La bibliothèque nationale : $b Son origine et ses accroissements jusqu'à nos jours
LA BIBLIOTHÈQUE AU XVIIIe SIÈCLE
ADMINISTRATION DE JEAN-PAUL BIGNON. (1718-1741).
Quelque fertile qu’ait été pour nos collections l’époque de Louis XIV, elle devait être encore dépassée par le règne qui suivit et qu’on a pu sans exagération appeler l’âge d’or de la Bibliothèque. Dans les mains habiles de l’abbé Jean-Paul Bignon, dont la science était à la hauteur du dévouement, elle va prendre le rôle important qu’elle doit jouer dans le monde lettré, conquérir, avec un local répondant à sa grandeur, une organisation presque définitive et s’accroître dans des proportions réellement extraordinaires.
En 1715, l’abbé de Louvois était encore bibliothécaire du roi, il mourut jeune encore en 1718[16]. Son successeur fut pris dans cette famille, qui avait déjà donné deux de ses membres à la Bibliothèque: l’abbé Jean-Paul Bignon était le fils de Jérôme, le prédécesseur de l’abbé de Louvois. Les lettres patentes du 15 septembre 1719 annonçaient ainsi sa nomination: «La charge de maître de notre librairie, intendant, garde de notre cabinet des livres, manuscrits, médailles et raretés de notre Bibliothèque, étant vacante par le décès du sieur abbé de Louvois, nous avons choisi pour la remplir notre cher et bien-aimé Jean-Paul Bignon, abbé de Saint-Quentin en l’Isle, doyen de Saint-Germain l’Auxerrois, conseiller ordinaire en notre conseil d’Etat, président de nos Académies des sciences et belles-lettres, et l’un des quarante de l’Académie française. Son goût pour les lettres, son application à tout genre d’érudition, les connaissances qu’il a acquises, la justesse de son discernement, son zèle et sa fidélité concourent avec la satisfaction que nous éprouvons à rendre en cette occasion un honneur dû à la mémoire de ses pères, en confiant à un de leurs descendants le soin d’une Bibliothèque qui a si longtemps été entre leurs mains pendant le siècle passé, et qu’ils ont enrichie du fruit de leurs veilles.»
Nul choix ne pouvait être plus heureux pour la Bibliothèque. Il fallait en effet toutes les qualités et toute l’influence du nouveau bibliothécaire pour entreprendre et mener à bonne fin les réformes qu’il méditait. Tout d’abord il voulut reconnaître les collections dont la garde venait de lui être confiée et il en fit ordonner l’inventaire. Un arrêt du 20 septembre 1719 prescrivit un récolement général de toutes les collections. Sous la présidence du ministre M. de Maurepas, et conjointement avec l’abbé Bignon et les gardes de la Bibliothèque, MM. de Boze et Fourmont, désignés par le roi, exécutèrent ce travail, qui ne fut terminé qu’en 1720.
Parmi les avantages que la Bibliothèque retira de cette utile opération, un des plus importants fut sa constitution en quatre départements. L’abbé Bignon comprit qu’avec le nombre et la diversité des collections, il fallait, pour rendre la surveillance efficace, les grouper en séries distinctes et méthodiques et placer à leur tête un homme qui, pour la partie commise à sa garde, partagerait et soulagerait la responsabilité du bibliothécaire. De la sorte, il donnait à ce chef de section une indépendance propre à stimuler son zèle et à des collections d’ordre tout différent un défenseur d’autant plus autorisé qu’il était à même d’en avoir une connaissance plus approfondie. Quatre départements furent donc créés à la Bibliothèque, c’étaient: 1o les manuscrits, 2o les imprimés, 3o les titres et généalogies[17], 4o les planches, gravées et estampes. Boivin fut préposé à la garde des manuscrits; l’abbé de Targny, qui avait succédé à Clément, fut plus particulièrement chargé des livres imprimés, Guiblet, des titres et généalogies, et Le Hay, des estampes. La création des interprètes, savants spéciaux attachés sous ce titre aux sections de livres en langue étrangère, date également de cette époque.
Cette utile réorganisation accomplie, il y avait une autre réforme non moins urgente, mais plus difficile à réaliser. Le récolement de 1720 avait démontré la nécessité d’un agrandissement des locaux de la Bibliothèque. Depuis l’époque en effet où Louvois avait proposé vainement d’affecter l’hôtel Vendôme à des collections, déjà à l’étroit à ce moment, les accroissements s’étaient succédé, et rien n’avait été fait dans cet ordre de choses. Il avait été question d’une installation au Louvre, mais les appartements que l’abbé de Louvois, auteur du projet, avait en vue, venaient d’être occupés par l’infante d’Espagne, la fiancée du jeune roi. Le problème se représentait donc tout entier, et la solution en paraissait encore éloignée.
Un événement, au moins en ceci heureux, vint servir à souhait les désirs de l’abbé Bignon. A la mort de Mazarin, son palais, qui occupait une large bande de terrain comprise entre les rues de Richelieu et Neuve-des-Petits-Champs, avait été divisé: la partie sur la rue de Richelieu échut au marquis de Mancini, le mari de la nièce du cardinal, et elle était devenue l’hôtel de Nevers. Ces bâtiments, achetés par le roi sous la régence, avaient servi de local à la banque de Law, et la ruine du financier, arrivée en 1721, les rendait vacants. Les donner à la Bibliothèque, logée en face, semblait une mesure d’autant plus sage que dans cette combinaison il ne s’agissait plus pour elle d’un déplacement toujours dangereux, mais d’un simple agrandissement. L’abbé Bignon s’emploie aussitôt avec la plus grande activité, et par son crédit auprès du régent il obtient l’autorisation nécessaire. On ne perd pas un instant; l’arrêt du Conseil est du 13 septembre 1721, «le 1er octobre, dit Buvat, on commença le transport des manuscrits de la Bibliothèque du roi à l’hôtel de Nevers.»
