La bibliothèque nationale : $b Son origine et ses accroissements jusqu'à nos jours
RÈGNE DE LOUIS XVI.
Malgré ses difficultés financières, le gouvernement de Louis XVI ne recula devant aucun sacrifice pour donner à la Bibliothèque le moyen de s’assurer la possession de riches collections formées par des particuliers, ou d’en recueillir les articles qu’elle avait intérêt à acquérir. Les sommes élevées accordées à la Bibliothèque, à une époque aussi précaire, prouvent l’importance que notre dépôt avait prise dans le monde littéraire, elles font honneur aux ministres de ce temps, le comte Amelot et le baron de Breteuil, elles sont surtout autant de titres à notre reconnaissance, pour les successeurs zélés de Bignon, son fils Jean-Frédéric et Lenoir, et pour les gardes des quatre départements: l’abbé Barthélemy, conservateur des médailles, Joly, conservateur des estampes, Béjot, conservateur des manuscrits, l’abbé des Aulnays, conservateur des imprimés.
Parmi les acquisitions considérables de cette période, la première à signaler, et par son importance et par ordre chronologique, est celle du cabinet des Médailles, formé par Pellerin. Cette collection passait pour la plus riche qui eût jamais existé et l’ouvrage en neuf volumes in-4o. Recueil de Médailles, de peuples, de villes, de rois, etc., dont elle avait fourni la matière à son possesseur en avait établi la réputation, même à l’étranger. «Le sieur Pellerin, écrivait Bachaumont, dans ses Mémoires secrets à la date du 4 avril 1774, est un vieux amateur de médailles, qui en a une collection des plus rares et des plus complètes. L’impératrice de Russie instruite de ce cabinet par ses émissaires qu’elle a en quête de toutes les belles choses a fait offrir à cet antiquaire 500,000 livres de son cabinet, en en conservant la jouissance jusqu’à sa mort. On assure que M. Pellerin peu touché de ces offres, s’est refusé à vendre son cabinet.» Le riche amateur réservait en effet ses collections à la Bibliothèque, et pour 300,000 livres, il se dépouilla, en 1776, de ce qu’il n’avait pas voulu céder à un prix presque double. Cet acte de désintéressement patriotique, dont l’histoire de la Bibliothèque offre plus d’un exemple, a fait placer le nom de son auteur sur la liste de nos bienfaiteurs. La collection qu’il garda ainsi à la France contenait près de 3,300 pièces. «Celle du roi, dit Le Prince, qui était déjà la plus distinguée de l’Europe, a été portée par cette augmentation à un degré de perfection et de magnificence que toutes les autres, prises ensemble, ne pourraient peut-être pas atteindre.»
Pour être bien inférieure aux offres de l’étranger, cette somme énorme de 300,000 livres, à laquelle ne s’était élevée jusqu’alors que l’acquisition de la bibliothèque de Colbert, était un lourd fardeau pour le budget de cette époque. Aussi les années qui suivent sont moins fertiles; mais vers 1780, l’idée de continuer la publication du catalogue des volumes imprimés, suspendue depuis 1753, par l’impression du catalogue des livres relatifs au droit, provoque, sur les instances de l’abbé des Aulnays, garde du département des Imprimés, de nouveaux et importants achats. Rien que pour les années 1781 et 1782, les registres de dépenses accusent l’emploi d’une somme de plus de 9,000 livres en acquisitions d’ouvrages de jurisprudence français et étrangers, destinés à combler les lacunes du département des Imprimés.
En 1783, la nomination de Lenoir, ancien lieutenant-général de police, aux fonctions de bibliothécaire du roi en remplacement de Frédéric Bignon, semble imprimer encore un plus grand élan à la libéralité du gouvernement. Le crédit du nouveau bibliothécaire était utile à la Bibliothèque dans les circonstances qui allaient se présenter.
Dès l’année 1777 il était question de la vente de la fameuse bibliothèque du duc de La Vallière. Déjà, à cette époque, l’abbé des Aulnays écrivait au bibliothécaire du duc, l’abbé Rive, pour obtenir de lui des renseignements sur cette incomparable collection de raretés de toutes sortes en imprimés, manuscrits et estampes et sur les articles qui pouvaient intéresser la Bibliothèque. Bignon n’eut pas de peine à faire comprendre au ministre l’importance de cette vente, un véritable événement, et la nécessité pour la Bibliothèque d’y prendre part. Ce fut le dernier acte mémorable de son administration, ce fut aussi le dernier fait important auquel s’attache, dans nos annales, le nom d’une famille qui pendant près de deux siècles contribua avec tant de zèle et de bonheur à la prospérité de notre grand établissement.
