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La bibliothèque nationale : $b Son origine et ses accroissements jusqu'à nos jours

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DE LA MORT DE LOUVOIS A LA FIN DU RÈGNE DE LOUIS XIV (1691-1715).

A la mort de Louvois, son fils n’avait encore que 17 ans. Son goût des livres et son amour de la science étaient garants de son dévouement aux intérêts de la Bibliothèque. Tout enfant, il avait étonné, par son savoir précoce et en particulier par sa connaissance de la langue grecque, une réunion des premiers personnages de la cour que son père avait invités à l’hôtel Vivienne. Jeune homme, il occupait ses loisirs à relier des manuscrits[10]. Il avait d’ailleurs un guide éclairé dans son oncle l’archevêque de Reims qui conserva la haute direction que, du vivant de Louvois, il avait eue sur les affaires de la Bibliothèque.

L’expérience et l’appui de ce célèbre amateur étaient d’autant plus nécessaires au jeune bibliothécaire que par arrêt du Conseil du 21 juillet 1691, le roi venait d’augmenter encore sa responsabilité et de donner un nouvel éclat aux titres de maître de la librairie et de garde de la Bibliothèque, titres dont la réunion avait été faite pour la première fois en sa faveur. Jusqu’alors, ces fonctions relevaient du surintendant des bâtiments, et nous avons vu que sous Colbert et Louvois, elles n’étaient, pour ainsi dire, qu’une fiction. Louis XIV voulut les rendre indépendantes en plaçant le «maître de la librairie, intendant et garde du Cabinet des livres, manuscrits, médailles et raretés antiques et modernes, et garde de la Bibliothèque de sa Majesté, sous l’autorité de Sa Majesté seulement....» Le même arrêt portait que toutes les dépenses concernant la Bibliothèque devaient être «ordonnées par sa Majesté et les estats et ordonnances signées d’elle, et contre-signées par le secrétaire d’Estat et des commandements ayant le département de sa maison.»

Peu de temps après la publication de cet arrêt, Melchisédec Thévenot quitta la Bibliothèque, et en récompense de ses nombreux travaux, N. Clément fut nommé à sa place commis en titre. L’emploi laissé vacant fut occupé par Jean Boivin[11], qui suivit dans l’accomplissement de ses fonctions l’exemple de zèle et de dévouement donné par son devancier.

L’abbé de Louvois répondit à la confiance du roi par une mesure dont l’importance, à cette époque, n’échappa à personne. Il songea à faire profiter le monde savant de collections qui jusqu’alors n’avaient été accessibles qu’à de rares privilégiés. On lit dans le numéro de novembre 1692 du Mercure: «M. l’abbé de Louvois voulant rendre la Bibliothèque utile au public a résolu de l’ouvrir deux jours de chaque semaine à tous ceux qui voudront y venir étudier; il a déjà commencé et il régala d’un magnifique repas plusieurs sçavans le jour de cette ouverture.» Ce premier essai de publicité ne fut malheureusement pas continué, mais le principe était posé pour l’avenir.

La nouvelle situation faite au bibliothécaire du roi par l’arrêt de juillet 1691 ne pouvait que tourner au profit des collections dont il avait la garde. Toutefois cet avantage ne se réalisa pas immédiatement et les années qui suivirent cette réorganisation ne furent pas aussi fertiles que celles qui l’ont précédée. Durant la période de 1691 à 1700, il n’y a guère à signaler que l’acquisition de 13 manuscrits, débris de la bibliothèque de Julien Brodeau, l’entrée par voie d’échange de 24 manuscrits arméniens et le don de 49 volumes chinois offerts à Louis XIV par l’empereur de la Chine, par l’intermédiaire du Père Bouvet, missionnaire jésuite. Cet envoi, qui ouvrait à la Bibliothèque la série nouvelle des livres chinois, méritait d’être encouragé. Le roi, en retour de cette gracieuseté du souverain du Grand Empire, lui fit présent d’un exemplaire richement relié du Cabinet du roi. Ce premier fonds ne tarda pas à s’augmenter, par les soins du P. de Fontenay, de 12 volumes chinois et tartares.