Toutefois ce ne fut qu’en 1724, après bien des difficultés, grâce aux efforts infatigables de l’abbé Bignon et à la protection du comte de Maurepas, que cette prise de possession fut définitivement ratifiée. Les lettres patentes du 16 mai 1724 affectaient «à perpétuité l’hôtel de Nevers à la Bibliothèque. On s’occupa alors à faire dans cette grande maison des dépenses vraiment royales, pour donner à cette Bibliothèque, par rapport à la commodité et aux embellissements extérieurs, toutes les décorations qu’elle méritait[18].» L’architecte de Cotte eut la direction de tous ces travaux. Quant au palais Mazarin proprement dit, c’est-à-dire, les bâtiments de la rue Neuve-des-Petits-Champs, ils continuèrent d’être occupés par des services étrangers à la Bibliothèque.
Dans la poursuite de ces projets d’agrandissement qui avaient si bien réussi, l’abbé Bignon cherchait un autre résultat que la facilité de loger nos collections; il avait l’intention d’en ouvrir l’accès au public, ce qui n’était guère possible dans le local de la rue Vivienne. Nous avons vu que l’abbé de Louvois avait tenté un premier essai dans ce sens; avant lui, Colbert avait compris toute l’utilité d’une pareille mesure et, sans rendre encore la Bibliothèque publique, il en avait facilité l’entrée aux savants français et étrangers qui avaient besoin d’y travailler. Mais jusqu’au XVIIIe siècle, tout s’était borné à des prêts consentis dans des conditions exceptionnelles ou à des communications sur place dont l’autorisation passait pour une véritable faveur. L’esprit libéral et éclairé de l’abbé Bignon alla plus loin. Le 11 octobre 1720 un arrêt du Conseil, rendu sur sa demande, ordonna la publicité de notre dépôt: «La Bibliothèque du Roy sera ouverte à tous les sçavans de toutes les nations, en tout temps, aux jours et heures qui seront réglez par le Bibliothécaire de Sa Majesté, et il sera préparé des endroits convenables pour y recevoir lesdits sçavans, et les mettre en état d’y vacquer à leurs études et recherches avec toute commodité. Outre lesdites entrées accordées aux sçavans, la Bibliothèque sera ouverte au public une fois la semaine depuis onze heures du matin jusqu’à une heure de l’après-midi; et seront alors toutes les personnes que Sa Majesté a déjà attachées à ladite Bibliothèque, ainsi que les autres qu’Elle se propose d’y attacher encore, sous les ordres dudit sieur Bibliothécaire, obligées de se trouver durant ledit temps ès-sales, cabinets et galeries d’icelle, pour satisfaire la curiosité de tous ceux que l’envie de s’instruire y attirera.»
L’ouverture prescrite fut suspendue par l’installation des collections dans l’hôtel de Nevers, mais elle fut rétablie dès que le permirent les travaux d’aménagement entrepris dans les nouveaux bâtiments, vers 1743.
Ces améliorations donnèrent un nouvel éclat à la Bibliothèque, elles firent valoir son utilité et ses richesses: sans nul doute elles attirèrent et justifièrent les donations et les acquisitions dont le nombre et l’importance ne laissent pas d’étonner même de nos jours, à plus d’un siècle de distance.
L’abbé de Louvois était encore à la tête de la Bibliothèque, quand le 22 novembre 1717, Charles d’Hozier fit présent au roi de la collection généalogique commencée par Pierre d’Hozier, son père, et continuée par lui. Tous deux, «généalogistes de la maison de Sa Majesté,» avaient été à même de réunir un grand nombre de pièces concernant les familles nobles de France. Dans l’acte de cession dressé par le notaire, Charles d’Hozier déclare que c’est un «cabinet curieux composé de manuscrits, généalogies, preuves de noblesse, titres originaux, extraits, mémoires de famille, lettres écrites tant à lui qu’au dit feu sieur son père, beaucoup de volumes imprimés sur lesquels ledit feu sieur son père et lui ont mis des notes, lettres d’annoblissements, réglements d’armoiries et diverses recherches considérables.» La crainte d’une dispersion lui fit donner ces documents au roi qui, en dédommagement, lui alloua une pension viagère de 2,000 livres. Cette cession désintéressée consistait en 250 volumes ou portefeuilles contenant des pièces et documents généalogiques, en mémoires et lettres adressés à Pierre d’Hozier et en 875 volumes imprimés annotés. Les pièces généalogiques, auxquelles Clairembault, chargé du classement, réunit les documents du même genre qui se trouvaient dans la collection Gaignières, devinrent le noyau du Cabinet des titres. Cette section était assez considérable pour former trois ans plus tard le quatrième département de la Bibliothèque.
La collection d’Hozier, dont l’acquisition avait été négociée sous l’administration de l’abbé de Louvois, mais dont l’entrée à la Bibliothèque n’eut lieu qu’en 1720, ne fut pas la première que reçut l’abbé Bignon. Son prédécesseur en mourant avait voulu donner une dernière preuve d’attachement au dépôt dont il avait eu la garde durant 35 années, en lui léguant ses manuscrits. On en comptait environ trois cents, presque tous modernes et relatifs aux événements du XVIIe siècle.
Philippe de La Mare possédait des manuscrits qui ne présentaient pas seulement d’intérêt pour l’histoire du XVIIe siècle: l’histoire de France en général, celle du XVIe siècle en particulier, l’antiquité, étaient représentées dans la bibliothèque qu’il tenait de son père, Philibert de La Mare, héritier des papiers de Saumaise. Cette importante collection, vendue à la mort de Philippe de La Mare, allait passer en Hollande, quand le Régent donna ordre de l’acheter. C’était un accroissement de plus de 600 manuscrits.