Le 27 décembre 1783, le baron de Breteuil annonçait la résolution du roi en ces termes:
«Je vous ai prévenu, Monsieur, que le roi approuve que vous fassiez acheter les manuscrits et les livres de la Bibliothèque de M. le duc de La Vallière qui manquent à la Bibliothèque de Sa Majesté. Il est, comme vous l’avez observé vous-même, très essentiel de garder le secret sur les acquisitions que vous ferez faire. Il ne l’est pas moins qu’on ne fasse que celles qui seront indispensables, et qu’on ne néglige rien pour qu’elles reviennent au meilleur marché possible. Le roi, qui connaît votre zèle et votre expérience pour ces sortes d’opérations, s’en rapporte aux mesures que vous croirez devoir prendre pour que ses vues soyent remplies.»
La vente commença au mois de janvier et dura jusqu’au mois de mai 1784. La Bibliothèque y acheta deux cent cinquante-cinq manuscrits et près de sept cents volumes imprimés. Parmi ces derniers, la plupart des monuments typographiques du XVe siècle, quelques-uns présentaient une valeur exceptionnelle. L’exemplaire de la Christianismi restitutio, de Servet, entre autres livres précieux, excitait vivement la curiosité des bibliophiles. Dans un rapport adressé à Lenoir le 16 avril 1784, l’abbé des Aulnays, en prévision du prix élevé que ce volume semblait devoir atteindre, demanda pour cette acquisition un crédit spécial:
«Parmi les ouvrages à acquérir à la vente La Vallière, il en est un, disait-il, que l’on n’a pas compris, parce qu’il a paru demander un ordre à part du ministre, vu le prix excessif auquel il peut être porté: c’est le fameux ouvrage de Servet intitulé: Christianismi restitutio. Il fait doublement époque dans l’histoire de l’esprit humain; il atteste la barbarie de Calvin qui fit brûler dans le même bûcher le livre et l’auteur. Cet exemplaire est le seul qui ait échappé aux flammes, on prétend même qu’il en a été arraché. Il offre une autre époque plus consolante; il est le premier ouvrage où l’on ait décrit la circulation du sang, et cela avec presque autant de clarté qu’on le ferait aujourd’hui. Cet exemplaire, si célèbre dans le monde entier, complèterait la collection précieuse, chère et infiniment rare de Servet que le roi possède dans sa Bibliothèque. C’est aussi le seul qui manque dans la Bibliothèque impériale de Vienne. Ce livre n’ayant qu’une valeur arbitraire, il n’est pas possible de prévoir à quel prix il peut être porté par le sous-bibliothécaire de l’Empereur, par les commissionnaires d’Italie, d’Espagne, de Berlin, et par plusieurs particuliers curieux. Je crois devoir me borner à assurer que le public ne cesse de manifester son vœu pour que cet ouvrage unique, si célèbre dans toute l’Europe, passe dans la Bibliothèque de Sa Majesté. Cette espèce de conquête y jetterait, surtout aux yeux des étrangers, un éclat infini sur les acquisitions que le ministre a fait faire, et annoncerait au public ce qu’il a lieu d’attendre de M. le Bibliothécaire dans sa nouvelle place.»
Ce pressant appel fut entendu; le baron de Breteuil donna l’ordre d’acheter ce livre si curieux qui fut payé 4,121 livres.
Le total des adjudications de la vente La Vallière faites à la Bibliothèque s’éleva à la somme de 117,577 livres dont 41,097 livres pour le département des manuscrits, 65,036 pour le département des Imprimés, et 11,444 livres pour le département des Estampes. Quelques mois plus tard, en 1785, on employa une somme de 60,000 livres à l’achat de quittances provenant de la Chambre des Comptes et appartenant à Beaumarchais. Ces papiers pesaient plus de 600 quintaux et remplirent plusieurs voitures entières.