En 1700, on acheta pour 970 livres 35 volumes manuscrits reliés aux armes de Le Ragois de Bretonvilliers. Cette même année, la Bibliothèque recevait en don plus de cinq cents manuscrits grecs, latins, français, orientaux, etc., dont l’archevêque de Reims se défit en sa faveur. N. Clément n’était pas étranger à cette détermination, dernière marque de la sollicitude du prélat pour nos collections, et tout joyeux, il terminait ainsi la lettre par laquelle il annonçait cette bonne nouvelle à l’abbé de Louvois: «Je ne vous fais point mes réflexions sur cette nouvelle conqueste; elle est très-considérable; il y a plus de cinq cents manuscrits, dont la moitié sont de quelque mérite, et plusieurs d’un mérite singulier.» Ces manuscrits provenaient de différentes sources, un grand nombre avaient appartenu à Ch. de Montchal, archevêque de Toulouse, et d’autres à Antoine Faure. Peu de temps après, plus de deux cents volumes ayant cette dernière origine furent achetés moyennant 1,500 livres, pendant que l’abbé de Louvois, dans le voyage qu’il fit en Italie en 1700, ramassait des manuscrits et surtout des livres imprimés qu’il déposa à la Bibliothèque à son retour. En 1706, à la dispersion de la célèbre bibliothèque des Bigot, on recueillit encore pour le prix de 1,500 livres plus de 500 manuscrits importants dont beaucoup se rapportaient à l’histoire de Normandie.

L’année 1707 fut marquée par un événement malheureux pour la Bibliothèque. Un prêtre renégat natif du Dauphiné et réfugié à La Haye, Jean Aymont, était parvenu à surprendre la confiance de Clément. Grâce à la protection de ce dernier, il obtint de revenir en France; et toutes facilités lui furent données pour pénétrer dans la Bibliothèque. Clément l’y laissait travailler seul; il put ainsi très-aisément commettre le vol qu’il préméditait et qui ne fut découvert que quand il eut repassé en Hollande. Onze manuscrits de valeur avaient été dérobés par ce misérable, d’autres plus importants encore, comme la Bible de Charles-le-Chauve, avaient été indignement lacérés. Clément mit la plus grande diligence à se rendre compte de l’étendue du mal; on fit des réclamations, des poursuites furent commencées, mais elles demeurèrent à peu près sans résultat. La Bibliothèque ne rentra en possession que d’une trentaine de feuillets qui lui furent libéralement restitués par le Cte d’Oxford.[12]

Cette triste affaire empoisonna les dernières années de Clément; sa santé en fut atteinte et il mourut en 1712. Son imprudence, dont il fut la première victime, ne doit pas nous faire oublier les éminents services de cet humble et honnête savant qui consacra son existence laborieuse à des rangements et à des catalogues de la première utilité, et qui, avant de mourir, donna un nouveau témoignage de sa constante sollicitude pour la Bibliothèque, en lui léguant sa collection de portraits. Ce recueil qui contenait plus de dix-huit mille pièces avait été formé par Clément surtout en vue de l’historien; l’authenticité de la pièce par rapport au personnage dont elle était l’image passait aux yeux de Clément avant sa valeur artistique; cette préférence était bien naturelle au collectionneur dont la science, plus encore que l’art, avait occupé toute la vie. Tel quel, cet ensemble avait une importance capitale pour le département des Estampes, car indépendamment de sa valeur intrinsèque, il y commençait une collection toute nouvelle, cette galerie incomparable de portraits, qui continuée et accrue dans le même esprit que son fondateur, est une des séries du département le plus souvent et le plus utilement consultées.

Avec la donation de Clément, nous arrivons à la fin du règne de Louis XIV. Avant qu’elle fût un fait accompli, la Bibliothèque avait eu à enregistrer de nouveaux accroissements. C’étaient en 1707 quatorze volumes tartares non réclamés à la douane et que le roi ordonna de faire porter à la Bibliothèque; en 1708, une vingtaine de manuscrits orientaux recueillis en Orient par Paul Lucas. La même année, deux volumes de cartes d’Irlande avaient été donnés à la Bibliothèque par M. de Valincourt, secrétaire général de la marine; mais avant d’entrer dans nos collections, ces cartes furent communiquées au géographe Delisle et remises par sa veuve seulement en 1727. En 1709 les papiers du célèbre historien André du Chesne entrèrent à la Bibliothèque, à la suite de la condamnation de J. Haudiquer de Blancour accusé de contrefaçon de titres de noblesse, dont les papiers furent confisqués. Quelques années plus tard, la vente de la bibliothèque de Melchisédec Thévenot fit arriver 290 manuscrits dans la série orientale qui s’accrut encore en 1714 de 50 volumes rapportés d’Orient par P. Lucas et de 62 volumes donnés par Ant. Galland avec ses livres et ses papiers. Mais le fait dominant dans nos annales de cette époque, c’est la disposition que Gaignières prit en faveur de la Bibliothèque en 1711 et par laquelle il donnait au roi sa célèbre collection.

«On a peine à comprendre, dit Le Prince, comment un seul homme dont la fortune était bornée, avait pu rassembler chez lui et mettre en ordre tant de pièces différentes, imprimés, manuscrits, estampes, dessins, tableaux, cartes géographiques, etc., et se former un cabinet rare et précieux, qui fut pendant longtemps l’admiration des curieux.»

