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La bibliothèque nationale : $b Son origine et ses accroissements jusqu'à nos jours

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DE 1661 A LA MORT DE COLBERT (1683).

L’acte de libéralité accompli par J. Dupuy ouvre une période de grandeur et de prospérité pour la Bibliothèque. La protection constante dont Louis XIV encouragea les lettres, les marques d’intérêt qu’il donna en personne à la Bibliothèque, soit en venant la visiter, soit en intervenant directement dans les affaires qui en intéressaient le développement, attirèrent sur elle l’attention publique et provoquèrent d’importantes donations. Mais ce fut surtout au génie, à l’activité infatigable de Colbert, à son amour ardent pour le bien public que notre établissement national dut ses nombreux accroissements au XVIIe siècle. Bien que chargé d’attributions qui forment aujourd’hui cinq ministères, le grand ministre, durant le temps qu’il passa aux affaires, ne laissa échapper aucune occasion d’enrichir nos collections. Qu’il s’agisse d’une acquisition de premier ordre ou des détails les plus minutieux, de mesures à prendre en France ou d’instructions à donner à ses agents à l’étranger, il songe à tout. Il imprime, en un mot, à cette partie de son administration la marque d’un des plus grands et des plus puissants génies que la France ait vus naître. Ses efforts furent couronnés de succès, les innovations dont il avait été l’auteur lui survécurent et son nom est resté attaché dans nos annales à la formation de collections toutes nouvelles dans la Bibliothèque. Quand Colbert arriva au pouvoir, elle ne renfermait que des livres imprimés et des manuscrits; à sa mort, en 1683, elle s’était accrue de médailles et d’estampes, et sans être encore constituée en quatre départements, comme elle l’est aujourd’hui, elle avait déjà pris ce caractère d’universalité qui en fait un établissement sans rival dans le monde.

Colbert fut d’ailleurs secondé dans son œuvre par deux hommes de mérite et de science, son bibliothécaire, Pierre de Carcavy et Nicolas Clément de Toul, fonctionnaire aussi zélé que modeste, qui passa dans la Bibliothèque près de quarante ans de sa vie et s’y livra à des travaux importants soigneusement exécutés, utiles, même encore de nos jours, à ses successeurs.

P. de Carcavy et N. Clément furent les seules personnes effectivement attachées à la Bibliothèque, sous l’administration de Colbert. En effet, Nicolas Colbert, frère du ministre, le même qui s’était vu chargé de la garde de la collection Dupuy, avait été nommé évêque de Luçon, et tout en conservant son titre de garde de la librairie, il laissa à son frère l’entière direction de la Bibliothèque, qui se trouvait dans les attributions du ministre, surintendant des bâtiments et des maisons royales. Nous allons voir comment Colbert fit usage de ce pouvoir.

L’exemple que Jacques Dupuy avait si noblement donné fut presque immédiatement suivi: il le fut dans la famille même du roi, et par un prince qu’on n’aurait pas soupçonné d’aussi bienveillantes dispositions pour la Couronne. Gaston d’Orléans possédait dans son palais du Luxembourg un cabinet de raretés, livres, manuscrits, médailles, pierres gravées qui faisaient l’admiration des amateurs. Le P. Louis Jacob, dans son Traité des Bibliothèques, en parle ainsi: «Je puis dire de ce prince sans flatterie, que ny Alexandre Sévère, empereur des Romains, ny Atticus, grand amy de Cicéron, ny le très-docte Varron n’ont eu une cognoissance des médailles comme luy; et sa curiosité ne se termine pas en icelles, mais encore dans la recherche des bons livres, desquels il orne sa très-riche et splendide bibliothèque qu’il a dressée depuis peu dans son hostel de Luxembourg, au bout de cette admirable gallerie où toute la vie de la feue reine Marie de Médicis a esté dépeinte par l’excellent ouvrier Rubens.» Gaston d’Orléans, en mourant, donna ses collections à Louis XIV; ce legs fut accepté par lettres patentes du mois de novembre 1661, mais il ne fut incorporé dans le fonds royal qu’en 1667. La Bibliothèque s’accrut ainsi de cinquante-trois manuscrits, parmi lesquels se trouvait l’original du recueil des rois de France par Du Tillet. La donation faite par Gaston d’Orléans apportait en outre un nombre assez considérable de livres imprimés, presque tous reliés par Le Gascon aux armes du prince, et une série remarquable de dessins de botanique exécutés sur vélin par le peintre Nicolas Robert. Ces pièces curieuses, retenues par le premier médecin du roi Fagon, qui les garda près de lui au Jardin des Plantes dont il était le directeur, ne figurèrent à la Bibliothèque qu’au XVIIIe siècle. Un décret de la Convention du 10 juin 1793 en ordonna la remise au Muséum d’histoire naturelle, où elles sont encore conservées.

