La grande artère de la Chine: le Yangtseu
CHAPITRE VII
I. Wou-Hou (Wuhu); ouverture au commerce étranger; situation sur le Yang-Tseu-Kiang; les canaux; activité commerciale et industrielle.—II. Les maisons européennes établies à Wou-Hou.—III. Exportation et importation.—IV. Kieou-Kiang (Kiu-Kiang); description de la ville et sa situation; les montagnes du Louchan.—V. La province du Kiang-Si; la ville de Kin-Te-Tcheng et la porcelaine.—VI. Avenir de Kieou-Kiang.
I.—Wou-Hou, petit port situé dans un pays de marécages et de grandes herbes, n'a été ouvert au commerce étranger que le 1er avril 1877 par la convention de Tche-Fou. Il est situé sur le Yangtseu, dans la province du Ngan-Hoei et il se trouve à peu près à moitié chemin entre Tchen-Kiang et Kieou-Kiang. Sa situation sur le fleuve et sur un grand canal qui le relie à la ville de Ning-Kouo-Fou en fait un port de commerce fort actif. Le canal qui relie Wou-Hou à Ning-Kouo-Fou est toujours navigable, même en été; c'est ce qui contribue à l'importance du port, par lequel il se fait une grande exportation de riz vers les autres provinces; de plus, un autre canal relie Wou-Hou à un district de thé très renommé, Tai-Ping-Chien, situé à environ 20 kilomètres. Toutefois ce dernier canal n'est navigable qu'aux grandes eaux, en été, ce qui diminue considérablement sa valeur.
Enfin deux autres canaux relient la ville de Wou-Hou à Sou-Ngan et Tong-Po, et les districts qui produisent la soie ne se trouvent guère qu'à 100 kilomètres du port. C'est ce qui explique le trafic assez considérable de ce petit endroit qu'on aperçoit à peine en passant et qui a l'air d'une misérable ville chinoise de dernier ordre. Il est fort possible que, dans l'avenir, ce trafic prenne encore plus de développement; car Wou-Hou est situé dans une province essentiellement riche. D'ailleurs, les chiffres que nous fournit la douane impériale chinoise montrent bien que les affaires y sont fréquentes et nombreuses et l'activité incessante. Le relevé de 1908 donne en effet la somme de 27.429.894 taels. La province de Ngan-Hoei est riche en charbonnages, et plusieurs sociétés, soit étrangères, soit indigènes, se sont déjà constituées pour l'exploitation de ces mines. La «China Merchant Steam Navigation Cº», c'est-à-dire la compagnie chinoise de navigation à vapeur, possède à elle seule plusieurs districts miniers; il est vrai que jusqu'ici l'exploitation n'a pas donné tous les résultats que l'on pouvait espérer, mais il est hors de doute qu'avec l'introduction de la machinerie européenne et une administration intègre et soigneuse, on devrait avoir un rendement profitable. Une autre compagnie, dénommée Tchen-Kang, a obtenu également du gouvernement impérial l'autorisation de faire des prospections minières et d'installer des exploitations de différents minerais: mais cette dernière société n'a encore rien établi de définitif. Plusieurs Européens ont essayé aussi de former des sociétés pour l'extraction du minerai dans le Ngan-Hoei, et parmi ces dernières, le Yang-Tse-Land and Investment Cº, et le charbonnage I Li sont les plus considérables. Elles n'ont toutefois encore rien fait, et la situation actuelle de la Chine semble trop propre à refroidir le zèle de ceux qui comptent installer quelque exploitation dans l'intérieur du pays.