La conception d’un plan aussi large que celui de Gaignières, et la réalisation qu’à l’aide de ses faibles ressources[13] il en poursuivit avec autant de persévérance que de succès ne peuvent en effet s’expliquer que par l’enthousiasme et l’énergie que la science donne à ceux qui l’aiment. Il avait formé le projet de réunir tout ce qui, à un degré quelconque, intéressait l’art, l’histoire et l’archéologie de notre pays. Documents manuscrits et imprimés, costumes, monuments, personnages, représentations d’événements politiques et militaires, rien ne fut oublié dans sa galerie qu’on pourrait comparer à une vaste encyclopédie figurée de la France du moyen âge.

Avec des données aussi étendues, Gaignières ne pouvait pas espérer n’avoir que des documents originaux; aussi sa collection, bien que renfermant un assez grand nombre de pièces authentiques, était composée, en majeure partie, de reproductions copiées ou dessinées par ses soins. Mais comme ces reproductions ont toujours été faites sur l’original même, il en résulte que, malgré leur imperfection relative et très-explicable, elles sont encore de la plus grande utilité pour l’historien et l’archéologue. S’agit-il par exemple d’un personnage? Gaignières leur donnera un portrait soit gravé, soit dessiné d’après un manuscrit ou d’après quelqu’autre monument authentique: peut-être se trouvera-t-il avoir relevé son épitaphe; si le personnage a écrit, notre amateur aura recueilli ou fait copier sa correspondance. A ces renseignements s’ajouteront de précieuses indications sur les costumes, les usages, les mœurs de ses contemporains, sur l’art à l’époque où il a vécu, sur les faits marquants dont il a pu être le témoin, tout cela pris aux meilleures sources, manuscrits, inscriptions, sceaux, tapisseries, tombeaux, vitraux, etc.

Gaignières n’épargna ni ses faibles ressources, ni les fatigues, ni les voyages pour arriver à un résultat aussi complet. On le voit dans toutes les parties de la France, actif et entreprenant, à la recherche des monuments de notre histoire. Le plus souvent il est accompagné de deux hommes dévoués qui le secondèrent activement dans son entreprise, son valet de chambre, Barthélemy Rémy et un dessinateur peu connu, Boudan. Le premier était chargé de copier les manuscrits ou d’en faire les extraits, mission dont il s’acquitta fort bien, le second s’occupait des reproductions dessinées. Leur désintéressement, qui permit à Gaignières d’accomplir la tâche qu’il s’était imposée, mérite d’être rappelé; on est touché de voir qu’en échange de ses nombreux et excellents services, Rémy touchait 200 livres par an. Boudan n’était pas mieux payé. On lit entre autres articles dans un mémoire des prix dont Gaignières était convenu avec lui pour son travail: «les armes croquées à l’ancre un liard la pièce.»[14]

La vie entière de ces trois hommes est, pour ainsi dire, dans la collection, fruit de leurs efforts réunis. Aussi l’idée d’une dispersion était-elle particulièrement pénible à celui qui en avait eu l’idée et qui en avait si laborieusement réuni les matériaux. Le seul moyen d’en assurer la conservation était de la faire entrer dans la Bibliothèque du roi. Gaignières prit cette résolution avec une généreuse spontanéité.

Par un acte authentique rédigé en présence de M. de Torcy le 19 février 1711, il déclarait que «travaillant depuis longtemps avec un soin, une étude et une aplication continuelle à la recherche de différents manuscrits curieux touchant l’histoire et autres matières, et à la recherche de tableaux, estampes et autres curiositez, il voyoit avec plaisir que le succès en avoit été assez heureux pour avoir rassemblé plus de deux mil manuscrits et une quantité considérable de livres, tableaux, estampes et curiositez qui composoient actuellement ses cabinets et gallerie; qu’il seroit fâché qu’après lui ils fussent dispersez et tombassent en différentes mains, de sorte qu’ayant dessein de les laisser à la postérité, il croyoit qu’il ne pouvoit mieux faire pour les conserver que d’en faire présent au roy.» En dédommagement, M. de Torcy s’engageait à servir à Gaignières, indépendamment d’une somme de 4,000 écus qui lui fut comptée immédiatement, une rente viagère de 4,000 livres, et à payer 20,000 livres aux héritiers du donateur.

