La grande artère de la Chine: le Yangtseu
CHAPITRE XIII
I. La province du Yunnan; description; Yunnan-Sen, capitale.—II. Histoire; le Yunnan d'autrefois; ses habitants, leurs mœurs, leurs costumes, leurs usages.—III. L'Islamisme au Yunnan.—IV. La France et l'Angleterre au Yunnan; le chemin de fer; Sseu-Mao et Pou-Eurl; le commerce de ces deux villes.—V. Yunnan-Fou et Mong-Tseu; voie ferrée de Yunnan-Fou au Sseu-Tchuen, de Tali à Bhamo; commerce de Mong-Tseu.—VI. La ville de Tali et le plateau de Yunnan-Fou; Tonghai; beauté mais pauvreté du Yunnan.
I.—La province du Yunnan se trouve au sud-ouest de l'Empire chinois, entre le 21° et le 27° de latitude septentrionale et le 95° et le 101° de longitude orientale. Elle est bornée au nord par le Sseu-Tchuen, à l'est par le Kouei-Tcheou et le Kouang-Si, au sud par l'Indo-Chine française, et enfin à l'ouest par la Birmanie britannique. Elle est arrosée, au nord par le Yang-Tseu-Kiang, au sud par le fleuve Rouge et la rivière Noire; elle fait donc partie du bassin du Yangtseu au nord, sur la frontière du Sseu-Tchuen. A l'ouest, d'ailleurs, elle dépend également du bassin du Mékong. Son éloignement du centre administratif de l'Empire est cause que cette province a toujours été un des points faibles de la monarchie chinoise, depuis sa conquête, faite sous la dynastie des Han (202 av. J.-C. à 281 ap. J.-C); et le caractère sauvage et batailleur des indigènes a, plus d'une fois, sous la conduite d'un chef habile, tenu en échec l'autorité du fils du Ciel. Les empereurs, sous la dynastie des Tang (618-907), parvinrent cependant à en opérer la conquête effective, et Khoubilai-Khan lui-même fit en 1253 une expédition au Yunnan et installa son fils comme lieutenant-gouverneur de toutes les provinces du sud-ouest de l'Empire. Les travaux et les voyages des Anglais Baber, Anderson et Margary (lequel périt assassiné non loin du Haut-Mékong), et des Français Mouhot et Francis Garnier ont beaucoup aidé à la connaissance de cette province.
De l'ouest à l'est le Yangtseu touche au Yunnan, un peu à l'ouest de Tchao-Tong; on remonte son cours dans la direction du sud jusqu'à Ta-Chien, où il fait un coude, et en se dirigeant vers le nord on arrive à l'embouchure du Ya-Long-Kiang: puis, après avoir franchi Li-Kiang-Fou et Atien-Tseu, le fleuve se retrouve au Sseu-Tchuen, à Batang. En continuant ainsi, on arriverait à sa source, dans les contreforts du Thibet.
Du côté du Yunnan, c'est-à-dire sur la rive droite, on ne voit aucun grand affluent; seuls quelques petits torrents vont se jeter dans le grand fleuve.
Le Yunnan est un amas de montagnes dont la hauteur varie entre 2.000 et 2.500 mètres pour s'élever jusqu'à 3.000 mètres du côté de Tali-Fou; quelques plateaux sont seuls fertiles et habités; les vallées, très étroites, ne peuvent se prêter en aucune façon à l'installation de l'homme. Une quantité de torrents donnant naissance à de grands fleuves ou allant s'y jeter s'insinuent à travers ces vallées étroites et rendent, à l'époque des pluies, la circulation matériellement impossible. Le climat est bon: par suite de sa situation sous les tropiques et de son altitude, il n'est jamais trop chaud ni trop froid. Cependant, dans le nord, à Yunnan-Sen et à Tali-Fou, la neige est assez persistante en hiver. Je dois également ajouter que sur beaucoup de plateaux règne la malaria et que presque toutes les vallées sont fatales à ceux qui y séjournent: le paludisme les atteint sûrement. Les Européens résistent mieux au climat que les Chinois.
Deux lacs se trouvent à l'est, près de la capitale, Yunnan-Sen: l'un le Sien-Hai, l'autre le Tien-Hai; ces deux lacs sont assez importants et peuvent avoir de 100 à 120 kilomètres de long sur 20 et 30 de large. Mais ils ne sont pas, à beaucoup près, aussi considérables que le Eurl-Hai ou lac de Tali qui a quelque 200 kilomètres de long et 40 de large.
Une assez grande quantité d'autres lacs plus ou moins modestes sont disséminés dans toute la province.
La capitale de la province, Yunnan-Cheng-Tcheng (ville capitale de la province du Yunnan), plus communément connue des indigènes sous le nom de Yunnan-Sen, est située au nord du Tien-Hai. C'est la ville du Yunnan qui a le plus d'importance politique, et c'est aussi le centre principal du commerce de la province. Elle est bien bâtie et elle offre encore quelques monuments intéressants, quoiqu'elle ait été sérieusement éprouvée par un violent tremblement de terre qui dura, dit-on, trois jours, en 1834, et que l'incendie y ait causé de grands ravages lors de la répression de la rébellion musulmane par Ma-Jou-Long.
Tombée entre les mains des Chinois sous les Tang, et entièrement soumise sous les Mongols, Yunnan-Sen était devenue, à la décadence de la dynastie Ming (1590-1620), la capitale d'un prince chinois qui s'était rendu indépendant; mais les conquérants mandchoux ne tardèrent pas à reprendre possession de la province qui, depuis lors, est restée partie intégrante de l'Empire.
On y parle le chinois de Pékin et du Sseu-Tchuen, car les soldats mandchoux s'y étaient installés en grand nombre après la conquête, et actuellement les habitants du Sseu-Tchuen viennent y fonder des colonies. On dit que la province est riche en mines; charbon, étain, cuivre, marbre, argent, l'or même, y seraient en abondance. Quelques ingénieurs français envoyés par l'Indo-Chine y ont fait des prospections; mais il semble qu'aucun n'ait donné de renseignements très sûrs et définitifs. Toutefois un syndicat anglo-français s'est fondé, qui a envoyé des ingénieurs américains à Yunnan-Sen; les résultats ont été tenus secrets; mais j'ai entendu dire que les ingénieurs n'avaient pas été satisfaits; peut-être le chemin de fer aidera-t-il au développement minier; car il ne suffit pas de trouver des mines, il faut pouvoir les exploiter. Le jésuite du Halde a laissé de Yunnan-Sen une peinture qu'on peut encore citer: «Après tout, la ville d'Yunnan, dans l'état où elle est, a encore plus de réputation que d'abondance; les boutiques sont assez mal garnies, les marchands peu riches, les bâtiments médiocres; le concours du monde n'y est même pas fort grand, si on le compare à celui qu'on voit dans les autres capitales de la province.»
II.—La ville a aujourd'hui environ 80.000 habitants. La province du Yunnan touchant sur toute sa frontière méridionale à l'Indo-Chine française, et nous intéressant par suite d'une façon particulière, je m'étendrai assez longuement sur sa situation, ses ressources et son histoire.
L'histoire du Yunnan est, en effet, tout autre que l'histoire de la Chine, et il n'y a pas bien longtemps que cette province vit de la vie générale de l'Empire. Aussi, comme nos compatriotes du Tonkin sont de plus en plus appelés, surtout depuis que le chemin de fer du Yunnan a fait son entrée à la capitale, à être en relations d'affaires avec les indigènes de cette partie du Céleste Empire, je ne craindrai pas d'entrer dans quelques détails. L'histoire et l'ethnographie du Yunnan sont, au reste, bien loin d'être ennuyeuses, et on y trouve, au contraire, une saveur et un intérêt particuliers.