Ce qui donne surtout de l’importance au legs de Gaston d’Orléans, c’est qu’il fut le premier fonds et l’origine du Cabinet des Médailles. Déjà, avant Louis XIV, plusieurs de nos rois avaient eu le goût des antiquités. François Ier fit rechercher des médailles et des pierres gravées. Le P. du Molinet dit en avoir vu dans le garde-meubles qui y avaient été placées de son temps: «J’y ai observé un certain bijou de vermeil doré, fait en manière de livre, à l’ouverture duquel on remarque, de chaque côté, une vingtaine de médailles d’or et du Haut-Empire, qui y sont enchâssées et dont la netteté est plus considérable que la rareté.»

Sous Henri II, les médailles que Catherine de Médicis avait rapportées de Florence furent déposées à Fontainebleau. Charles IX fit l’acquisition de la collection du fameux Grolier, dont il réunit les antiquités au palais du Louvre. Cette collection, assez importante pour donner lieu à la création d’une place de garde particulier des médailles et antiquités, fut malheureusement dispersée pendant les troubles de la Ligue. Henri IV chercha à reformer le cabinet royal; un gentilhomme provençal, Rascas de Bagarris, qui lui était connu par son amour des antiquités et par la collection qu’il possédait fut appelé à la cour. A la suite d’une entrevue avec le roi, il fut chargé de reconstituer le Cabinet d’antiquités, dont il obtint l’intendance sous le titre de maître du Cabinet des Médailles et Antiques. Des pourparlers étaient engagés pour l’acquisition de sa collection particulière lorsque la mort d’Henri IV vint détruire ces projets. Les évènements politiques empêchèrent Louis XIII de reprendre cette idée; néanmoins en 1664 le Cabinet du roi passait, au dire du P. Jacob, «pour une merveille du monde pour ses raretés et antiquités, outre ses pierreries.» A cette époque, Jean de Chaumont, conseiller d’Etat, en avait l’intendance avec la garde de la bibliothèque particulière que le roi possédait au Louvre.

Le legs de Gaston d’Orléans enrichit le cabinet du Louvre d’un grand nombre de médailles, de figures de bronze, de pierres gravées. Le P. du Molinet nous apprend qu’il reçut de ce chef «24 belles boëtes d’agathes dont la plupart étaient en relief.» A l’époque de l’acceptation du legs, toutes ces raretés furent laissées à la garde du bibliothécaire du prince, Bénigne Breunot[6], abbé de Saint-Cyprien. Il reçut l’ordre d’en dresser un inventaire, et quand la collection fut portée au Louvre, il se vit accorder l’intendance du Cabinet des Antiquités du roi. En 1666, l’abbé Breunot fut assassiné au Louvre et le Cabinet confié à la garde de P. de Carcavy fut réuni à la Bibliothèque.