Dans le même acte Gaignières avait stipulé qu’il se réservait la jouissance de ses collections jusqu’à sa mort. Cette clause devint entre les mains de Clairembault une arme contre celui dont il passait pour l’ami et le confident. La conduite de Clairembault, en toute cette affaire, est d’autant plus méprisable qu’elle servit à colorer, par des calomnies, ses convoitises personnelles. A son instigation, M. de Torcy se prit à suspecter la loyauté de Gaignières dont la maison, les personnes mêmes furent espionnées par les agents du ministre. Puis il donna l’ordre à Clairembault de dresser un inventaire de manière, donnait-on comme prétexte, à ce que rien ne pût être détourné dans le cas où l’usufruitier viendrait à mourir; en réalité cet acte était une mesure de méfiance contre Gaignières lui-même.

Sa mort qu’on semblait attendre avec impatience arriva le 27 mars 1715, et Clairembault fut chargé de prendre possession des collections appartenant à la Bibliothèque; c’est en 1716 seulement que les intentions de Gaignières furent exécutées. Sa donation comprenait 2,910 volumes imprimés, 2,407 manuscrits, 24 recueils de modes, 31 d’inscriptions tumulaires, 133 de pièces topographiques, 210 portefeuilles de portraits, 4,400 monnaies et médailles, 690 tableaux. L’abbé de Louvois, après avoir reçu la collection, en fit retirer les articles qui lui semblaient sans intérêt pour la Bibliothèque et dont la vente ordonnée par un arrêt du 6 mars 1717 produisit près de 17,000 livres.

Tel qu’il entrait à la Bibliothèque, le Cabinet de Gaignières n’était pas intact. Plus de cent volumes, sans compter plusieurs articles importants qui n’ont pas été retrouvés, étaient restés dans les mains de Clairembault et ils ne firent retour que beaucoup plus tard au dépôt auquel ils appartenaient. Cette soustraction ne fut pas la seule au XVIIIe siècle. Entre l’année 1785 et l’année 1808, 24 portefeuilles contenant des dessins de tombeaux disparurent de la Bibliothèque et passèrent en Angleterre. Acquis par un antiquaire Anglais, Richard Gough, ils furent légués par lui à la Bibliothèque d’Oxford en 1809. Heureusement la section d’archéologie du Comité des travaux historiques, sur le rapport de M. Dauban, s’occupa en 1860 de combler ce déficit, en faisant exécuter par M. Frappaz les calques des pièces manquantes. Par suite de cette utile mesure, la collection de Gaignières est maintenant conservée à la Bibliothèque à peu près complète. D’abord maintenue dans son ensemble dans le fonds des manuscrits, elle a été divisée en 1740, suivant la nature des pièces qui la composent, entre les quatre départements de la Bibliothèque. La valeur et l’utilité de ces documents n’ont fait que s’affirmer depuis le jour où Montfaucon, dans son célèbre ouvrage sur les Monuments de la Monarchie Française, écrivait: «Le devoir et la reconnaissance m’obligent à faire mention de ceux qui m’ont prêté les secours nécessaires pour cet ouvrage: le public sera peut-être bien aise de savoir à qui il en est redevable. Les recueils de feu M. de Gaignières, mon ami, sont les premiers en date. Sans cette avance, je n’aurais jamais pu faire une telle entreprise. Il m’a frayé le chemin en ramassant et faisant dessiner tout ce qu’il a pu trouver de monuments dans Paris, autour de Paris, et dans les provinces. Il y a employé de grosses sommes. Je lui ai donné souvent des recommandations pour nos abbayes où il allait faire ses recherches, menant toujours avec lui son peintre. Je ne savais pas alors qu’en lui faisant plaisir, j’agissais pour moi; ce n’est que depuis sa mort que j’ai formé le plan que j’exécute aujourd’hui, et sans ce secours, je n’aurais jamais pu fournir aux frais immenses qu’il aurait fallu faire pour dessiner tant de monuments, d’après les originaux dont plusieurs sont fort éloignés de Paris. Les portefeuilles sont à la bibliothèque du Roi, d’où par la faveur et la protection de M. l’abbé Bignon, j’ai tiré une bonne partie des pièces qui entrent dans cet ouvrage.»

L’importante donation de Gaignières termine glorieusement la liste des accroissements de la bibliothèque dont Louis XIV vit la suite presque continue depuis son avènement jusqu’à sa mort. Dans Le siècle de Louis XIV, Voltaire dit: «La Bibliothèque royale, déjà nombreuse, s’enrichit sous Louis XIV de plus de trente mille volumes.» Cette évaluation est au-dessous de la réalité. Les catalogues de 1645 rédigés par les frères Dupuy accusent en effet un nombre de 5,000 volumes; à la mort de Louis XIV, la Bibliothèque en possédait plus de soixante-dix mille[15] sans compter les médailles et les estampes qui entrent pour une part importante dans les acquisitions de ce règne.

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