Ce que l’on avait fait pour la collection Philippe de La Mare en 1718, on le fit en 1719 pour une bibliothèque encore plus précieuse, celle d’Etienne Baluze[19]. Ce célèbre érudit avait disposé de ses magnifiques collections en faveur d’une dame Le Maire. Son testament renfermait même cette clause singulière: «Je défends et prohibe expressément la vente de ma Bibliothèque en gros, voulant qu’elle soit vendue au plus offrant et dernier enchérisseur, afin que les curieux en puissent avoir leur part, y ayant une très-grande quantité de livres rares, difficiles à trouver que les gens de lettres seront bien aises d’avoir l’occasion d’acquérir.» Il était cependant bien important que ces collections, au moins celles qui étaient manuscrites, ne fussent pas perdues pour la Bibliothèque. Chargé pendant 33 ans de l’administration de la bibliothèque de Colbert, Baluze n’avait rien négligé pour la formation de la sienne. Avec son activité surprenante, il avait réuni, fait copier ou copié lui-même des documents originaux d’un intérêt capital pour l’histoire du moyen âge, auxquels sa vaste érudition et sa compétence bien connue donnaient encore une plus grande valeur. Le catalogue de sa bibliothèque publié en 1719 sous le titre de Bibliotheca Baluziana n’indiquait pas moins de 957 volumes manuscrits, près de 700 chartes et 7 armoires remplies de papiers modernes. Une pareille collection avait sa place marquée dans la Bibliothèque du Roi, et l’abbé Bignon obtint d’en faire l’acquisition. Une première évaluation de 16,000 livres ne parut pas suffisante à la propriétaire, il fallut porter cette somme à 30,000 livres, moyennant laquelle près de quatorze cents volumes entrèrent au département des manuscrits.
Tous les actes de l’abbé Bignon concouraient à la prospérité de la Bibliothèque. En 1720, il adjoignit aux fonctions de Bibliothécaire du roi les charges de garde du Cabinet du Louvre et de bibliothécaire de Fontainebleau qu’il acheta l’une de Dacier, l’autre des héritiers de M. de Sainte-Marthe. Le Cabinet du roi au Louvre, formé par Henri IV pour son usage particulier, renfermait alors beaucoup de manuscrits venus de la librairie du cardinal d’Amboise et remarquables par leur ancienneté et la beauté de leurs miniatures, ainsi qu’un bon nombre d’ouvrages exécutés en l’honneur de rois. La réunion des charges obtenues par l’abbé Bignon préparait la fusion de ces collections dans celles de la Bibliothèque; elle eut lieu de 1723 à 1732. Plusieurs volumes conservés dans le château de Versailles ne tardèrent pas à être également versés dans notre grand dépôt.
Les recueils que Morel de Thoisy, lieutenant-général au bailliage de Troyes, avait formés au commencement du XVIIIe siècle sur les matières ecclésiastiques et historiques, sur la jurisprudence et les belles-lettres, renfermaient plus de soixante-dix mille pièces tant imprimées que manuscrites. Lui-même en avait fait un premier classement en 646 volumes. Comme il l’écrivait avec un légitime orgueil, «parmi ces pièces, il y en avait une quantité considérable, les unes originales, les autres très-rares.» La juste appréciation que Morel de Thoisy faisait de ce célèbre recueil n’en rend que plus honorable pour sa mémoire la déclaration en date du 10 juillet 1725 par laquelle il l’offrit généreusement au roi.
Ces volumes furent attribués au département des Imprimés où ils sont encore conservés. Il en fut de même de l’importante collection musicale léguée au roi en 1725 par Sébastien de Brossard, chanoine de Meaux. Bien qu’il s’y trouvât un certain nombre de volumes manuscrits, elle fut déposée au département des Imprimés[20]. Le legs de Brossard y commença heureusement la série musicale. «Ce cabinet est des plus nombreux et des mieux assortis qu’on connaisse. Pendant plus de cinquante années, le possesseur n’a épargné ni soins ni dépenses pour en faire le recueil le plus complet qu’il soit possible de tout ce qu’il y a de meilleur et de rare en musique, soit imprimé, soit manuscrit. La première partie du recueil contient les auteurs anciens et modernes, tant imprimés que manuscrits, qui ont écrit sur la musique en général; la seconde partie renferme les praticiens; elle consiste en un grand nombre de volumes ou de pièces, la plupart inédits. C’est une réunion de tous les genres de musique sacrée et profane, vocale et instrumentale, où tout est disposé avec ordre, ainsi qu’on peut s’en assurer par le catalogue que Brossard a remis à la Bibliothèque de sa Majesté[21].»
Depuis 1726, on s’occupait de faire copier les actes authentiques du Conseil de Bâle qui étaient devenus la propriété de la ville de Bâle. Baluze, puis l’abbé Jourdain, avaient entrepris ce travail qui ne fut achevé qu’en 1724, par les soins d’Eusèbe de Laurière, avocat au Parlement. En 1725, vingt-neuf volumes contenant la copie de ces documents utiles à l’histoire de l’église gallicane furent déposés au département des manuscrits.
De la fameuse bibliothèque que possédait Foucault, successivement intendant dans les généralités de Montauban, de Poitiers et de Caen, nos collections ne purent recueillir que quelques volumes donnés par l’abbé Bothelin ou échangés par M. de Boze. Mais la Bibliothèque fut plus heureuse quand il s’agit de donner un abri aux restes d’une autre collection plus ancienne et encore plus célèbre qui semblait près de périr, celle des manuscrits de l’abbaye de Saint-Martial de Limoges. Obligés par la mauvaise situation financière de l’abbaye de se défaire de leurs volumes, les chanoines en annoncèrent la mise en vente en 1730. L’abbaye possédait alors plus de deux cents manuscrits. Ces débris d’une bibliothèque qui avait été dans toute sa splendeur au XIIIe siècle ne manquaient pas de valeur. Presque tous contemporains de la première partie du moyen-âge, ils renfermaient des documents très-importants pour l’intelligence des textes théologiques et pour l’étude de la langue, de l’histoire, des mœurs de la France du IXe au XIIIe siècle. L’abbé Bignon, aidé par M. de Maurepas, put en faire l’acquisition moyennant une somme de 5,000 livres.