On pourrait penser que ces dépenses extraordinaires dûrent ralentir le mouvement des acquisitions. Il n’en fut rien cependant. Le registre des comptes de la Bibliothèque de 1785 à 1789, dont sont extraites les notes suivantes, prouve que sans préjudice des achats courants et ordinaires, on ne laissa échapper aucune occasion favorable à l’accroissement de nos collections:
«19 janvier 1785. Payé au sieur Peters la somme de 24,000 livres pour le prix de la collection des œuvres de Rembrandt cédée par ledit sieur Peters à la Bibliothèque du roi.
«17 juin 1786. Payé au sieur Leclerc la somme de 6,000 livres, à-compte du prix des estampes, plans et autres ouvrages remis par lui à la Bibliothèque du roi.
La même année, le baron de Breteuil ouvre un crédit de 12,000 livres pour l’acquisition de livres d’histoire naturelle à la vente de la Bibliothèque de Le Camus de Limars.
«21 décembre 1787. Payé à M. Abeille, secrétaire du bureau du commerce, la somme de 6,000 livres pour le prix convenu des manuscrits et portefeuilles par lui cédés à la Bibliothèque du roi, conformément aux lettres de M. le baron de Breteuil des 11 novembre et 1er décembre 1787.
«19 janvier 1788. Payé à M. Joly, garde du Cabinet des Estampes, la somme de 3,000 livres pour le prix des dessins des tableaux de Carle Vanloo, étant dans le chœur des Augustins de la place des Victoires et dont l’acquisition a été ordonnée pour être placés à la Bibliothèque.
«31 mai 1788. Payé à M. l’abbé de Courçay, garde-adjoint du Cabinet des Médailles, la somme de 10,851 livres pour le prix des médailles acquises par ledit Cabinet à la vente de feu M. Dennery conformément aux lettres de M. le baron de Breteuil des 30 novembre 1786, 3 mai et 4 juin 1788.
«4 mars 1789. Payé au sieur Patin, au nom et comme fondé de procuration de M. le cardinal de Loménie, la somme de 3,102 livres faisant partie de celle de 8,502 livres portée en une ordonnance expédiée le 21 juillet 1788, pour le paiement de différents ouvrages acquis par la Bibliothèque du roi tant de mon dit sieur cardinal de Loménie que des sieurs de Rulhières et abbé Lourdet.
«30 juin 1789. Payé au sieur Fournier, huissier, la somme de 3,300 livres pour le prix de la collection de l’histoire de France en 52 volumes acquis à la vente de feu M. le Maréchal de Richelieu sous le no 1606 du catalogue pour le cabinet des Estampes de la Bibliothèque du roi.
«7 juillet 1789. Payé au sieur de La Lande 1,131 livres pour le prix de volumes provenant de la même vente et destinés au même département.»
Les dernières années du règne de Louis XVI furent donc bien remplies. Jusqu’à sa fin, l’ancien régime se montra fidèle à ses traditions, en cherchant avec une constante sollicitude à enrichir la Bibliothèque, qui lui doit son origine et les principaux éléments de sa grandeur.
Avant de commencer l’histoire de la période révolutionnaire, il ne serait peut-être pas inutile de donner quelques détails sur les ressources de la Bibliothèque, sur son organisation, sur l’état de son personnel en 1789. Ce résumé permettra de juger, en plus exacte connaissance de cause, les changements qui ont suivi.
Sous Louis XV, le budget de la Bibliothèque était annuellement de 68,000 livres, dont 46,469 livres pour le personnel, et 21,531 livres pour les acquisitions et le matériel. Dans ce dernier chiffre étaient compris pour une somme de 5,202 livres, les reliures proprement dites et l’achat des maroquins. Ces fonds permettaient à peine de faire les dépenses courantes et quand il se présentait des collections précieuses de livres, de manuscrits, de médailles ou d’estampes, les ministres accordaient des crédits spéciaux. C’est ainsi qu’en 1765, pour ne citer qu’une année, les dépenses montèrent à la somme de 129,047 livres.
En 1778, le fonds ordinaire de 68,000 livres devenant insuffisant, le gouvernement ouvrit un crédit supplémentaire qui varia suivant les circonstances et qui porta le budget annuel à 83,000 livres en moyenne. Dans les dernières années du règne de Louis XVI, par suite des acquisitions extraordinaires de l’époque, le chiffre des dépenses fut bien supérieur, il monta jusqu’à 169,220 livres 10 sols dont 63,000 livres pour les acquisitions.