Le Yunnan autrefois n'était pas peuplé par les Chinois; bien qu'il appartienne à l'Empire chinois et qu'il en fasse partie au même titre que les autres provinces, il diffère de celles-ci cependant, en ce sens qu'il n'est pas encore complètement assimilé à la Chine, et qu'il constitue, en quelque sorte, une colonie chinoise. C'est que le Yunnan est peut-être, de toutes les provinces de Chine, la moins chinoise comme population. D'autres, comme le Kouei-Tcheou ou le Hou-Kouang, conservent encore, au milieu de la masse chinoise qui les compose, des groupes ethniques non fondus, mais qui demeurent insignifiants. Au Yunnan, à part les villes qui sont à peu près toutes chinoises, la campagne est restée peuplée par les indigènes de race thai, et l'impression, pour quiconque a habité la Chine, lorsqu'il pénètre au Yunnan, c'est qu'il n'est plus en Chine. Et je fus moi-même tout surpris, dès mon entrée au Yunnan, à Man-Hao, et, en le traversant, soit à Yuen-Kiang et à Ta-Lang, soit à Sseu-Mao, d'entendre les gens de la campagne parler la même langue que j'avais, dans ma jeunesse, au début de ma carrière, entendu parler au Siam.
C'est que la race thai, en effet, occupait toutes les régions qui forment le Yunnan actuel, et, bien que nous n'ayons aucune chronique thai pour nous donner des renseignements précis sur les peuples de cette race qui habitaient le pays, nous savons par les historiens chinois que, depuis 629, sous la dynastie chinoise des Tang, il existait un ou des royaumes thai connus sous le nom de Nan-Tchao (princes ou principautés du Sud); tchao est la traduction chinoise du terme thai Kiao, signifiant prince, terme encore employé aujourd'hui au Siam et au Laos, et dans les différentes tribus thai réparties entre la Birmanie, le Tonkin et le Yunnan.
Bien que les chroniques chinoises ne nous signalent ces princes du Nan-Tchao que depuis 629, il est évident que, bien avant, les Thai occupaient ces régions, puisque nous savons qu'en 566 l'autorité chinoise était si loin d'être établie que l'empereur Wou-Ti, de la dynastie des Tchao du Nord, était obligé de protéger le passage du Yang-Tseu-Kiang contre leurs incursions. Et ces Thai, bien loin de former un état compact et une nation unie, étaient, fort probablement, une agglomération de différentes tribus luttant et combattant pour la suprématie. Ce qui tendrait à le prouver, c'est le terme Ko shan pyi (les neufs pays Shan), sous lequel les désignaient leurs voisins les Birmans. Ces derniers d'ailleurs ne possèdent non plus aucune chronique, aucun document sur ces tribus thai, et nous sommes obligés de nous livrer à des suppositions en ce qui concerne les Thai du Yunnan jusqu'en 629, époque où les chroniques commencent le récit du Nan-Tchao pour le conduire jusqu'en 1252, date où Khoubilai-Khan conquit définitivement le Yunnan.
Khoubilai-Khan conféra au dernier Tchao le titre de maharadjah et en fit un sujet de l'Empire. Cependant, vu l'éloignement de la province et le peu de surveillance dont les princes thai étaient l'objet, ces derniers continuèrent à gouverner librement leurs états; ce n'est qu'en 1382 que les derniers princes thai cessèrent de régner; ils furent pris et amenés à Nankin où l'empereur Hong-Wou des Ming les fit décapiter. Ce fut là la fin de la puissance thai au Yunnan. Le général Wou-San-Kouei essaya bien de reconstituer, trois cents ans plus tard, vers 1673, un royaume indépendant, mais il fut pris et tué par les Mandchoux de la dynastie actuelle des Tsing, en 1681.
Si nous nous bornions à ajouter foi à la chronique chinoise, nous pourrions croire qu'il a existé un important état thai au Yunnan, de 629 à 1252; mais si nous contrôlons les chroniques par le peu d'histoire que nous ont laissé les Birmans et par les différentes traditions des Thai, il paraît bien plus probable qu'il n'y a jamais eu de pouvoir thai très centralisé et que, au contraire, ce que les Chinois appellent Nan-Tchao, et les Birmans Ko-Shan-Pyi, royaume de Mao ou royaume de Pong, était une réunion de tribus semi-indépendantes les unes des autres, et obéissant vaguement au chef de la plus puissante d'entre elles. La nature du pays rendait, du reste, leur indépendance facile vis-à-vis les unes des autres, et explique bien leur manque de cohésion.
Mais quelle était l'origine de ces Thai, et d'où venaient-ils? Ils étaient au Yunnan bien avant les Chinois, puisque Khoubilai-Khan les soumit en 1552, et que, dès 90 ans après J.-C., les princes thai de Tali-Fou avaient des relations avec la Chine. Les annales de la dynastie des Tang nous apprennent, en effet, que les Chinois avaient des relations continues avec les Thai ou Ai-Lao de Tali-Fou, dans le premier siècle de notre ère. Vers 90 ou 97, un nommé Yang-Yu, roi de Tan, y est-il dit, envoya un tribut en Chine par le gracieux intermédiaire du prince des Ai-Lao. Quel était ce royaume de Tan? il est impossible de le dire; peut-être était-ce la Birmanie ou l'Assam.
A cette époque, les Thai de Tali étaient donc connus sous le nom de Ai-Lao; ce n'est que plus tard que les Chinois leur donnèrent celui de Nan-Tchao, et il ne peut y avoir aucun doute sur l'identification des noms; il s'agit bien des mêmes peuples thai et nous savons que les Annamites, aujourd'hui encore, désignent les Laotiens et les Thai du Haut-Siam par le nom de Ai-Lao; nous retrouvons du reste ce nom de Ai-Lao attaché à une ville du Laos, à l'ouest de Hué.
Les chroniques chinoises aussi nous disent que le Nan-Tchao était le prince du sud (Nan) parmi les six princes thai, et elles ajoutent que tchao est la transcription du mot kiao, lequel est, toujours d'après elles, un mot barbare qui signifie prince. Les mêmes chroniques nous rapportent que le Nan-Tchao touchait au Magadha, ce qui expliquerait pourquoi les princes Kshatrya de l'Inde pouvaient se frayer un passage jusqu'à la Birmanie.
Au sud-ouest venaient les Pyu (les Birmans). Pendant le VIIIe siècle, les Tou-Kin ou Tou-Fou, c'est-à-dire les Thibétains, luttèrent avec la Chine pour la maîtrise du Nan-Tchao; mais ils furent battus de même que les Chinois, et le prince du Nan-Tchao, Kolofong, annexa le royaume de Pyu et l'Assam.
Avant toutes ces luttes, d'ailleurs, les Chinois avaient pris contact avec les Thai. Environ cent ans avant l'ère chrétienne, un empereur de Chine de la dynastie des Han envoya une expédition à Tien; or Tien est actuellement encore en chinois le nom littéraire du Yunnan. On peut donc affirmer que le roi de Tien était un thai. La capitale était Pengai, ville qui, huit cents ans plus tard, demeurait un centre très important. Ce roi de Tien devint d'ailleurs l'allié des Chinois et les aida même à anéantir la tribu des Kouen-Ming.
Kouen-Ming est encore aujourd'hui le nom d'un lac près de Yunnan-Fou; le pays de Tien devait donc se trouver non loin de Yunnan-Fou et touchait évidemment la Chine, était en contact avec elle, probablement par le Yang-Tseu-Kiang.
Vers l'an 50 après J.-C., le roi Ai-Lao ou thai, Chien-li, pendant qu'il guerroyait contre une tribu voisine, viola le territoire chinois; les armées chinoises le repoussèrent, lui et son armée, et il devint tributaire de la Chine. Puis, non contents de cette soumission, les Chinois continuèrent leurs exploits et soumirent de nombreuses tribus voisines pouvant former un total de 500.000 âmes, qu'ils groupèrent ensemble pour former la préfecture de Yong-Tchang-Fou. Un des premiers gouverneurs de Yong-Tchang-Fou fit un traité avec les Thai d'après lequel chaque homme devait payer un tribut consistant en une mesure de sel, et en deux vêtements ayant un trou au milieu pour y passer la tête. Mais la paix ne dura pas longtemps et les Thai se révoltèrent souvent contre les Chinois; de nombreuses guerres de frontières s'ensuivirent.