A cette époque, la bibliothèque de la famille de Mesmes, qui avait brillé d’un si vif éclat au commencement du XVIIe siècle, était en pleine décadence. Pour sauver ce qui en subsistait encore, les héritiers des de Mesmes en proposèrent la cession au roi en 1731. Elle fut immédiatement décidée et payée 12,000 livres. Une somme aussi élevée indique suffisamment la valeur de cette acquisition qui comprenait six cent quarante-deux manuscrits. Sur ce lot, on préleva les volumes des négociations de Claude de Mesmes, comte d’Avaux, qui furent placés au dépôt des affaires étrangères. Les quatre cent treize volumes qui restèrent à la Bibliothèque fournirent encore un notable appoint non-seulement à la série des manuscrits du moyen-âge, mais aussi à celle des documents sur l’histoire de la France et des Etats voisins et de leurs relations diplomatiques pendant les deux derniers siècles.
Grâce aux efforts de l’abbé Bignon, le Cabinet des Estampes se vit, à son tour, enrichir en 1731 d’une collection qui semblait depuis longtemps lui être destinée. Formée par Henry de Beringhen, premier écuyer du roi, elle renfermait tout ce que l’art de la gravure avait produit de plus remarquable à cette grande époque. A l’exclusion de tous les monuments antérieurs, Beringhen recherchait les œuvres des contemporains qu’il avait pu connaître et admirer. «Un si beau recueil ne pouvait convenir qu’au roi et il semblait en quelque façon que ce seigneur eut prévu qu’un jour sa collection ferait suite à celle de l’abbé de Marolles: en effet celle de M. de Beringhen reprend, pour ainsi dire, à l’année 1660, époque à laquelle l’abbé de Marolles en était resté; elle renferme principalement des maîtres de l’école de France jusqu’à l’année 1730[22].» Beringhen avait même si sûrement deviné le sort de ses volumes qu’il les avait fait relier par avance aux armes de France et en maroquin rouge, suivant le modèle adopté pour la collection de Marolles. Tant de précautions ne pouvaient nuire à leur fortune. Sans doute l’abbé Bignon n’en tira pas le moins puissant argument pour déterminer le cardinal de Fleury à faire approuver par le roi le projet d’acquisition de cette importante collection. Les pourparlers engagés en 1731 avec l’évêque du Puy, fils et héritier de Beringhen, ne tardèrent pas à aboutir. Cette même année, 579 volumes in-folio contenant près de 80,000 pièces, épreuves de choix dues au burin des plus habiles artistes de notre pays, prirent place sur les rayons du département des Estampes à la suite de la collection de Marolles. Ils l’y continuèrent dignement offrant à l’historien et à l’artiste les renseignements les plus précieux sur la gravure en France depuis le milieu du XVIIe siècle jusqu’à la première moitié du XVIIIe siècle.
On le voit, la Bibliothèque semblait destinée à recueillir les collections que le temps et le goût de nombreux amateurs avaient constituées et qui venaient s’y réfugier comme en un lieu protecteur pour échapper à la ruine ou aux convoitises de l’étranger. Le moment était arrivé pour son habile administrateur de redoubler d’efforts ou de zèle afin d’assurer à notre dépôt la possession de la bibliothèque la plus riche, la plus fameuse qu’aucun amateur ait jamais formée, celle de Colbert[23]. Cette admirable collection échut, à la mort du ministre, à son fils le marquis de Seignelay, puis au frère de celui-ci, Jacques-Nicolas Colbert, archevêque de Rouen. En 1707, ce dernier l’avait léguée à son neveu, l’abbé Charles-Eléonor Colbert, plus tard comte de Seignelay. Dans les mains de ce petit-fils du grand Colbert, ce glorieux héritage ne resta pas longtemps intact. Déjà en 1728 il avait fait procéder à une vente de livres imprimés et un millier environ avaient été achetés pour le compte de la Bibliothèque. Il fallait, à tout prix, préserver les manuscrits des risques d’une dispersion. Fort de l’assentiment et de l’appui de M. de Maurepas, l’abbé Bignon fit des ouvertures à M. de Seignelay et des experts furent nommés pour l’estimation de la collection en bloc. L’abbé de Targny et Falconet représentèrent la Bibliothèque, le P. de Montfaucon et Lancelot M. de Seignelay. Mais tout d’abord on ne s’entendit pas. Les experts du roi n’offraient que 80,000 francs, tandis que ceux du propriétaire exigeaient 200,000 francs. Trois ans se passèrent ainsi, les négociations faillirent même se rompre. Enfin, en février 1732, pour mettre fin au débat, M. de Seignelay prit une résolution qui l’honore: il offrit au roi tous ses manuscrits, tant anciens que modernes, «en suppliant Sa Majesté de régler elle-même la somme qu’elle jugerait à propos de lui donner.» Louis XV la fixa à 300,000 livres.
A ce prix, la Bibliothèque acquit 6,645 manuscrits anciens parmi lesquels un millier de volumes grecs et environ 700 orientaux, 440 volumes de copies de documents tirés des archives de province, une série de plus de 500 volumes formés de correspondances politiques, d’instructions, de mémoires et de lettres de Colbert, enfin 300 volumes de mélanges.