Les collections de Gaston d’Orléans n’étaient pas encore entrées dans le fonds royal que Louis XIV recevait une autre donation non moins importante, faite dans les conditions les plus honorables par Hippolyte, comte de Béthune. Philippe de Béthune, son père, lui avait laissé une série de documents originaux consistant surtout en lettres échangées par les plus importants personnages de France depuis le règne de Louis XI jusqu’à celui de Louis XIV. Il y avait là pour l’histoire et la politique d’inappréciables matériaux dont la valeur était d’ailleurs bien connue non-seulement en France, mais encore à l’étranger. La reine Christine de Suède offrit à Philippe de Béthune d’acheter sa collection moyennant 100,000 écus. Loret a rappelé ce fait dans ces vers de la Muse historique:

L’ilustre reine de Suède
Qui, comme sçait, possède
Un esprit haut et généreux,
Des belles-lettres amoureux,
Ayant appris, des fois plus d’une,
Que le sieur, comte de Béthune,
Dans son cabinet de Paris,
Avait d’excellents manuscrits,
Comme aussi plusieurs antiquailles,
Sçavoir quantité de médailles,
Reliefs, portraits, crayons, tableaux,
Des plus rares et des plus beaux,
A fait proposer audit comte
Une somme d’or qui se monte
Tant en juste qu’en quart d’écus
Justement à cent mille écus,
S’il voulait vendre sa boutique,
A cette reine magnifique,
Ou pour parler un peu plus net,
Les pièces de son cabinet.

Et Loret ajoute:

La proposition est forte
Et pourtant l’histoire rapporte
Que ledit comte a refuzé
Ce grand prix d’argent propozé,
Aimant mieux ses portraits et livres
Que d’avoir trois cens mille livres.

Philippe de Béthune avait en effet refusé de vendre sa collection, mais ce que Loret a omis de dire, c’est que celui qui n’avait pas voulu s’en dessaisir à prix d’argent en fit généreusement présent au roi. Louis XIV s’empressa d’accepter par lettres patentes du 21 décembre 1662, «ce recueil de très-grand nombre de manuscrits originaux... montant à 2,000 volumes et plus... Comme c’est une recherche et un travail de 70 années, bien avancé par le père, amplifié et achevé par le fils, et que la dignité et la rareté des matières dont il est remply, a donné subject aux princes étrangers de luy en faire proposer le transport hors le royaume avec des avantages qu’un autre moins zélé et fidèle que luy eust pu n’en estre pas seulement tenté, mais les eust volontiers acceptez, il a creu aussi qu’un ouvrage, de cette nature et de cette importance devait estre conservé en son entier, et que pour empescher qu’après sa mort il ne fust divisé par ses héritiers en autant de portions qu’il y aurait de testes au partage desdits biens, ces manuscrits devoyent estre unys et incorporez aux autres pièces rares de notre couronne.»

Une donation aussi précieuse méritait bien qu’on prît des dispositions spéciales pour en assurer la conservation. 1,923 volumes manuscrits «contenant tous les secrets de l’Etat et de la politique depuis quatre cens tant d’années» prirent place dans la Bibliothèque du roi. Ils furent immédiatement l’objet d’un travail de catalogue exécuté par Clément. Répartis aujourd’hui dans le fonds français et le fonds latin du département des manuscrits, ils rendent les plus grands services à l’historien et au critique qui y suivent pas à pas, et pour ainsi dire en prenant les personnages sur le vif, les événements dont la France fut le théâtre du XVe au XVIIe siècle.

A la collection donnée par le comte de Béthune vinrent s’ajouter une partie des manuscrits qui avaient appartenu à Raphaël Trichet du Fresne. Ce libraire, un des plus habiles bibliophiles de l’époque, possédait une collection assez nombreuse de livres imprimés et manuscrits, la plupart sur l’histoire d’Italie, dont le catalogue fut publié en 1662. A sa mort, sa veuve les mit en vente; Colbert ordonna d’en faire l’acquisition; mais Fouquet, alors au comble de la fortune, acheta la partie relative à l’histoire d’Italie: la Bibliothèque ne put se procurer que cent cinquante manuscrits environ. Cependant les livres vendus au surintendant ne devaient pas tarder à entrer dans le dépôt royal.