Cette somme considérable, qui équivaut à peu près à notre budget actuel, était justifiée par la nature et l’importance des services rendus par la Bibliothèque, par la réputation que dès cette époque elle avait d’être la première de l’Europe. Sans être encore absolument publique, elle était régulièrement ouverte à tout le monde deux fois par semaine de 9 h. à 2 h. et quelquefois plus tard. En outre, tous les jours, les gens de lettres et même ceux qui sans être hommes de lettres avaient des recherches sérieuses à faire y avaient facilement accès. On lit dans une note manuscrite du temps: «Dans les jours préférés par les savants et les gens de lettres on leur donne plusieurs volumes à la fois, on les entoure, pour ainsi dire, de la bibliothèque qu’ils désirent et celle du roi devient la leur.» Le nombre des communications, qui ne devait pas dépasser un volume les jours publics, était donc illimité, pour ainsi dire, les jours réservés.
Au département des Imprimés, il n’était pas rare de recevoir, en une séance, plus de cent personnes et de communiquer plusieurs centaines de volumes. Indépendamment de ces communications intérieures, il y avait dans les trois départements des Imprimés, des Manuscrits et des Estampes, un service de prêt bien organisé, qui depuis longtemps avait pris une grande extension. Les registres d’inscription des livres prêtés à cette époque contiennent de nombreuses mentions et témoignent en même temps que de la libéralité avec laquelle se communiquaient les livres, de l’empressement des gens de lettres à en profiter. Pendant plusieurs années Voltaire fut un emprunteur assidu de la Bibliothèque. La lettre suivante qu’il adressait à l’abbé Bignon, peut avoir été écrite vers 1730:
«Monsieur
«Je vous suplie de vouloir bien avoir la bonté de me permettre d’emprunter à la biblioteque du roy quelques livres anglois que je ne pourois pas trouver ailleurs, jen donneray mon reçeu, et je ne manqueray pas de les raporter dans un mois. J’ose vous demander cette grace monsieur d’autant plus librement que je scay que vous avez passé votre vie à en acorder aux gens de lettres. Votre réputation authorise la liberté que je prends. Je passeray dans quelques jours à la biblioteque, et si vous voulez bien monsieur m’y faire donner vos ordres jen profiteray avec la reconnoissance que vous doivent tous les hommes qui pensent.
«Je suis avec bien du respect
votre très-humble et
très-obéissant serviteur.
«Voltaire.»
A Paris ce 5 aoust.
Les noms qu’on retrouve le plus souvent sur les registres de 1740 à 1788 sont ceux de Montesquieu, Buffon, d’Alembert, Diderot, Condorcet, Marivaux, Lacépède, Daubenton, Maupertuis, l’abbé Lambert, Crébillon, Florian, Berquin, Fréron, Suard, La Harpe. En 1788 Mirabeau, en 1790 Sieyès, et dans les années suivantes, nombre de députés à la Convention usent largement du prêt.
La Bibliothèque se trouvait ainsi mêlée au mouvement général des esprits en facilitant les travaux de ceux qui demandaient des réformes. Elle recevait, pour ainsi dire, le reflet des idées du temps:
«Ce qu’on ignore encore, faisaient justement observer les bibliothécaires à l’Assemblée nationale en 1790, c’est que la Bibliothèque du Roi offre un spectacle bien curieux qui ne serait pas sans utilité pour la politique. C’est là et c’est là seulement qu’on voit vers quelle étude se porte l’esprit humain: il fut un temps où il ne s’occupait que d’érudition et où l’on ne demandait que des auteurs grecs ou latins. Ensuite il se tourna vers la littérature, on ne cherchait que des poëtes et des orateurs; les sciences exactes et la physique ont eu leur tour.
«On s’appliqua ensuite à l’économie politique, on rechercha les livres anglais. L’Assemblée nationale a donné de nouvelles vues à la nation et la Bibliothèque s’en aperçut aussitôt. On y a vu accourir des hommes qui n’y venaient pas: de simples artisans qui ont voulu développer le génie qu’ils se sentaient et qu’ils avaient cru jusqu’alors inutile de cultiver.»
