mais encore assez fort, lui pince le nez d’abord, puis de ses deux paumes lui aplatit les oreilles ; et pendant ce temps, Chiffon ne bronche pas, quoique l’opération lui soit manifestement désagréable ; mais elle est heureusement déjà pénétrée de la nécessité de faire à la beauté, les sacrifices nécessaires.

— Montre tes pattes, dit encore madame de Vaubonne.

Les petites mains s’abattent sur la table, blanches, rondes, potelées, irréprochables.

— Bien, Chiffon ; pas d’ongle cassé ?

— Non, maman.

Puis d’une petite voix suppliante :

— Un peu de bonne odeur, maman ?

La maman est sans doute d’indulgente humeur, car elle entr’ouvre le col de la robe et verse généreusement de la bonne odeur sur la petite poitrine blanche qu’elle baise ensuite.

— Là, Chiffon, va maintenant dire à papa que je veux lui parler.

Et l’enfant, sans se le faire répéter deux fois, disparaît derrière la portière.

Roseline de Vaubonne a des façons à elle de comprendre l’enseignement maternel ; mais, telle qu’elle l’entend, elle l’exerce consciencieusement. Elle n’a pas désiré d’enfants, au contraire, mais puisqu’elle en a une, faut-il au moins qu’elle sente bon ! Elle a aussi ses notions sur la vie conjugale.

— Papa vient ! annonce une petite voix qui fait retraite aussitôt.

Et Armand de Vaubonne entre à son tour chez sa femme. Il y fait très bon dans ce cabinet de toilette, le feu y flambe clair, et l’atmosphère est saturée de parfums frais, avec des émanations de savons délicats, de poudres fines, de sachets pénétrants. Vaubonne n’est pas indifférent à ces sortes d’influences ! C’est un assez joli homme, la moustache rousse, épaisse et furieusement retroussée, la tête déjà chauve, l’œil bonasse ; l’homme le plus heureux du monde, puisqu’il est amoureux de sa femme.

— Bigre ! Ludovic laisse de bonnes odeurs derrière lui.

— Qu’est-ce que tu voulais me dire, Armand, quand Ludovic est arrivé ?

Madame de Vaubonne est toujours très occupée à la toilette de ses mains, un doigt délié s’élevant après l’autre. Vaubonne s’est placé le dos au feu ; il regarde sa femme, elle ne le regarde pas.

— Mon Dieu, ma bonne amie, je voulais te parler de nos affaires !

— Voilà qui est bien !

Figure interloquée de l’époux, évidemment surpris de cette approbation inattendue.

— Ah ! bien, tu m’ôtes un poids de l’estomac ; j’avais peur de t’ennuyer.

Et dans l’effervescence de son contentement, Vaubonne avise une chaise basse à cinq pas de sa femme et s’y assied.

— Mais non, nos affaires ne m’ennuient pas ; raconte.

— Ma bonne mignonne, c’est assommant ce que je vais te dire ; mais là, franchement, nous dépensons trop d’argent !

— Je m’en doutais, dit noblement madame de Vaubonne.

— Ah !!!

— Et tu viens me proposer ?

— Mais… de faire des économies, naturellement.

— Impossible, mon cher garçon ! Je prévois plutôt des augmentations.

Ici, Armand de Vaubonne fait une tête à défriser sa moustache, si elle ne tenait pas aussi admirablement.

— Mais enfin, ma chère petite ?…

— Je ne peux renoncer à rien, je t’assure : j’ai bien réfléchi, tout est établi au plus juste. Abandonne les économies, il n’y a pas moyen ; j’ai même absolument besoin de quatre mille francs en ce moment !

— Quatre mille francs !

Une sueur légère perle sur le front trop élevé de Vaubonne, il regarde sa femme avec inquiétude, instinctivement il rapproche sa chaise ; elle le dévisage très gentiment, et :

— Tu n’es pas débrouillard, mon pauvre Armand !

— Pas débrouillard ? quand j’ai déjà hypothéqué deux héritages, peut-on dire !

— Il faut gagner de l’argent, mon pauvre petit ; il n’y a plus moyen aujourd’hui de faire autrement.

— Elle est jolie, celle-là ! A quoi veux-tu que je gagne de l’argent ? Tu m’as déjà fourré dans cette compagnie de « bourriches hygiéniques » ; je ne peux pourtant pas aller les vendre sur les places, ces fameuses bourriches ?