Par suite de ces importants accroissements, le local de la rue de la Harpe devenait bien insuffisant. Colbert, dont l’action s’étendait de plus en plus sur la Bibliothèque et qui venait d’y attacher par un titre officiel son bibliothécaire, Carcavy, lui trouva une installation dans les maisons qu’il possédait «au bout de ses jardins» rue Vivien, ou, comme on dit aujourd’hui, rue Vivienne. De cette façon, il pouvait plus facilement surveiller les progrès des collections qui lui étaient si chères. Le temps s’est chargé de démontrer qu’en cette circonstance le choix du grand ministre ne fut pas moins heureux que l’ensemble de ses efforts pour le développement des richesses déposées à la Bibliothèque, puisqu’après tant d’années et de projets successifs de changement, celle-ci occupe encore un emplacement voisin de celui que Colbert lui avait assigné.

La Bibliothèque fut transférée rue Vivienne en 1666; elle y reçut aussitôt toutes les collections de Gaston d’Orléans, qui, nous l’avons vu, avaient été d’abord portées au Louvre. Cette annexion, en réalité origine du Cabinet des Médailles, était à peine accomplie que par les soins de Colbert, une importante acquisition, celle de la collection formée par l’abbé de Marolles, devenait le point de départ de séries toutes nouvelles qui devaient constituer le quatrième département de la Bibliothèque, le département des Estampes.

Si l’on excepte «les livres d’antiquités romaines tant en taille douce que faits à la main, tailles douces de Rubens et autres divers portraits aussi en taille douce, soit reliés, soit en feuilles,» qui étaient compris dans le legs de Jacques Dupuy et qui étaient venus se placer pour ainsi dire inaperçus à côté de ses livres imprimés et manuscrits, la Bibliothèque ne possédait aucun recueil du genre de ceux qu’avait réunis l’infatigable traducteur de Virgile, Michel de Marolles, abbé de Villeloin. Le tout présentait d’autant plus d’intérêt pour la Bibliothèque que la collection de l’abbé de Marolles, composée de 123,400 pièces, avait été formée en dehors de tout parti pris, dans l’unique but de satisfaire ses goûts d’amateur éclairé[7]. «Il n’entendait pas se réduire à la possession, encore moins à l’étude exclusive de certaines œuvres une fois recommandées par la célébrité d’une école ou d’un homme. Pour parler le langage du temps, les estampes «des plus grands maîtres de l’antiquité» quels qu’ils fussent, les pièces gravées par les orfèvres italiens du XVe siècle, comme les œuvres des artistes appartenant à l’école de Fontainebleau, les gravures anonymes des vieux maîtres allemands, aussi bien que les eaux-fortes hollandaises, en un mot, tout ce qui pouvait, sous une forme quelconque, caractériser les progrès de l’art ou en résumer l’histoire, était recherché, reconnu, conquis, par l’abbé de Marolles avec un zèle et une sagacité dont ses devanciers ne lui avaient laissé que des exemples très-incomplets.»

Un tel but n’avait pu être atteint sans coûter à l’abbé de Marolles de grands soins et beaucoup d’argent. Aussi, en vendant son cabinet au roi pour la somme de 30,800 livres, ne faisait-il pas réellement une cession, il accomplissait un acte de généreux désintéressement, en même temps qu’il se rassurait contre les craintes d’une dispersion, craintes naturelles à tout collectionneur. Conformément au désir de l’abbé de Marolles, les recueils cédés par lui ont été soigneusement conservés à la Bibliothèque, comme ils méritaient de l’être. Après avoir été pendant longtemps comme le type caractéristique et l’essence même du département des Estampes, ils en sont encore montrés comme le plus bel ornement.

En même temps que la célèbre collection de l’abbé de Marolles, la Bibliothèque acquérait des séries importantes de livres et de manuscrits. C’étaient, en 1667, à la vente de Gilbert Gaulmin, doyen des maîtres des requêtes, moyennant une somme de 2,685 livres 5 sols, 557 manuscrits orientaux, parmi lesquels se trouvaient 127 manuscrits hébreux et 4 manuscrits en langue syriaque, qu’on peut regarder comme les premiers éléments des fonds hébreu et syriaque, aujourd’hui constitués au département des manuscrits. A la même époque, la disgrâce de Fouquet fut suivie de la dispersion de la magnifique bibliothèque qu’il possédait dans son château de Saint-Mandé. Colbert saisit cette occasion de faire racheter la série relative à l’histoire d’Italie; cet ensemble, payé 19,300 livres, se composait de plus de onze cents volumes, la plupart imprimés.