Le port de Wou-Hou, en dehors de la soie et du thé, fait un commerce assez considérable de bois en grume. Ce commerce est entièrement dans les mains des Chinois, comme, du reste, tout le trafic du port. Aucun Européen ne réside à Wou-Hou, sauf ceux qui font partie du personnel de la douane, ainsi que les agents des compagnies de navigation et quelques missionnaires protestants et catholiques. La ville est assez élégamment bâtie pour une ville chinoise; les rues sont plus larges et mieux pavées qu'ailleurs; autrefois il n'y avait pas de quai le long du fleuve, mais le terrain cédé à cet endroit à la compagnie des chemins de fer du Ngan-Hoei a été, ainsi que les emplacements appartenant aux diverses compagnies de navigation, transformé complètement depuis quelques années, et aujourd'hui un quai de 1.500 mètres est en construction; plus de la moitié est déjà terminée; un emplacement spécial, sorte de petite ville européenne, a été réservé pour les quelques étrangers qui résident à Wou-Hou, et le port prend peu à peu l'air élégant et confortable des autres ports du Yangtseu.
II.—Comme maisons européennes établies dans cette partie du fleuve, nous trouvons:
La compagnie des chemins de fer du Ngan-Hoei;
La compagnie asiatique des pétroles (Asiatic petroleum Cº);
La Standard oil Cº de New-York;
Une compagnie d'électricité y est également représentée et, à l'heure qu'il est, Wou-Hou renonce peu à peu au pétrole pour s'éclairer à la lumière électrique. Mais, ainsi que je le disais au début, le principal article de commerce du port de Wou-Hou, c'est le riz, et on a généralement remarqué que les importations y étaient en quelque sorte en fonction de l'exportation du riz; c'est que la partie de la province du Ngan-Hoei où est situé Wou-Hou est essentiellement productrice de cette céréale, laquelle est pour le Chinois de première nécessité, exactement comme est pour nous le blé. Autrefois le Ngan-Hoei faisait partie de la grande province du Kiang-Nan (Ngan-Hoei et Kiang-Sou) qui était considérée comme la plus riche de la Chine. Les villes sont très peuplées et sont les plus célèbres de l'Empire pour le commerce; le pays est rempli de bois, de rivières, de canaux ou naturels ou creusés de main d'homme qui communiquent avec le Yangtseu. Dans ces conditions la culture du riz, qui demande beaucoup d'eau, y est intensive.
Il faut ajouter que la capitale de l'Empire, Nankin, se trouvant précisément située dans la province du Kiang-Nan, contribuait nécessairement à la richesse de cette même province et en même temps à sa culture intellectuelle; car les habitants en étaient et en sont encore civils et polis, et recherchés dans leurs manières.
III.—Les principaux articles d'exportation du port de Wou-Hou sont donc: le riz, le thé, un peu de soie, des plumes de canard et de poulet, du chanvre, et aussi une assez grande quantité de haricots.
On trouve à l'importation: opium, cotonnades et coton de toutes sortes; fer et métaux divers, allumettes, pétrole, bêche de mer; verrerie, savon, sucre et parapluies. Dans cette énumération, nous ne voyons guère que des articles anglais, allemands, japonais et américains. Les Français n'y figurent pas, sauf peut-être comme importation de rubans de soie brodée de Saint-Étienne. Bien que n'étant pas un port ouvert au commerce étranger, il n'est pas sans intérêt de mentionner ici la ville de Ngan-King, située sur le Yangtseu, en face de la province du Kiang-Si. Cette ville est très considérable par ses richesses et son commerce; tout le pays à l'entour est très découvert, très agréable et très fertile. C'est à Ngan-King que se fabrique l'encre de Chine la plus renommée.