— Non, mon ami, mais tu peux faire des affaires.

Ici, violente gesticulation de défense de l’infortuné Vaubonne. Sa femme happe au passage une de ses mains et, très posément, commence à lui arranger les ongles, puis d’une voix très douce :

— Tu es un peu jobard, vois-tu !

— Moi, jobard.

Et il saisit violemment un vaporisateur à sa portée et le presse.

— Tiens, c’est nouveau, ça !

— Oui. Que veux-tu, mon bon Armand, c’est la tradition de tes ancêtres.

— Voyons, Linette, ne te moque pas de ces choses-là ; est-ce que tu n’es pas bien aise d’avoir un gentilhomme pour mari ?

Madame de Vaubonne regarda son mari avec attendrissement. Vraiment ce garçon-là était touchant dans sa naïveté, mais elle aussi, avait l’honnêteté de ses convictions, et elle répond :

— Oui, s’il sait en tirer parti.

— Voyons, Roseline.

— Voyons, Armand. Du reste, mon ami, je ne veux pas te tourmenter ; nous avons causé, n’est-ce pas ? et c’est bien entendu : impossible de faire des économies, et tu penseras à mes quatre mille francs le plus tôt possible.

— Mais je t’ai payé ta pension !

— Oui, mon ami, mais elle n’a pas suffi ; et quand je pense que tu me tourmentes pour avoir un fils, et tu ne peux pas seulement habiller ta fille.

— Habiller ma fille ! Elle est bonne, celle-là, à l’âge de Chiffon !

— Si tu crois qu’elle ne coûte rien ! Dame, tu sais, elle n’est pas déjà si jolie, le pauvre chou ; si je ne l’attifais pas un peu ! Elle ressemble à ton père.

— Moi aussi, je lui ressemble.

— Eh bien, c’est fâcheux.

— Enfin, c’est ridicule ; parler de la dépense d’une enfant de quatre ans, c’est de l’extravagance ; nous, on nous habillait des vieilles culottes de mon père.

— Je sais. Ta mère a bien souffert, la pauvre femme !

— Comment, bien souffert ? Mon père est excellent.

— Peut-être ; mais c’est une ganache tout de même, et ce qu’il a ennuyé ta mère ! Dans ce temps-là, c’était le genre, on se laissait embêter ; mais c’est fini maintenant. Vois-tu, mon petit Armand, il faut que les hommes trouvent autre chose. Tu peux te vanter, toi, d’avoir joliment de chance !

— Chance ??

— Oui, en ayant une femme qui est toujours à te demander de l’argent !

Échange de regards ahuris d’un côté, exquisément placides de l’autre.

— Dame, cela t’assure de ma parfaite honnêteté ; car comme jamais je ne me passerai d’argent, et même de beaucoup d’argent, si je n’en demandais pas à mon mari, c’est que… conclus…

— Mais, sac à papier ! je t’en donne ! Tu m’empruntes au moins quatre louis par semaine pour tes fiacres, et tu ne me les rends jamais.

— Je ne me plains pas, et si tu voulais être un homme raisonnable…

— Allons, ne me propose pas des machines qui mènent en correctionnelle.

— D’abord, il n’y a que les sots qui en arrivent là, et, du reste, quantité de gens de notre connaissance y ont été. On m’a expliqué ça, c’est une formalité ; les Lafreselière doivent bien vingt millions entre eux, il paraît ; c’est une phrase aussi. Où donc prendraient-ils vingt millions ? Ce que j’en dis là, c’est pour te faire voir qu’il ne faut pas comme cela se griser de mots ; c’est le vocabulaire à Croquemitaine, tout ça ; mais quand un homme s’appelle de Vaubonne et qu’il a la chance que quelqu’un plus entendu que lui : un juif, voleur peut-être, mais calé, désire son nom pour lancer une affaire, si cet homme-là n’est pas un serin, et s’il a une femme et des enfants à nourrir, il fait comme les autres, il se lance ; d’abord, ce que je te propose, c’est une affaire admirable, philanthropique même.

— Encore les ardoises !