Il est inutile d’insister sur la valeur et l’importance tout-à-fait hors ligne d’une pareille acquisition. Elle fut un grand événement non-seulement pour la Bibliothèque mais encore pour les lettres et l’histoire en France. Par sa situation, par les ressources de toutes sortes dont il disposait, Colbert avait pu satisfaire pleinement son amour pour les livres et pour la science. Ses bibliothécaires, Carcavy et Baluze, n’avaient pas seuls travaillé à réunir les éléments de ce fonds important. Il avait trouvé en province des correspondants dévoués et laborieux qui recherchèrent avec une ardeur infatigable, soit dans les couvents et abbayes, soit dans les archives locales, des documents précieux pour l’histoire de notre pays. A défaut des originaux, ils obtenaient des copies. C’est ainsi que Doat, président de la Chambre des comptes de Navarre, fut chargé de faire un choix dans les archives du Languedoc, de la Guyenne, du Béarn et du pays de Foix, que Denys Godefroy, en se livrant à un travail analogue sur les archives de Flandre, procura à Colbert plus de 150 volumes. A l’étranger, jusqu’en Orient, il avait des agents, comme à Constantinople M. de Nointel, qui recueillit pour le compte du ministre les manuscrits qui pouvaient l’intéresser. En même temps, il ne se faisait à Paris ou en province aucune vente importante de manuscrits sans que Colbert n’y poursuivît les plus remarquables articles, quand il n’achetait pas pour son compte la collection en bloc. En 1675, il se procurait 500 manuscrits provenant de la bibliothèque de Ballesdens et, quelques années plus tard, les célèbres manuscrits anciens du président de Thou. En 1678, l’abbaye de Moissac lui cédait 100 de ses plus précieux manuscrits, en 1680, le collége de Foix 300 volumes, en 1683, l’abbaye de Bonport 87 manuscrits. Les donations faites à Colbert furent encore plus nombreuses que les acquisitions, citons entr’autres celles de François du Chesne, de Mareste d’Alge, de l’hôtel-de-ville de Rouen, du chapitre de Metz. Elles s’expliquent par la prédilection marquée du grand ministre pour sa bibliothèque et par le désir de lui plaire. N’oublions pas d’ailleurs que si cette préférence de Colbert pour ses collections particulières lui fit quelquefois négliger les intérêts du dépôt national dont il avait la charge, il n’en fut pas moins donné à la Bibliothèque, grâce à l’heureux événement de 1732, de bénéficier, en fin de compte, des efforts multipliés de cet homme de génie pour sauver de la ruine les monuments les plus importants de notre histoire et de notre littérature.
Sans être aussi considérable que la bibliothèque Colbertine, la collection formée par Antoine Lancelot était renommée pour les documents qu’elle renfermait sur l’histoire de France. En 1733, Lancelot l’offrit au roi. Cette donation comprenait 206 manuscrits, en majeure partie anciens et précieux, et plus de cinq cents portefeuilles remplis de pièces imprimées, de copies et de documents originaux relatifs à l’histoire, la généalogie, la jurisprudence, la littérature, aux offices, charges et dignités en France. Pendant longtemps ces recueils ont été conservés au département des Imprimés; aujourd’hui on en a détaché les pièces imprimées qu’on a incorporées dans les différentes séries de cette section et les portefeuilles de Lancelot ont été transmis au département des manuscrits où ils présentent un ensemble de 189 volumes.
Châtre de Cangé possédait une bibliothèque dont les connaisseurs avaient pu constater l’importance par le catalogue qui en fut publié en 1733. Il y avait non-seulement des manuscrits remarquables, utiles à l’étude de notre histoire et de notre poésie nationale, mais encore de nombreux volumes imprimés de valeur. Au mois de juillet 1733, la Bibliothèque en fit l’acquisition pour une somme de 40,000 livres; c’était un nouvel accroissement de 158 manuscrits et de près de 7,000 volumes imprimés. La partie manuscrite de cette collection s’enrichit encore d’une douzaine de volumes dont M. de Cangé fit hommage au roi; la partie imprimée, d’abord diminuée d’un millier de volumes reconnus doubles et vendus comme tels, s’augmenta en 1751 des recueils de pièces imprimées et manuscrites qu’à la mort de Cangé, son fils, le sieur de Billy, offrit en pur don à la Bibliothèque.
Cette acquisition fut, sinon la dernière, du moins la plus importante de celles qui marquèrent la fin de l’administration de l’abbé Bignon. De 1733 à 1743, les achats de la Bibliothèque ne portèrent plus en effet que sur des portions de collections encore intéressantes, mais qui n’avaient plus la valeur exceptionnelle des bibliothèques précédemment acquises. Parmi les entrées de ces dernières années, il faut toutefois mentionner: en 1734, les papiers relatifs à l’histoire du collége de Navarre, laissés par l’abbé Drouin; en 1736, les dix-huit manuscrits achetés à la vente de la Bibliothèque de M. de Coislin; en 1737, cent vingt-huit volumes manuscrits et quarante-huit imprimés vendus par les héritiers de l’abbé de Targny; en 1748, trois cents volumes imprimés et deux cent quatre-vingts volumes manuscrits, dont plusieurs très-remarquables, cédés par le duc de Noailles; enfin, cette même année, la nombreuse collection des pièces qui restaient du trésor des Chartes de Lorraine et que Lancelot avait été chargé d’examiner et de copier à Nancy. L’envoi qu’il en fit, à cette époque, ne comprenait pas moins de onze ballots; la collection de Lorraine, qui compte aujourd’hui 1,036 volumes, en a été presque entièrement formée.
L’abbé Bignon, suivant en cela la trace de ses illustres devanciers, Colbert et Louvois, travailla à étendre les relations de la Bibliothèque à l’étranger. Dans cette partie de sa tâche, il fut encore puissamment soutenu par M. de Maurepas, dont le nom ne doit pas être oublié dans ce chapitre de l’histoire de nos collections. Il est probable en effet que malgré tout son zèle, l’abbé Bignon n’aurait pu obtenir des résultats de cette importance sans l’intervention et l’autorité d’un ministre. Les documents sont là d’ailleurs pour témoigner, en même temps que des efforts du bibliothécaire, de l’appui que M. de Maurepas lui prêtait. En parcourant la correspondance entretenue par ces deux hommes avec les représentants de la France à l’étranger, en voyant l’activité et le bon vouloir de ces derniers évidemment stimulés par le désir de plaire au ministre, leur empressement à soutenir et à imiter les missionnaires du gouvernement, on s’explique que l’étranger ait pu, dans un délai relativement assez court, fournir un contingent aussi abondant à nos collections.