Quand l'Empire chinois, vers 220 après J.-C., fut divisé et tomba dans l'anarchie et la désorganisation, il ne fut plus question des Ai-Lao; on les perd de vue pendant plusieurs siècles et les annales chinoises n'en parlent plus jusqu'à l'époque où la dynastie des Tang eut réorganisé l'Empire et l'eut rétabli dans sa cohésion. Cependant, même vers l'époque citée plus haut, un célèbre général, Tchou-Ko-Leang (il mourut en 232 après J.-C.), malgré la faiblesse de l'Empire, ne cessa de batailler au Yunnan; on parle encore de lui au Sseu-Tchuen comme s'il était disparu seulement de la veille, et aujourd'hui même, non loin de Teng-Yueh (le Moméin des Birmans) on montre les ruines de la ville de Tchou-Ko-Leang.
Mais, à part cet épisode, les Ai-Lao, c'est-à-dire les Thai, sont oubliés. La Chine a à s'occuper chez elle; pendant près de quatre siècles, nous n'avons aucune donnée sur les tribus thai du Yunnan, et c'est vers 629, d'autres disent 657, que nous les voyons reparaître dans les chroniques chinoises, sous le nom de Nan-Tchao.
Ce Nan-Tchao était fort étendu: il avait touché, ainsi que je l'ai déjà dit, d'après les Birmans, au Magadha à l'ouest, et bien que les relations des Birmans et des Thai avec l'Inde soient rapportées d'une façon plutôt fabuleuse, elles sont néanmoins, en principe, tout à fait réelles, une fois dépouillées de tout fatras légendaire. Au nord-ouest, le Nan-Tchao atteignait le Thibet d'où les ethnographes et philologues font sortir les Birmans: au sud était le royaume gouverné par une femme ou «état du prince femelle» comme on appelait alors le Cambodge, dont la reine avait épousé un aventurier venu de l'Inde; ce nom donné au Cambodge par les Thai n'avait, d'ailleurs, chez eux, rien de méprisant, car on rencontre chez eux aussi des tribus gouvernées par des femmes, quoique cependant, une fois mariées, elles cèdent leurs droits à leur mari.
Au sud-est du Nan-Tchao étaient les Tonkinois et les Annamites, et il dut y avoir, entre ces derniers et les Thai, de nombreuses luttes où les derniers n'ont pas toujours eu le dessus; car on retrouve jusque vers les sources du fleuve Rouge et de la rivière Noire des souvenirs annamites; et même sur la route de Tali-Fou à Yunnan-Sen, j'ai traversé un petit village nommé An-Nan-Kouan, barrière d'Annam. L'Annam s'étendit vraisemblablement fort au nord, à un moment donné, au détriment des Thai.
Au sud-ouest du Nan-Tchao étaient les Pyu ou Birmans; quant au nord et au nord-est, les annales de la dynastie des Tang ne citent aucune frontière, évidemment parce que, à cette époque, les royaumes et tribus thai du Yunnan étaient considérés par les Chinois comme faisant partie intégrante de la Chine. Les villes capitales du Nan-Tchao étaient situées sur l'emplacement actuel ou à peu près des villes modernes de Tali-Fu, de Yong-Tchang-Fou et de Yunnan-Sen. Les villes les plus importantes étaient Pengai, capitale du roi de Tien; Mong-Cho (le moderne Muong-Kang) et Tai-Ho (moderne Tali-Fou); une autre ville aussi, Kouen-Ming, près de l'emplacement de Yunnan-Fou.
Les Thai connaissaient l'art de tisser le coton et d'élever les vers à soie. Dans l'ouest du pays il y avait beaucoup de malaria (elle y sévit encore à l'heure actuelle). Les puits de sel étaient ouverts pour tout le monde; on trouvait l'or un peu partout, dans le sable et dans les carrières. Les chevaux de Teng-Yueh étaient renommés, ils le sont également aujourd'hui.
Les princes et les princesses avaient, comme signes distinctifs, un nombre plus ou moins considérable de parasols, comme en ont encore actuellement les princes thai du Siam ou du Laos; comme marque spéciale d'honneur les grands dignitaires portaient une peau de tigre; les cheveux des femmes étaient réunis en deux tresses roulées ensuite en chignon; leurs oreilles étaient ornées de perles, de jade et d'ambre. Les jeunes filles étaient libres d'elles-mêmes avant le mariage, mais obligées à la plus grande fidélité une fois mariées. C'est encore ce qui se passe de nos jours au Laos. La charrue était connue de tous: nobles et peuple se livraient à l'agriculture; personne n'était soumis à une corvée quelconque, mais tout homme payait une taxe équivalente à deux mesures de riz, tous les ans.
L'histoire de la dynastie chinoise des Tang donne une liste des rois thai du Yunnan; cette liste est complète à peu près, depuis le commencement du VIIe siècle de notre ère. Il apparaît dans cette nomenclature que chaque successeur prenait, comme première syllabe de son nom, la dernière syllabe du nom de son père et prédécesseur; ainsi Ta-Lo; Lo-Cheng-Yen; Yen-Ko. Cela me paraît une fantaisie de l'écrivain chinois; car chez les Thai le nom du fils se choisit absolument en dehors de toute espèce d'allusion au nom du père, et nous sommes ici en présence d'une des nombreuses imaginations chinoises au sujet des Thai.
Toujours est-il que, vers le milieu du VIIIe siècle, un certain roi thai, nommé Ko-Lo-Fong, résidait à Tai-Ho (Tali-Fou); il était, semble-t-il, vassal de la Chine, qui lui conféra un titre, et il succéda à son père vers 750. Cependant il entra en lutte avec son suzerain, en raison de la conduite trop sévère que suivit à son égard un gouverneur chinois, et le résultat fut que Ko-Lo-Fong se déclara indépendant et s'allia aux Thibétains. Ces derniers lui donnèrent un sceau avec le titre de Bsampo-Tchong ou «jeune frère» venant immédiatement après le roi du Thibet. Ko-Lo-Fong fit, dit-on, graver sur une stèle les motifs de sa révolte et de son alliance avec les Thibétains, et M. Rocher, dans son histoire du Yunnan, dit que la stèle existe encore près de Tali-Fou. Je l'ai cherchée en vain lors de mon séjour à Tali-Fou; peut-être mon guide n'a-t-il pas su la découvrir. Au moment où Ko-Lo-Fong régnait sur les tribus thai, la Chine était aux prises avec les Turcs; aussi, profitant de cette occasion, il annexa différents pays environnants, notamment celui des Pyu ou Birmans, et celui des Soun-Tchen qui paraît être une tribu d'Assam, chez laquelle les gens revêtaient des feuilles d'écorce. On trouve encore aujourd'hui, au nord de la Birmanie, des tribus sauvages, tout en haut des montagnes, qui portent le même genre de vêtements. Les Chinois essayèrent plusieurs fois de soumettre Ko-Lo-Fong, mais essuyèrent des défaites continuelles. A sa mort, il eut pour successeur son fils Yimeou-Siun, dont la mère était une sauvage tou-kin, probablement thibétaine. Mais lui-même, tout jeune, avait été éduqué et instruit par un lettré chinois, ce qui tendrait à prouver que la civilisation et les lettres chinoises pénétraient déjà l'aristocratie thai. Il essaya donc, sur les conseils de son tuteur, de se rapprocher de la Chine, en trouvant, du reste, les Thibétains d'un voisinage trop turbulent et trop hautain; il fit des ouvertures à un certain Wei-Kao, gouverneur chinois de Tcheng-Tou, et lui envoya une lettre pour se plaindre de la tyrannie des Thibétains; il essaya d'excuser et d'expliquer la conduite de son père, et proposa à la Chine de faire alliance avec les Turcs Ouigours contre les Thibétains.