— Oui, encore les ardoises… Mais tu n’as donc pas compris, tête dure ? — Et une petite paume douce comme le velours et le satin passe sur l’épiderme sensible, mais dégarnie, du crâne d’Armand. — Les Ardoises phosphorescentes ! tous les toits s’éclairant d’eux-mêmes, dès que le jour baisse ; plus de cambrioleurs, plus de gardiens de la paix ; la réforme des mœurs, car le mal naît de l’obscurité ; enfin une œuvre… et de l’argent à gagner ; une gloire, oui, une gloire à attacher à ton nom… et à celui de tes fils…

L’infortuné Vaubonne écoutait hypnotisé. Cette petite femme fleurant bon, si séduisante, si entraînante, le dévisageant, lui plongeant les yeux dans les siens, et finalement frottant ses lèvres parfumées à sa moustache. Cela le retournait ; le pauvre garçon ne résiste pas à l’embrasser désespérément.

— Tout doux ! il ne faut pas prendre le goût des choses dangereuses.

Un silence. Vaubonne se met le front dans la main, se serre les tempes, hérisse encore un peu plus sa moustache et regarde dans le vide. Il lutte, l’infortuné, car le préjugé de son nom lui tient aux entrailles. Voir ce nom accolé à celui de M. Manassé ! et en même temps, il est de son temps, ce garçon ; il comprend qu’il faut de l’argent, il est le premier à vouloir sa femme élégante. Et il n’y a pas à dire les hypothèques ! brûlée, cette chandelle-là ! Après tout, tout le monde en fait, des affaires, et celle-là assurément a une tournure ; la science, ce n’est pas son fort, mais enfin il n’ignore pas qu’il ne faut s’étonner de rien ; et puis, il n’y a pas à dire, c’est vrai qu’il a de la chance : une femme aussi capiteuse que Roseline (il sait que le vieux Gallevant l’a traitée au cercle de capiteuse, et ce jugement l’a énormément flatté), une femme comme celle-là, et qui lui est fidèle comme un caniche ; dame ! ça mérite quelques sacrifices. En somme, un Vaubonne est toujours un Vaubonne et relève la compagnie dans laquelle il se trouve ! — Il regarde enfin sa femme, et elle a compris…

— Mais, après tout, mon cher Armand, dit-elle d’une voix caressante, pourquoi as-tu tant de préjugés contre les juifs ?

— Je ne sais pas !

— Justement ! car enfin ces gens-là sont de vieille maison, tous par force, on ne peut sortir de là, et ils ont les vertus de la famille, comme dit ton père. Est-ce qu’il ne vend pas ses bœufs, ton père ?

— C’est autre chose.

— Je ne le lui reproche pas, c’est ce qu’il fait de mieux, et s’il avait su s’y prendre, vous seriez tous riches au lieu d’être gueux.

— Gueux. Voyons, j’ai eu cinq cent mille francs en me mariant.

— Mais ça fait rire. Qu’est-ce qu’on fait de cinq cent mille francs avec les intérêts que vous savez tirer de votre argent ? Tu leur montreras, mon cher, ce que c’est qu’un homme qui a les yeux ouverts. J’irai voir madame Manassé aujourd’hui.

Et, tout insinuante, incapable de comprendre sa perversité, elle lui tend les lèvres.

— Non, Line, pas aujourd’hui, pas encore…

— Alors… demain matin ?

Il ne résiste pas, car il connaît le langage des yeux qui le regardent, et il sait tout ce qu’ils lui promettent ! Il a un peu honte tout de même, elle pas du tout, et il murmure faiblement :

— Oui, demain matin !

Et voilà comment, à l’effarement et l’horreur de tous les Vaubonne et de plusieurs autres nobles familles, le prospectus de la magnifique émission des actions de la Société des Ardoises phosphorescentes porte en tête, immédiatement après celui d’Albert Manassé, le nom du vicomte de Vaubonne, il est lancé enfin ! Et sa femme triomphe ; elle trouve aussi que madame Manassé est une relation fort commode, car le jour où l’association a été signée, elle a envoyé à Chiffon une poupée de sa taille, vêtue comme une petite banquière, et à laquelle Chiffon, qui a de suite entendu la malice, a sans scrupule demandé à emprunter les habits, et, le soir, assise sur les genoux de son père et, lui frisant sa moustache, elle lui a confié à l’oreille qu’elle voudrait qu’il fût de beaucoup de sociétés !

Si Chiffon se mêle de recommander les entreprises financières !

Madame de Vaubonne trouve sa fille géniale !

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