IV.—Kieou-Kiang est l'une des villes les plus agréables à habiter parmi toutes celles qui sont bâties sur les bords du Yangtseu. Quand le voyageur arrive en bateau en remontant le fleuve, il passe d'abord, avant d'arriver à Kieou-Kiang, devant la petite île de Siao-Kou-Chan (le petit orphelin) très élégante et chargée de monastères blanchâtres, qui la font ressembler à un pain de sucre; puis il arrive à l'embouchure du lac Po-Yang, où se dresse, adossé à une éminence et regardant l'entrée du lac, le port de Houkeou; de cette dernière ville, par-dessus le lac, on aperçoit une chaîne de collines assez élevées et dont les versants, descendant vers le Po-Yang, sont couverts de verdure en buissons et de quelques arbres isolés. Cela fait contraste avec les rives plates que l'on rencontre partout ailleurs; en effet, depuis l'embouchure du Yangtseu jusqu'aux gorges d'Itchang, on ne voit aucune verdure; l'indigène imprévoyant a abattu toute la forêt et ne lui a pas donné le temps de repousser. Par delà les prairies où coule majestueusement le grand fleuve, depuis des siècles, toute trace d'arbres a disparu et on ne voit que des collines nues et grisâtres. Aussi la vue se trouve-t-elle égayée quand on arrive en face de Kieou-Kiang. La ville en elle-même n'a rien de plus remarquable qu'une autre ville chinoise, et les Européens qui habitent la concession sont en très petit nombre; seulement les agents de la douane, les représentants des compagnies de navigation et quelques missionnaires. Cependant, grâce aux montagnes dont elle est entourée, elle a un cachet particulier que n'ont pas les autres villes du Yangtseu, même les plus grandes. Aussi, les Européens qui résident dans les ports proches de Kieou-Kiang, notamment ceux de Hankeou, ont-ils construit sur les hauteurs du Lou-Chan (ainsi se nomme la chaîne de Kieou-Kiang) une véritable petite ville où ils vont prendre le frais et se reposer des chaleurs torrides de l'été du Yangtseu. Autrefois seule la douane de Kieou-Kiang possédait un bungalow dans un coin de montagnes nommé Ta-Chan-Pei, et les Russes, marchands de thé à Hankeou, une autre maison à Ma-Ouei-Chouei; mais en 1899 un missionnaire américain découvrit le sommet de Ku-Ling et s'y installa. L'idée lui vint de construire des maisons de rapport et il lutta avec les mandarins du Kiang-Si pour obtenir une certaine quantité de terrain. Ce fut dur, ce fut long, mais sa patience fut récompensée, et à l'heure qu'il est Ku-Ling est une véritable ville européenne perchée sur le sommet du Lou-Chan. De tous les points du Yangtseu on y vient, et les habitants de Changhai eux-mêmes, qui autrefois allaient se reposer au Japon, ne dédaignent pas de s'y installer malgré les trois jours de navigation sur le fleuve.
V.—Nous sommes ici dans la province du Kiang-Si, bornée au nord par le Houpe et le Ngan-Hoei; à l'est, par le Tche-Kiang et le Fou-Kien; au sud, par le Kouang-Tong; à l'ouest, par le Hounan. Les montagnes qui se trouvent au nord de la province et auxquelles Kiu-Kiang est adossé sont relativement peu hautes et par suite très abordables; mais celles qui sont au midi et qui se réunissent aux montagnes des provinces du Kouang-Tong et du Fou-Kien sont presque inaccessibles, quoique l'on y découvre de fort belles vallées.
Les campagnes sont très bien cultivées; cependant la province est si peuplée que, toute fertile qu'elle est, elle ne fournit pas beaucoup plus de riz qu'il n'en faut pour nourrir ses habitants; aussi ont-ils la réputation d'être très économes, voire avares, et leur épargne sordide leur attire souvent la raillerie de leurs compatriotes.
Le Kiang-Si est bien arrosé; sa principale rivière est le Kan-Kiang qui prend sa source près de Sin-Fong, et après avoir passé à Kan-Tcheou, Kingan et Nan-Tchang, se jette dans le lac Poyang près de Nan-Kang. Cette rivière ainsi que les petits ruisseaux qui s'y jettent est remplie de toutes sortes de poissons, notamment truites et saumons; à une certaine époque de l'année, généralement en avril, les esturgeons remontent le fleuve et sont pris en grande quantité dans le lac Poyang. La tortue comestible à carapace molle est également très abondante au Kiang-Si. Ainsi que je l'ai dit plus haut, les montagnes dont la province est entourée sont couvertes de bois, ce qui en fait une oasis au milieu de la nudité des autres provinces.