Cette correspondance se termina par l'élaboration et la conclusion d'un traité, lequel, dit la chronique, fut scellé au pied de la montagne Tien-Tsang qui domine la ville moderne de Talifou; quatre copies en furent faites; une fut envoyée à l'Empereur de Chine, une fut placée dans le Temple royal, une dans la pagode publique, et la quatrième fut jetée dans la rivière.
Yi-Meou-Siun fit prendre et tuer tous les chefs thibétains qui se trouvaient dans ses états et défit l'armée thibétaine dans une grande bataille au pont de fer (peut-être le pont de fer sur la Salouen). L'Empereur de Chine lui envoya alors un sceau d'or comme récompense, et le reconnut roi de Nan-Tchao. L'envoyé chinois lui apportant ces bonnes nouvelles fut reçu en grande pompe à Tali-Fou, alors Tai-ho. Les soldats thai bordaient la route, recouverts de leurs plus belles armures, et Yi-Meou-Siun portait une cotte de mailles d'or et une peau de tigre; il était escorté de 12 éléphants, il se prosterna devant l'envoyé et jura fidélité éternelle à l'Empereur de Chine.
Libre du côté de la Chine, Yi-Meou-Siun commença une carrière de conquêtes et entreprit d'abord de réunir toutes les tribus thai en une seule; puis il annexa nombre de pays avoisinants, sans doute la Haute-Birmanie et quelques peuplades thibétaines; il envoya ses fils étudier à Tcheng-Tou la culture chinoise et devint de plus en plus lié à la Chine. Il défit plusieurs fois les Thibétains et leur fit des prisonniers parmi lesquels se trouvaient un grand nombre d'Arabes et de Turcomans de Samarcand. A peu près vers cette époque, du reste, un général coréen au service de la Chine avait porté les armes chinoises à Balti et au Cachemire, et les khalifes abassides avaient des relations régulières avec les Chinois; on peut donc en déduire que l'islamisme s'était introduit à Tali-Fou avant l'époque de Khoubilai.
Yi-Meou-Siun mourut vers 808 et eut pour successeurs ses fils et petits-fils qui, d'ailleurs, périrent tous rapidement. Un de leurs généraux fit une incursion sur Tcheng-Tou et emmena nombre d'ouvriers chinois et d'artistes qu'il installa à Tai-Ho comme instructeurs.
En 859, un nommé Tseu-Long devint chef du Nan-Tchao, déclara la guerre à la Chine, assiégea Tcheng-Tou et massacra des milliers d'habitants. Cependant il ne prit pas Tcheng-Tou et fut obligé de se retirer; il tourna ses armes contre l'Annam et s'empara de Kesho (Hanoi moderne). Mais ces guerres continuelles poursuivies par lui et ses successeurs ruinèrent le Nan-Tchao, et, en 936, après que plusieurs dynasties éphémères eurent régné sur ces débris, un général chinois s'établit roi de Tali. Il paraît à peu près certain que, à partir de cette époque, le Nan-Tchao n'existait plus que de nom; tout le pays autour de Tali était devenu de plus en plus chinois, tandis que la partie ouest restait plus thai et se divisait en une foule de petits états, unis de temps à autre, quand se rencontrait un homme énergique à la tête de l'un d'eux. Khoubilai conquit l'état de Tai-Ho en 1252, donna des titres et des honneurs aux chefs thai du pays et les laissa gouverner le pays à condition qu'ils lui fussent soumis. C'est le système que nous voyons encore en vigueur aujourd'hui dans les districts thai du Yunnan où n'a pas encore pénétré absolument l'administration chinoise.
Les Thai furent à la longue tout à fait incapables de tenir contre les troupes plus nombreuses et mieux disciplinées des Chinois, et ils cédèrent devant la pression venue du nord. Ils se dispersèrent vers le sud et l'ouest et allèrent fonder les royaumes du Laos, Luang-Prabang, Nan et Xieng-Mai et aussi, sans nul doute, le royaume Thai ou Siam. Les derniers princes thai ont été décapités à Nankin en 1380, et Mgr Pallegoix place la formation du royaume thai au Siam en 1350.
Il est donc bien évident, par tout ce qui précède, que le Yunnan est chinois depuis peu; il est le dernier venu dans l'Empire et n'est pas encore assimilé complètement. La Chine, cependant, continue petit à petit son absorption, bien que, par suite de la pauvreté du pays, le colon chinois ne soit pas trop attiré vers ces régions. Ce sont surtout les habitants du Sseu-Tchuen qui franchissent le Yang-Tseu-Kiang pour venir s'installer au sud du fleuve, et les villes de Tchao-Tong, Tong-Tchouan, Yunnan-Sen, Anning, Tchou-Chiong, Tali, Teng-Yueh, et Meung-Houa sont des villes absolument chinoises, bien que, par suite d'un mélange avec les indigènes, le type chinois ne soit plus aussi pur. La langue chinoise elle-même (le dialecte mandarin), qui s'y parle, a subi des modifications qui constituent une espèce de patois local, auquel on s'habitue d'ailleurs assez vite. Le sud de la province actuelle du Yunnan est plus long à coloniser, et les Chinois ont peur de s'y rendre à cause des fièvres qui y règnent en permanence; aussi les villes de Pou-Eurl, Talang, Yuen-Kiang, Sseu-Mao sont misérables, la campagne tout autour est habitée par des thai, auxquels les Chinois donnent toutes sortes de noms, mais qu'ils désignent sous le nom global de Pai.
Les Chinois ont tellement peur de quitter les villes où ils sont installés pour aller dans la campagne qu'il est difficile de trouver des coolies si l'on veut faire une excursion. Et de fait les Chinois prennent facilement la fièvre dès qu'ils sortent; je me rappelle avoir laissé en route tous mes coolies dans un petit voyage de Sseu-Mao à Muong-Ou, et ils sont rentrés péniblement, tous malades du paludisme. Seuls les Thai résistent.
Le lecteur trouvera peut-être un peu long cet exposé; cependant, c'est avec intention que je m'étends sur ce sujet: la province du Yunnan intéresse d'une façon toute particulière nos compatriotes résidant en Indo-Chine, et les renseignements contenus dans les pages qui précèdent leur seront, j'en suis certain, de quelque utilité.
Actuellement tous les Thai qui subsistent sont très divisés; les uns vivent en territoire chinois, les autres sous la protection de la France, enfin une troisième partie sous le protectorat de l'Angleterre. Leur langue même, qui autrefois devait être une, a subi des modifications comme leur vêtement. Ceux qui habitent en Chine, dans les états thai du Yunnan, portent le costume chinois, les hommes du moins. Ils ont la queue qu'ils roulent autour de la tête et qu'ils recouvrent d'un turban. Le costume des femmes diffère suivant les régions; près des centres chinois, elles portent à peu près les mêmes vêtements que les Chinoises, pantalon et veste de cotonnade bleue, mais si on s'éloigne et qu'on se dirige vers le Mékong, on les trouve vêtues de jupons multicolores et de petits corsages de couleurs voyantes. Leur tête est entourée d'un lourd turban. Dans les états Lu du Haut-Laos, vers Muong-Ou, hommes et femmes portent le costume laotien très peu modifié; quant aux Thai de la rivière Noire ou du fleuve Rouge, ils adoptent des vêtements noirs ou blancs, de coupe chinoise.