La Bibliothèque fut également appelée à profiter des collections que Mazarin avait léguées au Collége des Quatre-Nations. Il s’y trouvait des manuscrits et des imprimés qui faisaient défaut à la Bibliothèque, et celle-ci, de son côté, possédait, à la suite des accroissements successifs des dernières années, nombre de doubles qu’elle avait intérêt à éliminer. Il était naturel que l’un des deux établissements cédât à l’autre ce qu’il avait en trop et demandât en retour ce qui lui manquait. Colbert fit ordonner cet échange par un arrêt royal du 12 janvier 1668, «sa Majesté voulant rendre les dites Bibliothèques plus parfaites et d’un plus grand usage pour le public.» Trois états furent aussitôt dressés, le premier contenait les manuscrits de la Bibliothèque Mazarine, le deuxième les imprimés qui manquaient à la Bibliothèque royale, le troisième les doubles dont cette dernière pouvait disposer. Puis on fit une estimation avantageuse pour la Bibliothèque du roi qui, en échange des doubles qu’elle livra, s’accrut de 2,156 manuscrits et de 3,678 volumes imprimés.

Malgré ses efforts, Colbert ne put procurer au roi la célèbre bibliothèque de MM. de Thou, qui fut acquise par le président Ménars. Mais il acheta au prix de 25,000 livres celle du médecin Jacques Mentel, comptant près de 10,000 volumes et 136 manuscrits (1669). En 1672, il obtint des Carmes de la place Maubert, pour une rente de six minots de sel, la cession de 67 manuscrits et de 18 incunables. Quelques années plus tard, la Bibliothèque recueillit une vingtaine de manuscrits qui avaient fait partie de la riche bibliothèque de Pétau.

Non moins que les livres manuscrits et imprimés, les collections de médailles et d’estampes installées par ses soins dans la Bibliothèque du roi étaient l’objet de la sollicitude du grand ministre. Aux antiquités provenant du cabinet de Gaston d’Orléans, s’ajoutèrent successivement et par voie d’acquisition, les médailles de Pierre Seguyn, doyen de Saint-Germain (1669), le cabinet de M. Lauthier, d’Aix (1670), les collections de M. Tardieu, lieutenant-général, celles de M. de Sere, conseiller d’Etat, du comte de Brienne, la suite de médailles modernes de MM. Le Charron et de Trouenne, dans lesquelles étaient venues se fondre une partie des raretés de Peiresc et les pierres gravées de Bagarris. Le fameux cachet dit de Michel-Ange appartenait à cette dernière collection.

A côté de la collection de Marolles, Colbert, autant pour favoriser l’accroissement du cabinet des estampes, que pour encourager les arts, eut l’idée de confier aux artistes contemporains le soin de reproduire par la gravure les œuvres célèbres des peintres de l’époque ou du siècle précédent et les événements les plus remarquables du règne. Dirigée par Nicolas Clément avec l’aide de Goyton, l’imprimeur du roi, l’entreprise réussit pleinement. En treize ans, de 1670 à 1683, près de 1,000 pièces furent gravées; leur ensemble est connu sous le nom de Cabinet du Roi; elles furent, par ordre de Colbert, déposées dans la Bibliothèque, ainsi que les planches en cuivre qui avaient servi à ces reproductions. Ces planches y restèrent jusqu’en 1812, époque où elles passèrent à l’Administration des Musées.

Colbert ne se borna pas à rechercher tout ce qui pouvait, en France, contribuer au développement de la Bibliothèque; il voulut que les intérêts de ce grand établissement fussent également servis à l’étranger. Fort des pouvoirs dont il disposait, il réalisa ses bienveillantes intentions, soit en donnant à des savants des missions spéciales, soit en signalant aux représentants de la France à l’étranger ce qu’il croyait devoir être utile aux collections royales.