Et l’abbé des Aulnays ajoutait avec une fierté légitime: «Nos places sont destinées à seconder par la communication de nos richesses les efforts que l’esprit humain fait en tous sens soit pour perfectionner les routes anciennes, soit pour s’en frayer de nouvelles. Nous sommes presque toujours les premiers confidents de ses efforts et nous en sommes les témoins journaliers[31].»
Malgré les exigences d’un service public déjà bien chargé, malgré de nombreuses acquisitions, la Bibliothèque, au moment de la Révolution, avait la plus grande partie de ses collections rangées et classées. De 1720 à 1789 le département des Imprimés s’était accru d’un cinquième et renfermait à cette dernière date plus de 300,000 volumes ou pièces. Néanmoins le catalogue était à jour. La publication s’était arrêtée[32] au premier volume du catalogue de la jurisprudence, mais chaque ouvrage classé soit d’après le système de Clément, soit d’après le plan du catalogue imprimé portait une cote indiquant exactement sa place sur les rayons. Les intercalations, à l’aide de lettres ou de signes supplémentaires et de sous-chiffres, avaient été régulièrement faites, et si les lecteurs n’avaient de catalogues à leur disposition que pour quelques séries, ils obtenaient rapidement communication des volumes qui se trouvaient sans difficulté.
Il en était de même au département des Manuscrits. Là aussi le classement des volumes se rattachait à deux systèmes, l’un s’appliquant aux manuscrits orientaux, grecs et latins, dont le catalogue avait été publié, et n’admettant pas d’intercalations; l’autre aux manuscrits français, parmi lesquels les intercalations s’étaient continuées. En outre, parallèlement à ces quatre grands fonds, la plupart des collections entrées au XVIIe et au XVIIIe siècle avaient été maintenues dans leur ensemble et avaient conservé le classement et le numérotage se rapportant à l’inventaire dressé au moment de leur annexion à la Bibliothèque. A côté du département des Manuscrits, le département des titres et généalogies, considérablement accru depuis sa création en 1720, ne contenait pas moins de 5,200 boîtes de pièces de toutes sortes et un grand nombre de portefeuilles remplissant neuf salles. Cette masse de documents divisée en deux parties, la série des travaux, notes et mémoires des généalogistes et la série des titres originaux, était classée par ordre alphabétique, et les répertoires tenus à jour rendaient les recherches si commodes, «qu’en peu de minutes, suivant un témoignage du temps, on pouvait présenter tous les titres relatifs à chaque demande.»
Au département des Médailles, dont le nombre avait doublé dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’ordre avait été maintenu par l’abbé Barthélemy. La collection d’antiques, en particulier, avait été mise en ordre par ses soins, ainsi que celle dont la Bibliothèque venait d’être enrichie par la libéralité du comte de Caylus.
L’activité de Joly et de son fils, qui lui était adjoint, avait fait face aux travaux de rangement nécessités par les nouvelles entrées du cabinet des Estampes qui, depuis 1750, s’était augmenté en nombre et en richesses de plus d’un tiers. En 1783, il avait même été question d’appliquer aux collections du département une classification scientifique, d’après le système de Heinecke. Mais l’insuffisance des ressources empêcha de mettre à exécution cette idée qui allait être reprise quelques années plus tard. Joly constatait avec une sorte de douleur naïve son impuissance à faire tout le bien qu’il méditait:
«Ce qu’on a peine à croire, écrivait-il, c’est que le service de cet immense dépôt n’a été fait, jusqu’à ce jour, que par deux personnes, le garde et son adjoint, tandis que MM. les autres gardes en ont, les uns plus, les autres moins, quoique le nombre des estampes, qui égale au moins celui des livres imprimés, demande le même travail, à cela près, que l’auteur d’une estampe a voulu souvent se faire deviner.
«J’espère, Messieurs[33], que vous aurez égard à l’impossibilité de ranger, de décrire et de démontrer un pareil océan de richesses instructives et agréables avec deux personnes seulement, je crois que quatre ne seraient rien de trop.»