Les plus curieux que j'aie rencontrés sont les Thai vivant dans les montagnes près de Yuen-Kiang; leurs femmes portent de petits cotillons descendant jusqu'aux genoux, en grosse étoffe brodée de dessins multicolores et fort seyants. Elles ressemblent tout à fait par leur costume aux femmes Katchins que j'ai vues au nord de Bhamo, vers Teng-Yueh;—quant à ceux qui vivent du côté de la Birmanie anglaise, ils ont pris le costume birman et on ne les distingue que par leur type et leur langage.
Ces descendants des Thai n'ont à notre époque aucune écriture propre, et on se demande si jamais leurs ancêtres en ont possédé une. Il est fort probable que, s'ils s'étaient servis d'une écriture spéciale, ils nous auraient laissé des chroniques et des traditions écrites. Or nous n'avons rien de cela. Nous sommes obligés de nous baser, pour l'histoire thai, sur les documents chinois. Cependant on a retrouvé au Yunnan des stèles gravées d'une écriture inconnue; les caractères ressemblent soit au tamoul, soit au birman, mais tendraient plutôt à se rapprocher du javanais.
Sommes-nous là en présence de l'écriture thai, ou bien n'est-ce pas plutôt quelque mémorial de chef indien, puisque aussi bien les relations du Yunnan avec l'Inde étaient fréquentes? L'année 1906, lorsque j'étais en Birmanie, le regretté général de Beylié m'a parlé d'une inscription en langue inconnue qu'il avait vue à Pagan. Serait-ce là une inscription thai? Je ne puis me prononcer; mais il n'y aurait aucune impossibilité à cela, puisque les Thai ont conquis le royaume de Pyu (Birmans) dont la capitale était Pagan.
A l'heure actuelle les Thai vivant sous la domination chinoise parlent chinois et emploient les caractères chinois, bien que conservant toujours leur langage et le parlant entre eux. Les Laotiens et les Lu ont un alphabet imité du Siamois; alphabet siamois qui est lui-même sorti du cambodgien. Quant aux Thai de la Salouen et de l'Irawaddy, ils ont pris l'alphabet birman qu'ils emploient avec quelques petites modifications. On peut dire aujourd'hui: autant de tribus thai, autant de dialectes; mais l'unité de la langue se reconnaît toujours en ce sens que si on connaît le Siamois, on peut sans difficulté parcourir tous les pays thai.
En Chine, les Thai sont administrés par leurs chefs sous le contrôle d'un mandarin chinois qui ne réside même pas au milieu d'eux; un chef portant le nom chinois de Tou-Sseu (administrateur indigène), et quelques-uns d'entre eux, notamment sur les bords du Mékong, dans l'ouest du Yunnan, district de Tche-Li-Tcheou, donnent encore de sérieux embarras au général chinois commandant à Pou-Eurl.
Tous ces pays du Yunnan sont très pauvres, ce qui explique le peu d'empressement des Chinois pour s'y installer; cette région est formée d'un amas de montagnes enchevêtrées, elle ne possède comme cours d'eau que des torrents resserrés dans d'étroites gorges, nul grand fleuve arrosant des vallées fertiles; les pluies arrêtent toute communication pendant six mois; il n'est pas étonnant que le Yunnan soit resté un peu en dehors de l'action chinoise et que son développement ait été si lent.
III.—J'ai parlé un peu plus haut du Mahométisme au Yunnan; il est nécessaire d'y revenir. Le Yunnan en effet est la province de Chine qui compte, avec celle du Kan-Sou, le plus de musulmans, et, s'ils sont aujourd'hui sujets soumis de l'Empereur, c'est par suite d'un massacre effroyable, qu'en ont fait pendant une suite de dix années les généraux envoyés par Pékin; car l'Islam révolté voulait fonder au Yunnan un royaume indépendant, et la rébellion ne fut complètement réprimée qu'en 1875.
Vers la fin du Ve siècle, les Turcs apparurent sur les frontières occidentales de la Chine; il se fit alors entre eux et les Chinois un commerce d'échange qui augmenta d'année en année.
C'est par ce même chemin évidemment que s'est introduit l'islamisme, car c'est précisément dans ces provinces chinoises de la frontière qu'il s'est développé. Il existe au Yunnan une population musulmane d'aspect complètement chinois au point de vue extérieur, mais absolument différente de ses congénères de l'Empire du Milieu au point de vue moral. Cette population a été pendant longtemps un gros souci pour l'Empire, mais aujourd'hui elle est entièrement soumise et ne donne plus à Pékin aucun sujet de crainte.
A Sseu-Mao seize familles qui, d'ailleurs, sont toutes unies par les liens de la parenté, vivent dans une enceinte unique, sur un petit mamelon hors de la porte de l'Est. Comme lieu de réunion servant de mosquée ou plutôt de lieu de prière, ils ont, dans ladite enceinte, une vaste chambre à la chinoise, décorée simplement de versets du Coran sur papier rouge, et, trois fois le jour, ils s'y réunissent pour la prière.
La maison des musulmans est reconnaissable aux sentences arabes tracées sur la porte; la plus commune est celle qu'on peut appeler le Credo des musulmans: la Allah ilah Allah ou Mohammed ressoul Allah, qu'ils inscrivent en lettres arabes dans un petit cercle de papier blanc ou rouge, sur la porte principale; ou bien, simplement dans un carré de papier rouge ils inscrivent le nom d'Allah.
Il est bon de noter le papier rouge; habitude chinoise. Le rouge en Chine présage le bonheur.
En Chine les musulmans ne se distinguent des autres Chinois par aucune coiffure ou costume spécial; ils vivent exactement comme tout le monde, mais ils suivent, au point de vue moral et matériel, tous les préceptes du Coran. Ainsi, ils se livrent très exactement à la prière suivant les usages fixés par la loi. Ils s'abstiennent de porc, et c'est même grâce à eux que les Européens peuvent se procurer de la viande de bœuf; ils s'abstiennent également de vin et d'alcool, et en général observent fidèlement leur religion.
A Sseu-Mao ils possèdent une petite bibliothèque de vingt volumes environ, en arabe, contenant l'explication de la doctrine. Et ils ont un fort bel exemplaire du Coran qu'ils n'ont jamais voulu me laisser voir autrement qu'à l'extérieur.
Je les ai fait lire alors dans d'autres livres et j'ai vu qu'ils lisaient facilement. Comprennent-ils tout? C'est une autre question.
Quelles sont les idées, quelle est l'attitude des Chinois musulmans vis-à-vis de leurs compatriotes bouddhistes ou chrétiens?
Les chrétiens en général sont fort bien considérés par eux, et le mahométan chinois n'a pas à leur égard l'aversion du musulman turc ou arabe. Persécuté lui-même dans son propre pays, il incline à considérer les chrétiens comme les sectateurs d'une religion assez semblable à la sienne, puisque l'une et l'autre foi, la musulmane et la chrétienne, ont pour principe l'adoration de Dieu unique créateur et maître du monde. A ce propos je puis citer un fait très curieux qui s'est passé à Nankin en 1891: alors que j'étais dans le Yang-Tseu-Kiang, au moment des émeutes, les églises catholiques de Wou-Hou avaient été brûlées et des bandes de brigands s'apprêtaient à incendier celle de Nankin. Ayant appris la chose, les musulmans de Nankin, qui étaient en bons rapports avec les Pères Jésuites, vinrent à la mission en masse, armés, et la protégèrent contre les fureurs de la foule. C'est grâce aux musulmans que la mission catholique de Nankin a été sauvée en 1891.
En revanche, ils méprisent profondément les bouddhistes; et, contre les mandarins, on sent chez eux, dans toutes leurs paroles, une haine sourde. Le fait est qu'ils ont été horriblement décimés il y a une quarantaine d'années, et qu'aujourd'hui encore ils sont tenus en défiance, puisqu'il ne leur est pas permis d'habiter l'intérieur des villes. Ils doivent demeurer hors de l'enceinte murée.