Encore plus entreprenante et plus heureuse que celle de ses prédécesseurs, l’administration de l’abbé Bignon fit faire à la Bibliothèque un pas de plus dans l’Orient: l’Inde et la Chine lui furent ouvertes. On peut dire que jusqu’au XVIIIe siècle, le fonds asiatique ne consistait guère qu’en manuscrits orientaux proprement dits, c’est-à-dire en manuscrits arabes, turcs, persans et en manuscrits de l’Orient juif et chrétien. C’était une lacune à combler. L’extension des progrès des missionnaires Jésuites dans la Chine, l’établissement des Français dans l’Inde vinrent merveilleusement aider l’abbé Bignon dans cette entreprise. En 1723, la Compagnie des Indes, se conformant aux instructions de M. de Maurepas, fit un envoi de sept caisses contenant plus de dix-huit cents volumes Chinois. Ce lot, en passant presque tout entier des mains du P. Prémare dans celles de l’abbé Bignon, était suffisant pour constituer à lui seul le fonds Chinois, qui, outre quelques volumes entrés sous Louis XIV, renfermait déjà les manuscrits en même langue donnés à la Bibliothèque en 1719 par son bibliothécaire, et ceux qui lui étaient venus en 1720 de la Congrégation des Missions étrangères.
Dans l’Inde, les intérêts de la science et de la Bibliothèque furent activement servis par les directeurs de la Compagnie, par les missionnaires jésuites et surtout par le P. Le Gac. On lit dans le Mémoire historique au sujet de leurs envois: «Depuis 1729 jusqu’en 1737 chaque année a esté marquée par des envois assez considérables pour former dans la Bibliothèque de Sa Majesté un recueil en ce genre peut-être unique en Europe.... La plus grande récolte qu’on ait faite dans l’Inde a esté du costé du Bengale, où comme nous l’apprend le R.-P. Le Gac, les sçavans sont moins rares que dans le reste de la péninsule, parce que les Indiens y ont des académies fondées pour y enseigner les sciences auxquelles ils s’appliquent. L’attention des missionnaires de cette contrée et ceux de Pondichéry ne s’est pas bornée à nous envoyer les livres originaux qu’ils y ont pu rassembler; ils ont encore, suivant les instructions qui leur avaient été données, fait copier les livres les plus curieux, lorsque les brames qui les avoient n’ont pas voulu s’en deffaire: mais en quoy ils ont rendu un service plus essentiel encore à la Bibliothèque du roy, et en mesme temps à la république des lettres, c’est qu’ils ont eu le soin de joindre à tous ces ouvrages, presque inconnus jusqu’icy en Europe, des grammaires, des syntaxes, et mesme des dictionnaires des diverses langues dans lesquelles ils sont escrits. Ce n’est que par ces secours que nos sçavans pourront un jour profiter de tout ce que les livres des Indiens, dont la Bibliothèque du roy est aujourd’hui si bien pourvue, ont d’utile pour connoistre sûrement la religion, les mœurs, l’histoire et la littérature de ces peuples.»
La Turquie et la Grèce, qui semblaient offrir une mine au moins aussi féconde, furent explorées par deux savants chargés d’une mission spéciale. M. de Maurepas, cédant aux instances de l’abbé Bignon, donna les fonds nécessaires à cette entreprise qui fut confiée à deux membres de l’Académie des Inscriptions, l’abbé Sevin et l’abbé Fourmont. Sevin s’occupa particulièrement de la recherche des manuscrits et parcourut la Turquie et les provinces du Levant. Fourmont visita la Grèce en recueillant surtout des inscriptions et des médailles. Leur voyage qui dura de 1727 à 1730 fut loin d’être infructueux pour la Bibliothèque. Sevin en a consigné les résultats dans les termes suivants: «M. l’abbé Sevin a rapporté en France environ six cens manuscrits, et les correspondances qu’il a establies dans toutes les différentes provinces de l’Orient en ont déjà procuré et en assurent encore un grand nombre. Comme nos recherches embrassent généralement toutes les langues de ces pays-là, grec, turc, arabe, persan, syriaque, chaldéen, arménien, géorgien, copte et abyssin, il est difficile que chacune de ces langues en particulier ne fournisse des morceaux qui pourront contribuer à étendre nos lumières et nos connoissances.» Le retour de Sevin en France n’arrêta pas en effet les envois d’Orient. L’exemple qu’il y avait donné fut suivi par nos ambassadeurs en Turquie, MM. de Villeneuve, le comte de Castellane, qui continuèrent à enrichir nos collections de manuscrits grecs et orientaux recueillis par leurs soins, tandis que l’institution des jeunes de langues, fondée à Constantinople par M. de Maurepas, fournissait à la Bibliothèque des copies ou des traductions d’ouvrages orientaux.
En Europe, l’action de l’abbé Bignon se faisait également sentir. Il avait des correspondants dans presque toutes les villes importantes. Nos ambassadeurs en Suisse, à Venise, le marquis de Bonnac, le comte de Froulay envoyaient des manuscrits orientaux. En Portugal, le comte d’Ericeira, en Italie, le marquis de la Bastie recherchaient des livres imprimés. On en faisait acheter en Russie, en Hollande, dans les foires de Leipzig et de Francfort. En Danemark, l’abbé Bignon avait trouvé pour répondre à son appel un esprit éclairé et un noble cœur, le comte de Plélo. De 1723 à 1734, il envoya à la Bibliothèque près de sept cents volumes la plupart imprimés. La Bibliothèque s’enorgueillit de compter un tel nom parmi ceux de ses bienfaiteurs qui furent le plus passionnés pour sa prospérité.
Quelque distraite qu’elle fût par ces acquisitions en France et à l’étranger, l’attention de l’abbé Bignon ne pouvait manquer de se porter sur les prescriptions relatives au dépôt de tout ouvrage imprimé à la Bibliothèque. L’importance de ces règlements pour nos collections n’en faisait que ressortir avec plus de force à ses yeux la nécessité d’en surveiller l’exécution que Colbert et Louvois s’étaient efforcés d’assurer, mais qui était loin d’être complète. Rien de moins extraordinaire du reste que cette inobservation à cette époque, puisqu’après tant d’années que le principe du dépôt a été consacré et mis en pratique, la Bibliothèque, même de nos jours, ne peut se flatter d’en tirer tous les bénéfices que la loi lui promet. Du temps de l’abbé Bignon, ce n’était donc pas à la perfection mais à une amélioration qu’il était permis de prétendre. L’arrêt du Conseil rendu le 11 octobre 1720 renfermait, en les rendant plus pratiques, les prescriptions antérieures. Comme les mesures précédentes, elles eurent un effet rétroactif. Les auteurs, libraires, graveurs et autres qui n’avaient pas fourni les exemplaires exigés par les règlements y furent contraints, sous peine, passé le délai d’un mois, de saisie et confiscation desdits exemplaires et d’une amende de 1,500 livres. Mais s’il maintenait, en cas d’infraction, l’amende aussi forte, le même arrêt réduisait les obligations imposées. Au lieu de trois, le nombre des exemplaires à fournir n’était plus que de deux «dont l’un sera en grand papier, ce qui s’exécutera à l’égard de toutes sortes d’impressions par tous ceux qui les feront faire.... excepté dans le cas où le Bibliothécaire de Sa Majesté jugera que les ouvrages ne méritent pas d’être mis en grand papier.»