Tel était l’état des choses à la fin de l’ancien régime, et par lui-même, il fait l’éloge de ceux qui l’avaient créé. Depuis longtemps, en effet, le travail était la règle à la Bibliothèque, et ce serait une erreur de croire que les places qui y étaient occupées par des hommes de mérite fussent considérées par eux seulement comme une récompense due à leurs travaux littéraires. Le principe, déjà établi alors, était que l’on devait tout son temps à ses fonctions: le passage suivant, emprunté à un rapport des gardes en 1790, montre comment ils comprenaient leur devoir:
«Le service public qui était projeté en 1720, n’eut lieu que 23 ans après. Alors on pouvait joindre et on joignait d’autres places à celles du département. On pouvait chercher dans la publication de quelques ouvrages une consolation à l’obscurité de ses travaux et un dédommagement à la modicité de ses appointements. Désormais et depuis plus de vingt-cinq ans, il faut toujours détourner ses pensées de dessus soi, les appliquer continuellement à l’utilité d’autrui, et pour tout dire, en un mot, renoncer soi-même à la gloire pour aider les autres à en acquérir.»
L’exemple donné par les gardes était suivi par leurs subordonnés, commis, écrivains et garçons qui formaient le personnel du département. Les écrivains n’étaient pas des scribes ou des copistes; antérieurement on les appelait Scriptores regiæ bibliothecæ. C’étaient véritablement des gens de lettres, des professeurs royaux, des savants distingués: l’abbé Barthélemy, pour ne citer qu’un nom[34], avait été simple écrivain. De même les garçons devaient, en général, avoir reçu «une éducation honnête» et savoir le latin. Enfin, à côté de ce cadre normal et régulier, il y avait, aux départements des imprimés et des manuscrits, un personnel d’attachés désignés sous le nom d’Interprètes, dont les connaissances spéciales, en langues mortes ou vivantes, étaient utilisées, soit pour la rédaction des catalogues, soit pour l’acquisition des livres étrangers.
En 1789, le personnel de la Bibliothèque comprenait 54 agents de tous grades, dont voici l’état avec le montant des appointements de chacun:
| Lenoir, bibliothécaire en chef | 12 500 livres[35] |
| L’abbé Martin, secrétaire | 2 000 id. |
| L’abbé Duprat, aumônier, | sans appointements. |
| L’abbé O. Sullivan, chapelain[36] | 600 livres. |
| de Villeneuve, trésorier | 1 100 id. |
| IMPRIMÉS. | |
| L’abbé des Aulnays, garde[37] | 5 000 id. |
| Malin, 1er commis | 2 400 id. |
| L’abbé Capperonnier, 2e commis[38] | 1 800 id. |
| Van Praet[39], 1er écrivain | 2 000 id. |
| Carra, 2e écrivain | 1 500 id. |
| Gauthier, 3e écrivain | 1 200 id. |
| Cœuilhe, 4e écrivain | 1 000 id. |
| Tournay, surnuméraire | |
| Cazenave, garçon | 800 id. |
| Chevret, aîné, garçon | 800 id. |
| Le Prince, cadet, garçon | 800 id. |
| Chevret, cadet, garçon | 800 id. |
| MANUSCRITS. | |
| Caussin de Perceval[40], garde | 5 000 id. |
| Parquoy, 1er commis | 1 500 id. |
| Le Prince, aîné, 2e com. (Inspr de la librairie) | 1 600 id. |
| Duby, 3e commis | 800 id. |
| GÉNÉALOGIE. | |
| L’abbé Coupé, garde | 4 000 id. |
| Aubron, 1er commis | 3 000 id. |
| Gourier, commis | 1 000 id. |
| Levrier de Champrion, commis | 1 000 id. |
| De Villiers, commis | 1 000 id. |
| ESTAMPES. | |
| Joly, garde | 3 000 id. |
| Joly, fils, adjoint | 1 200 id. |
| INTERPRÈTES. | |
| Le Roux des Hautes Rayes, (p. les lang. occ.) | 1 200 id. |
| De Guignes, id. | 1 000 id. |
| Anquetil, id. | 900 id. |
| Ruffin, id. | 800 id. |
| De Keralio, (pour la langue allem.) | 1 000 id. |
| Behenam, (pour la langue grecque) | 1 200 id. |
| Dom Chavich, (pour la langue arabe.) | 2 400 id. |
| Venture, (pour les langues orientales) | 800 id. |
| MÉDAILLES. | |
| L’abbé Barthélemy, garde | 5 000 id. |
| Barthélemy de Courçay, garde-adjoint | 2 000 id. |
| Barbié, 1er commis | 1 200 id. |
| Cointreau, 2e id. | 800 id. |
| Plus 14 suisses ou frotteurs. | |