Au savant voyageur Vaillant il confia la mission de parcourir l’Italie, la Grèce, l’Egypte, la Perse, pour y recueillir des médailles. Vaillant en rapporta un nombre considérable, «le nouveau cabinet du Roi, dit Le Prince, en fut presque augmenté de moitié.» MM. de Monceaux et Laîné explorèrent l’Orient. Aux termes des instructions rédigées par Carcavy le 30 décembre 1667, ils avaient à rechercher «de bons manuscrits anciens en grec, en arabe, en persan et autres langues orientales, excepté en hébreu parce que nous en avons icy quantité.» Ils devaient aussi faire rechercher de beaux maroquins dont les peaux vertes ou incarnates soient grandes, en sorte qu’on puisse prendre commodément dans chacune la rellieure de deux grands livres in-folio.» Le P. Jean Wansleb, chargé de visiter la Turquie, y acheta 630 manuscrits orientaux et 30 manuscrits grecs. Paul Lucas, Jean-François Lacroix, Nointel, reçurent également des missions en Orient et procurèrent à la Bibliothèque des manuscrits et des médailles. En 1678, le célèbre Cassini envoyait d’Italie 800 livres de mathématiques et 16 manuscrits, tandis que Verjus ramassait 240 volumes en Portugal.

D’aussi prodigieux accroissements nécessitaient des mesures d’ordre et de conservation. Celui qui avait rétabli la régularité dans le service des finances n’était pas homme à les négliger. Ce fut Nicolas Clément qui fut chargé de la mise en ordre des collections et des travaux de catalogue. Depuis l’inventaire de 1645, le nombre des volumes manuscrits et surtout des volumes imprimés était devenu si élevé qu’il était impossible de l’utiliser pour un nouveau travail. En neuf années, de 1675 à 1684, Clément parvint à faire le catalogue des livres imprimés, alors au nombre de près de 40,000. Divisé, suivant la matière des ouvrages, en vingt-trois séries, à chacune desquelles fut affectée une lettre de l’alphabet, il remplit sept volumes rédigés sur un plan méthodique et six volumes de table alphabétique. Pour les manuscrits, Clément les partagea, d’après la langue, en seize classes ou fonds, et il assigna à chaque division, en tenant compte des formats et de la matière, un certain nombre de cotes qui, pour l’ensemble du catalogue, allaient du no 1 au no 10542. Ces travaux considérables et bien faits ont d’autant plus d’importance qu’avec quelques modifications ils ont servi de règle aux classements et aux catalogues postérieurs. Encore de nos jours, tous les livres du département des imprimés sont répartis, en raison du sujet qui y est traité, en catégories désignées par les lettres de l’alphabet. Pour les parties qui n’ont pu être traitées dans ces derniers temps, le cadre tracé par Clément est resté à peu près le même et les indications données par son catalogue sont toujours de la plus grande utilité.

Tels furent les résultats atteints par Colbert, à l’intérieur et à l’extérieur, dans son administration de la Bibliothèque. De son temps même, la grandeur et l’éclat de ses services ne furent pas méconnus; «Monsieur Colbert, disait un contemporain, n’oublie rien de tout ce qu’il faut pour augmenter et embellir la Bibliothèque, afin de contenter la généreuse inclination de son maître[8]». Aussi avait-il le droit d’être fier, quand, en 1681, le roi vint visiter cet établissement, dès lors sans rival dans le monde, et par cette démarche solennelle, témoigner sa satisfaction et rendre justice à son ministre. «Sa Majesté y vint accompagné de Monseigneur, de Monsieur, de M. le Prince et des plus grands seigneurs de la Cour. Après que le Ministre eût montré ce qui était le plus capable d’attirer l’attention, le roi fit aussi l’honneur à l’Académie des Sciences d’assister à une de ses assemblées qu’elle tenait encore dans la Bibliothèque[9]

Colbert mourut en 1683; la même année, Pierre de Carcavy se retira. C’était encore une grande perte pour la Bibliothèque à laquelle il avait rendu d’importants services. Associé aux projets du ministre, nul plus activement que lui n’en avait secondé et poursuivi la réalisation.

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