L’arrêt rendu, l’abbé Bignon tint la main à ce qu’il ne restât pas lettre morte. Sa correspondance avec les syndics de la librairie et de l’imprimerie est continuelle, ses réclamations sont incessantes, et l’équité, l’autorité de celui qui les formulait, son insistance, prouvent qu’il était difficile de ne pas y satisfaire.
C’est l’ensemble de tous ces actes qui fait de cette administration une des époques les plus mémorables de l’histoire de notre Bibliothèque et qui a placé l’abbé Bignon au premier rang de ses bienfaiteurs. Au XVIIIe siècle l’admiration qu’elle excita se reporta sur le roi; on frappa une médaille en souvenir d’évènements auxquels on peut croire que Louis XV était bien étranger. D’un côté, elle portait son effigie, de l’autre cette légende:
Bono reipublicæ
Liter. consuluit
Bibliotheca regia
X millibus codd.
Mss. aucta
MDCCXXXII.
Ce qui, à l’adresse de Louis XV, était un acte de flatterie, eut été un acte de justice pour l’abbé Bignon et ses dignes collaborateurs. A défaut de médailles rappelant leurs travaux, ils nous ont laissé, ce qui vaut mieux, dix volumes de catalogues, témoignage éclatant de leur zèle pour la Bibliothèque et de leur dévouement à leurs fonctions.
Jusqu’à l’époque où cette œuvre utile fut commencée, le travail de Clément, tenu à jour par ses successeurs, était le seul catalogue en usage à la Bibliothèque. En 1720, il avait servi au récolement des collections ordonné par l’abbé Bignon après sa nomination comme Bibliothécaire. Mais le principe des intercalations à l’aide de chiffres et de sous-chiffres, adopté par Clément, n’était plus applicable après les immenses accroissements qui suivirent; il fallait recommencer le travail en entier d’après de nouvelles règles. Pour le catalogue des Imprimés, l’ordre méthodique de Clément fut en grande partie conservé, mais on supprima les intercalations, on numérota les ouvrages au lieu de numéroter les volumes, on ne fit plus de distinctions de formats. Dans le département des Manuscrits où la confusion était encore plus grande, parce que les intercalations y avaient été bien plus fréquentes, on suivit également un système tout différent de celui de Clément. On divisa tous les manuscrits en quatre séries, les manuscrits orientaux, les manuscrits grecs, les manuscrits latins, les manuscrits français ou en langues modernes, et à chaque série on affecta une suite de numéros commençant pour chacune au no 1. Seul, le fonds des manuscrits français sur lequel la même opération ne put être effectuée, continua à porter la numérotation du catalogue de Clément, c’est-à-dire que le premier numéro de cette série fut le no 6,700.
L’impression des catalogues, préparée d’après ces règles, et décidée par M. de Maurepas dès 1735, commença en 1739. Cette année, parut le premier volume du catalogue des livres imprimés renfermant les matières théologiques: la Bible (A), les interprètes de la Bible (B), les Pères de l’Eglise (C), et le premier volume du catalogue des manuscrits consacré aux manuscrits orientaux. La publication continua presque sans interruption jusqu’en 1753: en 1740, c’est le 2e volume du catalogue des manuscrits comprenant les manuscrits grecs; en 1742, le 2e et le 3e volume des Imprimés, la Théologie orthodoxe (D), et la théologie hétérodoxe (D2); en 1744, le 3e et le 4e volume de la série des manuscrits se composant des manuscrits latins; en 1750, le 4e et le 5e volume des livres imprimés, tous deux affectés aux belles-lettres, la grammaire (X), la poésie (Y), les romans (Y2), la polygraphie (Z); enfin en 1753 paraît le 6e volume du catalogue des livres imprimés relatifs au Droit canon (E) et au droit de la nature et des gens (*E). C’étaient en résumé dix volumes en moins de vingt ans. Arrêtée à cette époque, la publication des catalogues ne devait être reprise qu’un siècle plus tard.
Malgré les vives critiques qu’ils soulevèrent, ces catalogues rendirent d’immenses services au public lettré; encore aujourd’hui, ils sont très-utilement consultés pour les séries qui n’ont pas été l’objet d’un nouveau travail. Pendant l’administration de l’abbé Bignon, ils eurent un autre résultat; en faisant reconnaître et inventorier toutes les richesses qui venaient s’accumuler à la Bibliothèque, ils servirent à la constatation d’un grand nombre de doubles dont une partie fut aliénée.