Outre que la terre produit ici tout ce qui est nécessaire à la vie et que rivières et lacs fournissent amplement le poisson, la province du Kiang-Si est très riche en mines d'or, d'argent, de plomb, de fer et d'étain. On y exploite une mine de charbon dans le sud, à Ping-Chiang; on y fabrique également de belles étoffes et on y distille un vin de riz très renommé.
Mais l'industrie la plus célèbre du Kiang-Si est celle de la porcelaine. On la fabrique à Kin-Te-Tcheng, petite ville située sur la rivière Tchang, dans une plaine entourée de hautes montagnes; la ville a beaucoup souffert de la rébellion des Tai-Ping, mais elle reprend peu à peu son activité; elle est peuplée surtout d'ouvriers porcelainiers et décorateurs, et bien qu'elle ne soit pas ville murée, mais pour ainsi dire simple village, c'est l'une des plus grandes cités de la province comme population. C'est à Kin-Te-Tcheng que la Cour de Pékin commande la porcelaine dont elle a besoin; et il n'y a pas lieu d'insister pour faire comprendre que le commerce de vases, plats et bols d'espèces variées est la principale affaire de cette partie du Kiang-Si; un grand nombre de marchands de toutes les provinces viennent s'y approvisionner; car la porcelaine qui se fait à Canton et dans les provinces de Fo-Kien est loin d'être aussi estimée; beaucoup de marchands indigènes du Kiang-Si chargent aussi de grandes barques et vont à petites journées vendre leur produit dans les villes le long du Yangtseu.
Kieou-Kiang a été ouvert au commerce étranger; c'était en effet l'un des ports où pouvait aborder le thé dont les Anglais faisaient autrefois un grand commerce; il avait été question, au lieu d'ouvrir Kieou-Kiang, de choisir Houkeou, à l'embouchure du Poyang dans le Yangtseu; mais je crois que ce dernier port n'aurait pas été plus florissant que Kieou-Kiang, qui a trompé toutes les espérances fondées sur lui; il n'a jamais été en effet un marché pour les thés dont le trafic a toujours été concentré à Hankeou.
Kieou-Kiang a une population de 60.000 habitants; la ville a bien perdu de son importance d'autrefois, depuis qu'elle a été prise et saccagée en 1853 par les rebelles Tai-Ping; elle est à peine relevée de ses ruines, et une grande partie de la ville murée est une véritable forêt vierge.
Son commerce pour l'année 1908 s'élevait à 30.093.412 taels.
VI.—Selon toute probabilité Kieou-Kiang restera toujours un port secondaire et ne prendra jamais de grandes proportions au point de vue du trafic. Peut-être, une fois les communications rendues plus faciles par les voies ferrées, la province du Kiang-Si, dont Kieou-Kiang est le débouché sur le Yangtseu, arriverait-elle à un plus grand développement par l'exploitation de ses richesses naturelles; elle possède en effet quelques produits assez recherchés, tels que le thé, le tabac, les haricots, la ramie, le coton, voire même le camphre, et ses récoltes en riz et en blé sont généralement fort abondantes. La population, qui peut être estimée à 25.000.000, est intelligente et fine; le travail des ouvriers du Kiang-Si est très apprécié, et ce qui sort de leurs mains, comme les objets de porcelaine, le papier, les étoffes de ramie, prouve infiniment de goût et d'habileté. Il y a en outre dans la province beaucoup de mines de charbon, des mines de cuivre et de fer. Mais tout cela ne peut être mis en exploitation sérieuse que par des capitaux considérables, et à condition que les voies de communication soient faciles et rapides, ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui. On a déjà eu bien de la peine à achever la construction du chemin de fer qui relie Kieou-Kiang à Nan-Tchang-Fou, capitale de la province, et il est probable qu'après cet effort, les choses vont encore rester pour de longues années en l'état actuel.