Dans le district de Tali les musulmans sont plus nombreux. C'était autrefois un de leurs grands centres et ils y étaient tout puissants. La répression exercée par le fameux Yang-Yu-Ko, au nom de l'Empereur, les a réduits comme nombre et leur a enlevé toute espèce d'influence. Ils n'ont plus le droit d'avoir de maisons de prière communes; leur plus belle et leur plus grande mosquée, tout près de la porte sud de Tali, a été transformée en temple confucéiste: ils sont obligés de se livrer aux exercices de leur culte dans des maisons particulières. Au reste, actuellement, le petit nombre demeure à Tali; ils habitent surtout les villages environnants et exercent les professions de muletiers, bouchers, selliers, c'est-à-dire tout ce qui concerne le métier des cuirs; ils pratiquent aussi l'élevage des bœufs, des chèvres et des moutons.
Beaucoup d'entre eux, à l'exemple de quelques dissidents du Kan-Sou, se sont enrôlés à Tali dans les troupes de la garnison; et il est fort probable qu'ils marcheraient contre leurs coreligionnaires, comme l'ont fait en 1897 les musulmans enrôlés au nombre de six à sept mille dans l'armée de Tong-Fou-Siang lors de la petite révolte du Kan-Sou.
A Yunnan-Sen ils sont également nombreux, mais, comme à Tali, bien diminués par la répression féroce de Ma-Jou-Long qui exterminait à Yunnan-Sen pendant que Yang-Yu-Ko massacrait à Tali. Le séjour de la ville, ici comme partout ailleurs, leur est interdit. Ils n'ont le droit que d'y venir, non celui d'y résider. Aussi c'est dans les environs, hors des remparts et dans les villages avoisinants, qu'on les rencontre. Pas de mosquée, pas de lieu de réunion; ils possèdent quelques imans, quelques mollahs, connaissant fort bien l'arabe: mais je n'en ai pas vu un seul ayant fait le pèlerinage de la Mecque.
La plus forte agglomération de musulmans vit dans la cité de Tong-Hai, au sud de Yunnan-Sen. Tong-Hai est le grand marché de distribution de marchandises pour tout le Yunnan. C'est de là que partent les caravanes se dirigeant vers Yuen-Kiang et Sseu-Mao; Yunnan-Sen, Tchou-Chiong et Tali; Yunnan-Sen, Tchao-Tong, Soui-Fou. C'est de là aussi que s'en vont les caravanes vers Mong-Tseu et Kai-Hoa. Or, les musulmans exerçant le métier de muletiers transporteurs se trouvent nécessairement en grand nombre à ce point central de Tong-Hai.
Quel est le chiffre de la population musulmane au Yunnan? Je n'ose me risquer à en donner un même approximatif. Cependant on peut dire que si la population du Yunnan tout entière est d'environ 5.000.000 d'habitants, le tiers peut-être est musulman. Et ce ne sont plus les musulmans d'autrefois, puissants, riches, batailleurs et décidés à se créer un royaume au Yunnan. Actuellement ils sont sans force aucune: les autorités chinoises les surveillent très étroitement et il leur serait impossible, y songeraient-ils d'ailleurs, de se soulever à nouveau. Les musulmans n'ont plus en Chine aucune puissance. Depuis la terrible répression, et les menaces dont ils ont été l'objet de 1872 à 1875, ils sont brisés et incapables, à l'heure qu'il est, de retrouver de nouvelles forces pour une action commune.
La Chine est la même du nord au sud, en général: cependant on conviendra que le Yunnan est une province qui diffère essentiellement des autres et qui a gardé un reste d'originalité. C'est pourquoi je me suis si longuement étendu sur son histoire.
IV.—Comme personne ne l'ignore, il a été, pendant ces dix dernières années, fort question du Yunnan. Les conventions signées entre la France et la Chine d'un côté, entre la France et l'Angleterre de l'autre, à propos, soit de questions de frontières, soit de questions commerciales ou industrielles, ont mis cette province de l'Empire du Milieu tout à fait à l'ordre du jour. On en a dit beaucoup de bien; on en a dit beaucoup de mal; quelques enthousiastes, dans l'Indo-Chine française, ont vu luire de grandes espérances de ce côté; et c'est facilement compréhensible. Quand de la chaleur lourde et humide du Tonkin on arrive en quelques heures au sommet d'une montagne, sur le plateau de Mong-Tseu, on croit être dans le paradis. D'autres, plus réfléchis, n'y ont vu qu'un avenir médiocre. Peut-être ces derniers sont-ils plutôt dans le vrai.
Le Yunnan forme la frontière franco-anglaise avec la Chine au nord du Tonkin et sur le Mékong. La France et l'Angleterre se trouvent donc, par suite, en continuelles relations avec la Chine. Peuvent-elles en tirer grand profit par la province du Yunnan? C'est ce que je vais examiner.
Sur le Mékong, du côté de Pou-Eurl et de Sseu-Mao, le Yunnan est très pauvre, très peu peuplé, et ne produit rien qui puisse faire de la ville ouverte de Sseu-Mao un centre commercial important. Dans cette partie du Yunnan, en effet, comprise entre Lin-Ngan, Yuen-Kiang, Ta-Lang et Sseu-Mao; Pou-Eurl et Wei-Yuen-Tcheou d'une part; Sseu-Mao et Xieng-Hong d'autre part: il n'y a rien à faire; ce ne sont que hautes montagnes boisées, enchevêtrées, sans vallées étendues, se continuant au Laos, par une succession de mamelons dénudés. Aucune route; seulement quelques sentiers fréquentés par les muletiers qui circulent pendant la saison sèche. Les villages sont d'ailleurs rares et habités par de non moins rares autochtones, dont 60 pour 100 sont goîtreux. Les caravanes que l'on rencontre du mois de novembre au mois d'avril et qui cessent tout trafic dès le début de la saison des pluies, viennent en général de Yunnan-Sen et de Tong-Hai ou de Tali-Fou, et ne font que traverser Pou-Eurl et Sseu-Mao pour se diriger vers la Birmanie anglaise par Xieng-Long, ville des États Shan anglais, et Xieng-Mai, grand marché au nord du Siam. Ces caravanes apportent généralement aux Thai habitant ces régions des objets de toilette chinois, des chapeaux de paille du Sseu-Tchuen, des marmites à cuire le riz; et aussi de menus objets, tels que lacets, bâtonnets, bols et plateaux de laque commune; elles vont ensuite chercher à Mandalay et à Moulmein des cotonnades et des objets de fabrication européenne.
Ce commerce est, d'ailleurs, insignifiant; les employés de la douane à Sseu-Mao ont été unanimes à me dire qu'ils ne voyaient aucun avenir de ce côté. Toutefois une chose m'a frappé: c'est que le peu de commerce qui se fait passe par les pays anglais, jamais par les pays français. Tandis que les Anglais ont créé des centres à Xieng-Tong, à Bhamo, ont mis en communication soit par eau, soit par voie ferrée, soit par route, les points extrêmes de la Birmanie avec la mer, et ont su attirer les clients par la facilité des transports, les Français, eux, n'ont jusqu'à ce jour, rien fait vers le Laos et la frontière yunnanaise pour les mettre en communication avec Pnom-Penh et Saïgon. Que viendraient donc chercher en pays français les caravanes du Yunnan?
Les seules transactions un peu actives de la région de Sseu-Mao-Pou-Eurl sont celles qui ont pour objet le thé connu généralement sous le nom de thé Pou-Eurl. Au reste le pays d'Ivou et Ibang où pousse le thé, le seul qui se boive au Yunnan, appartient à la Chine, qui ne s'en est dessaisie ni au profit des Anglais, ni au profit des Français.
Mohei, près de Pou-Eurl, fournit le sel gemme; c'est, avec le thé, le trafic le plus considérable. Aussi tout le long des sentiers, dans la montagne, rencontre-t-on des bandes de cent et de deux cents mulets chargés de galettes de thé ou de blocs de sel et marchant à la queue leu leu.