Dans cette importante entreprise si activement poursuivie, l’abbé Bignon avait pu s’associer les hommes qui, de son temps, étaient le plus à même de la mener à bien. Boivin le Cadet, mort en 1726, avait été remplacé dans la garde des manuscrits par l’abbé de Targny qui venait du département des Imprimés. Lui-même eut pour successeur l’abbé Sallier, membre de l’Académie des Inscriptions. Cette nomination fut une bonne fortune pour le département des Imprimés qui lui doit la meilleure partie de son catalogue. Le catalogue des manuscrits orientaux fut l’œuvre de plusieurs savants: Fourmont pour les livres chinois, Armain pour les manuscrits persans et turcs, Ascari pour les syriaques. Mais ce fut l’abbé Sevin, attaché au département des manuscrits depuis son retour d’Orient, qui s’occupa le plus activement du catalogue de cette série des collections. Non-seulement les manuscrits orientaux, mais une bonne partie des manuscrits latins, la totalité des manuscrits grecs furent catalogués par ses soins. «En m’arrêtant aux seuls manuscrits grecs, écrivait l’abbé Bignon à M. de Maurepas, je vous avouerai d’abord que je ne saurais donner trop d’éloges à l’application avec laquelle M. Sevin s’y est porté.» Aussi sa nomination à la tête du département des manuscrits, quand mourut l’abbé de Targny en 1737, ne fut-elle que la juste récompense de ses bons services. Malheureusement il n’occupa pas longtemps ces importantes fonctions; quatre années plus tard, sa mort y appelait un autre membre de l’Académie des Inscriptions, Melot, qui acheva le travail commencé par son devancier sur les manuscrits latins. Enfin, sous la direction de ces savants, dignes continuateurs des érudits du XVIIe siècle, il n’y a que justice à rappeler les noms de modestes travailleurs qui, sans avoir l’autorité et les vastes connaissances de ces principaux auteurs, apportèrent à la rédaction du catalogue leur part de zèle et de dévouement. Le copiste Buvat, célèbre par son Journal de la Régence, dont nous reconnaissons la belle écriture dans presque tous les catalogues manuscrits rédigés de son temps; l’abbé Jourdain, secrétaire de la Bibliothèque, l’auteur du Mémoire historique sur la Bibliothèque du Roy, publié en 1739 dans le tome Ier du catalogue des livres imprimés d’après un travail beaucoup plus étendu de Boivin, et réédité avec des additions par Le Prince en 1782, Malin, commis écrivain de l’abbé Sallier, Boudot et Lefebvre.
L’abbé Bignon prit sa retraite en 1741, à l’âge de 80 ans; il mourut deux ans plus tard le 14 mars 1743 «ayant conservé jusqu’au dernier moment non-seulement toute sa raison, mais encore la douceur et l’égalité d’esprit qu’il avait toujours montrées[24].» Ce caractère se devine quand on jette les yeux sur son portrait; sculptée ou gravée sa figure respire une grande bonté jointe à la finesse et à la distinction. La mémoire de cet homme qui a administré nos collections pendant 22 ans restera toujours chère aux amis des livres et des lettres; ils honoreront en l’abbé Bignon celui qui a le plus fait pour la grandeur de la Bibliothèque au XVIIIe siècle.
Comme fait se rattachant intimement à l’administration de l’abbé Bignon, il nous reste à parler du retour à Paris du Cabinet des Médailles qui avait été transporté à Versailles depuis 1684. Cet éloignement de collections, qui faisaient naturellement partie du même dépôt, était anormal; il rendait l’administration du Cabinet difficile, car tout en relevant encore du bibliothécaire du roi, le garde des médailles pouvait, à distance, conserver en réalité toute son indépendance; enfin il amoindrissait la Bibliothèque sans utilité pour personne, puisque le successeur de Louis XIV n’avait pas pour les médailles le goût prononcé de son aïeul. Aussi il fut facile à l’abbé Bignon de faire ordonner que les médailles seraient ramenées à Paris. Le même arrêt qui en ordonnait le récolement et l’inventaire, également entrepris sur les autres collections, prescrivait le déménagement.
«Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à notre cher et bien-aimé le sieur Couture, de notre Académie des Inscriptions et belles-lettres, et l’un de nos professeurs en éloquence, salut. Ayant ordonné par arrest cejourdhui rendu en nostre conseil, nous y étant, que les récolements et inventaires, ordonnez par autre arrest du vingt septembre dernier, des médailles, pierres gravées, livres et raretés antiques et modernes étant dans notre château de Versailles, seront continués, et à cet effet aportés dans notre bibliothèque à Paris, dans des quaisses préalablement scellées par le secrétaire d’Etat ayant le département de notre maison, en présence du sieur abbé Bignon, conseiller ordinaire en nos conseils d’Etat privé, intendant et garde de nos Bibliothèques et Cabinets avec le sieur Defourmont et avec vous, au lieu du sieur de Boze, à présent chargé de la garde desdites médailles sous les ordres du sieur Bignon....»
Les prescriptions de cet arrêt du 27 mars 1720, relatives à l’inventaire et au récolement, furent presqu’immédiatement exécutées; mais le transport ordonné n’eut lieu qu’en 1741. Une note manuscrite conservée dans les archives du Cabinet rapporte ainsi ce mémorable événement:
«Le samedi 2 septembre 1741, sur les six heures du soir, sont arrivées de Versailles à la Bibliothèque deux charrettes chargées de vingt caisses où sont les médailles du roi qui ont été apportées ici par ordre de S. M. pour être placées dans le magnifique salon qui est au bout de la Bibliothèque.»
Le cabinet revenait à Paris, considérablement enrichi. Sous les successeurs de Rainssant, Oudinet (1689), l’abbé Simon (1712), le célèbre Gros de Boze (1719), les acquisitions avaient été incessantes. Il avait reçu entre autres accroissements, en 1727, la collection de bronzes, marbres, etc., etc., formée par Mahudel, que le roi avait payée 40,000 livres. Aussi voulut-on que le nouveau local où il venait s’installer, fût par son éclat et son luxe en rapport avec les richesses qu’il renfermait. La salle qui lui fut destinée fut prise dans l’appartement de Mme Lambert. «Cette pièce est très-bien décorée par un lambris enrichi de sculptures dont les principaux ornements sont dorés. Cette menuiserie renferme des tableaux, peints par MM. Vanloo, Natoire, Boucher. Dans les trumeaux de cette pièce sont distribuées des tables de marbre d’un plan chantourné qui soutiennent des médailliers de menuiserie dorée[25].»
C’est là que furent classées, par les soins de Gros de Boze, nos collections de médailles, c’est là que, pendant plus d’un siècle, le public a pu venir les admirer, exposées dans une salle qui passait pour un des spécimens les plus complets et les plus achevés de l’art décoratif au XVIIIe siècle.