V.—Du côté de Yunnan-Fou et de Mong-Tseu il y a peut-être plus à faire. C'est du reste de ce côté que les Français ont porté tous leurs efforts et qu'ils ont construit une voie ferrée qui relie l'Indo-Chine au Yunnan. Si, en effet, le commerce par lui-même n'est pas non plus très brillant de ce côté, on compte sur les mines de charbon, de cuivre et d'étain auxquelles le chemin de fer créera un débouché facile, si toutefois les réalités répondent aux espérances. Il avait été question de poursuivre la voie ferrée actuelle jusqu'à Soui-Fou par Tong-Tchouan et Tchao-Tong, et de relier ainsi au Yunnan et à l'Indo-Chine la riche province du Sseu-Tchuen. Je crois que l'entreprise est faisable, mais je pense aussi qu'on se leurre sur les résultats à atteindre. En effet, le trafic du Sseu-Tchuen, malgré une voie ferrée qui le transporterait vers Haiphong, prendra, selon moi, toujours la voie du Yang-Tseu-Kiang, bien meilleur marché, et qui le conduit directement au port de Changhai, le plus admirablement situé des ports de l'Extrême-Orient; et il ne se détournera pas sur Haiphong qui, en admettant même que nous en fassions un port de tout premier ordre, aura toujours le désavantage énorme de sa situation au fond du golfe du Tonkin, loin et en dehors de la route fréquentée par les navires.
Si maintenant nous remontons plus au nord vers Tali-Fou, nous rencontrons plus de mouvement et plus de trafic, surtout entre Yunnan-Sen, Tchou-Chiong et Tali; mais ce n'est toujours qu'un commerce purement local d'approvisionnements pour les Chinois qui descendent du Sseu-Tchuen et viennent coloniser le Yunnan.
Les Anglais ont fait ouvrir, il y a quelques années, au commerce étranger la ville de Teng-Yueh, à l'ouest de Tali, sur la frontière birmane, avec l'espérance de relier un jour Bhamo à Tali par une voie ferrée qu'ils pousseraient ensuite de Tali au Sseu-Tchuen; mais les difficultés à surmonter pour l'établissement de la ligne sont telles qu'on ne voit pas encore à quelle date sera réalisé ce projet évidemment séduisant de nos voisins.
On peut se rendre compte par ce que je viens d'exposer que le Yunnan est un pays très pauvre; et, au point de vue de la fertilité de la terre, c'est certainement une des provinces les moins favorisées de l'Empire. Je sais bien que les indigènes disent qu'avant l'insurrection musulmane le pays était très prospère et les habitants plus nombreux; mais ce sont là des affirmations qui me paraissent ne pas devoir être acceptées sans contrôle. Or, si j'ai vu des villes détruites, des bourgs ruinés, et si j'ai pu constater qu'effectivement quelques-uns de ces centres devaient être plus brillants et plus peuplés autrefois qu'aujourd'hui, j'ai également parcouru la campagne du Yunnan; depuis Mong-Tseu je suis allé jusqu'à Sseu-Mao; de cette dernière ville j'ai atteint Tali-Fou en passant par Mong-Houa et King-Tong; j'ai fait la route de Tali à Yunnan-Sen, et de cette dernière ville je suis allé rejoindre Mong-Tseu. Parlant chinois, il m'était facile de me renseigner et de questionner. Eh bien, la vérité est que dans cet amas de montagnes arides qu'est le Yunnan, sans larges vallées, sans rivières navigables, seuls quelques grands centres chinois sur les plateaux ont pu être plus prospères avant la révolte musulmane, mais la campagne partout ailleurs n'a jamais rien produit de plus que maintenant, pour la bonne raison qu'il n'y peut rien pousser qu'un peu de riz rouge, de patates, et que le bétail et la volaille y sont rares parce qu'on ne peut les nourrir. Par suite la population est forcément très clairsemée. Que de fois, arrivant le soir dans des villages où je devais passer la nuit, n'ai-je pu trouver un œuf ou un morceau de porc à mettre dans la poêle! Même à Sseu-Mao, je n'ai pas toujours eu de quoi varier le menu, qui généralement se composait de porc et de riz, et parfois, mais rarement, de bœuf, quand un musulman avait abattu une bête à cornes qui ne pouvait plus faire de service.
La ville de Mong-Tseu, la plus importante parmi celles où les étrangers sont admis, a été ouverte au commerce européen en 1886; c'est une sous-préfecture qui peut avoir de population fixe 15.000 habitants; actuellement, avec le chemin de fer, il y a une grosse population flottante. La ville est murée, mal construite, sale et dans bien des parties à moitié en ruines. Aujourd'hui, à côté de la ville chinoise, une véritable ville européenne s'est élevée; des hôtels s'y sont construits et, grâce à la voie ferrée, les Français de l'Indo-Chine peuvent aller se reposer et respirer l'air tant désiré par eux du plateau yunnanais.
Au point de vue de l'agrément, le chemin de fer est donc incontestablement une grosse affaire pour la colonie française du Haut-Tonkin; il reste à savoir, et ce n'est que le temps qui peut nous l'indiquer, si le commerce du Yunnan va de suite prendre un essor considérable. Il n'est pas douteux que le chemin de fer, atteignant Yunnan-Sen, ne supprime les caravanes qui portaient le fret à Mong-Tseu et ne prenne leur place sur toutes les stations de leur parcours entre Mong-Tseu et la capitale, de même qu'entre Mong-Tseu et Man-Hao, petit port sur le fleuve Rouge où les caravanes venaient apporter l'étain et prendre en retour des cotonnades. Mais pour faire un wagon de marchandises il faut beaucoup de caravanes! On importe à Mong-Tseu des shirtings anglais, des cotonnades italiennes teintes, des flanelles de coton, simples, teintes et coloriées de dessins divers; des velours et veloutines, des couvertures de coton; des torchons, des peignes et des allumettes de fabrication japonaise; des filés de coton indien, japonais, tonkinois; il y a quelques années les filés de coton de nos usines du Tonkin avaient réussi à exclure presque ces filés anglais, et de gros négociants chinois de Mong-Tseu en avaient fait de fortes commandes; mais les fabriques du Tonkin ne pouvant fournir la quantité suffisante, il était à craindre que les filés anglais ne reprissent le dessus; aujourd'hui ce sont les filés indiens qui tiennent la première place, le filé tonkinois ne venant à Mong-Tseu que dans la proportion de 7 p. 100.
Comme objets de laine on importe à Mong-Tseu des couvertures, un peu de drap, de la flanelle unie et rayée; enfin un peu de soie, des boutons, de la porcelaine, des teintures d'aniline, des lampes, des fruits secs, des glaces et miroirs, des produits pharmaceutiques, des aiguilles, du pétrole, du papier, du bois de santal, du tabac, des parapluies.
Comme exportation nous avons: jambons (de Li-Kiang et Ho-Kien), des peaux, des cornes de buffle et de vache; des médecines, des patates, de l'alcool de riz, du sucre brun, de la cire, et enfin surtout du thé de Pou-Eurl et de l'étain de Ko-Tsiou.
C'est principalement le port de Hong-Kong qui profite des transactions du Yunnan par Mong-Tseu; et l'étain et le thé, qui sont les deux principales marchandises d'exportation, vont à Hong-Kong. Si nous voulons détourner au profit d'un de nos ports indo-chinois le commerce du Yunnan, ce n'est pas à Haiphong qu'il faut faire aboutir la voie ferrée de Yunnan-Sen, mais à Saïgon; il faut que le chemin de fer aille sans arrêt et sans bifurcation de Yunnan-Sen à Saïgon et qu'il y ait à Saïgon un port moderne. Quoiqu'on fasse, il faudra en arriver là; c'est Saïgon qui doit être le centre commercial de l'Indo-Chine, tant par sa situation géographique que par son importance économique.
Sseu-Mao, est, à l'extrême sud-ouest du Yunnan, la seconde ville ouverte aux étrangers; elle a été déclarée ouverte en 1895. C'est, au point de vue administratif, un ting, c'est-à-dire une ville ne rentrant pas dans le système général d'administration chinoise. Les ting sont des portions de territoires frontières où l'élément chinois n'est qu'un colonisateur et où l'élément indigène domine; ce sont des pays non encore complètement chinoisés; aussi les ting sont-ils nombreux sur les frontières du Yunnan. Les fonctionnaires mis à la tête d'un ting tiennent le milieu entre les préfets et sous-préfets.
La ville de Sseu-Mao est située dans une cuvette entourée de hautes montagnes et n'offrant qu'une superficie relativement petite. La plaine est arrosée par un ruisseau donnant juste assez d'eau pour les rizières, lesquelles prennent toute l'étendue de la terre cultivable; quelques villages entourent Sseu-Mao au bas des montagnes ou au flanc de coteaux.
La ville elle-même, limitée par des murailles délabrées, bâtie de maisons en pisé, n'offre qu'un aspect pitoyable, la partie comprise dans les murailles est presque déserte; elle renferme les Ya-Meun du sous-préfet, du général commandant les troupes de la frontière, du télégraphe; quelques Houei-Kouan ou clubs indigènes; mais la partie la plus peuplée de la ville se trouve hors des murs, dans le marché. Toute la journée c'est là que sont le mouvement et l'activité. Le matin, les indigènes des environs apportent des légumes, du bois à brûler, du charbon de bois; ce sont eux qui approvisionnent Sseu-Mao, qui, tout compté, dans les murs et hors des murs, peut avoir 12.000 habitants.
La douane chinoise, qui est installée ici comme dans tous les ports ouverts, ne fait presque rien comme recettes; le seul commerce un peu important est celui du thé; du reste le trafic en ce pays est suspendu d'avril à octobre. Personne ne sort en cette saison: les pluies torrentielles défoncent les pauvres sentiers, des herbes immenses poussent partout; les rivières, les torrents ont des crues effrayantes et terribles, et par suite, toutes les communications sont coupées. Seuls les malheureux courriers continuent leur service, et combien d'entre eux ont perdu leurs sacs de dépêches quand ce n'était pas leur vie, au passage d'un torrent. Dans ces conditions et étant donnée la nature du pays, le commerce ne peut être qu'insignifiant. Il est, du reste, bien facile de s'en rendre compte en parcourant le marché de Sseu-Mao: cotonnades chinoises, cotonnades anglaises, fil, aiguilles, boutons en métal, lacets, petites glaces de toilette, petites boîtes en fer-blanc, allumettes japonaises. Comme autres marchandises chinoises, en dehors des cotonnades, on trouve du cuivre venant de King-Tong sur la haute-rivière Noire, des objets de pacotille venant de Canton et du Yunnan, et c'est tout.
Veut-on de la farine? il faut la faire venir de Hanoi ou de Tali-Fou; du sucre? il faut attendre que des caravanes en apportent de Yunnan-Sen ou de Tali; des fruits? les oranges viennent d'Ivou et d'Ibang; les noix, les jujubes, les poires, de Tali et de Yunnan-Sen. A Sseu-Mao il n'y a rien.
La construction du chemin de fer de Yunnan-Sen à Soui-Fou amènerait-elle le développement ultérieur de toutes les parties du Yunnan que je viens de passer en revue? Évidemment non. Le Yunnan n'aurait rien à fournir au Sseu-Tchuen; quant aux produits du Sseu-Tchuen, ils ne viendraient pas non plus au Yunnan puisque personne ne pourrait les acheter. Le Yunnan est un pays de transit, non un pays d'achats à l'importation ou de vente à l'exportation; il est pauvre et restera tel, à moins qu'on y développe une industrie minière très rémunératrice, avec des capitaux européens et la main-d'œuvre du Sseu-Tchuen.
VI.—La ville de Tali, ancienne capitale des musulmans du Yunnan, et qui avant la terrible répression de Yang-Yu-Ko devait être très florissante, est un rectangle assez développé situé dans la plaine qui s'étend de Chia-Kouan, au sud du lac, à Chang-Kouan, au nord du même lac, un des côtés regardant le Eurl-Hai, l'autre étant adossé aux contreforts de la haute montagne grise et nue qui, d'une hauteur de 3.000 mètres, domine l'ensemble de la ville.
L'aspect général en est misérable: les rues sont désertes et de nombreux champs de fèves, bordés de cactus, remplacent les maisons détruites. La population musulmane est encore en nombre assez considérable à Tali, mais elle n'y a plus aucune influence. Bien plus, les musulmans ne peuvent plus exercer leur culte et n'ont pas le droit d'avoir de mosquée en ville. Ils ne peuvent se livrer à la prière que dans des maisons particulières, et leur grande mosquée de Tali a été transformée en temple dédié à Confucius.
Une partie des troupes de la garnison est musulmane et il semble qu'aucune velléité de liberté ou d'indépendance n'existe plus parmi la communauté islamique.
Au point de vue commercial, il paraît y avoir très peu d'activité, sauf peut-être pendant les foires. Mais ces foires, qui se tiennent à époques fixes et dont il m'a été donné de voir plusieurs, ne comportent qu'un commerce local d'échange de marchandises chinoises, venues par la voie de Yunnan-Sen ou du sud du Thibet. Les marchandises européennes ne sont pas représentées sur le marché, sauf la bimbeloterie que nous avons déjà rencontrée à Sseu-Mao et à King-Tong.
Tali, toutefois, est le lieu de centralisation du commerce qui se fait par Teng-Yueh (Momein) sur Bhamo; mais jusqu'à présent ce commerce est peu de chose; les routes sont d'ailleurs très difficiles et, comme dans tout le reste du Yunnan, c'est la mule qui est le seul moyen de transport. Les deux grands marchés de la région sont Chia-Kouan et Chang-Kouan. Des deux, c'est Chia-Kouan qui est le plus important, quoiqu'on n'y trouve, comme dans les autres villes du Yunnan, que des produits locaux. J'ai vu Chia-Kouan un jour de grand marché: légumes et fruits, blé, orge, riz, maïs; un peu de coton venu de Birmanie; des ustensiles venus de Canton par Nanning, Kai-Houa et Yunnan-Sen; des chapeaux de paille et de grandes marmites du Sseu-Tchuen; du sel de Mohei, du thé de Pou-Eurl, du sucre de King-Tong. Les marchandises étrangères y étaient représentées toujours par les petites glaces, les boîtes en fer-blanc, les peignes, les aiguilles, les allumettes du Japon et la pauvre petite pacotille des bazars. En somme, tout est encore à créer ici comme ailleurs, et, étant donnée la configuration géographique du pays et la hauteur des montagnes qui le séparent des régions voisines, peut-on espérer y réaliser jamais quelque chose de brillant?
Je ne veux pas quitter Tali-Fou sans raconter la légende fort poétique que rappelle le grand lac Eurl-Hai:
Aux temps où le Yunnan était divisé en plusieurs royaumes thai, le roi de Li-Kiang étant venu voir son voisin le roi de Tali, fut ébloui de la beauté de la fille de ce dernier et la demanda en mariage. Mais la jeune fille avait fait vœu de virginité et refusa la proposition du prince. Elle fut, malgré toutes les avances de son royal amoureux, absolument inflexible. Au moment de retourner dans ses états, le roi de Li-Kiang exprima le souhait qu'elle consentît du moins à l'accompagner dans une promenade sur le lac, afin de graver ses traits dans sa mémoire à jamais. Elle accueillit favorablement ce désir. Mais au moment où ils arrivaient au milieu du lac, le roi de Li-Kiang voulut se permettre quelques privautés, et la jeune vierge indignée et ne voulant pas être surprise se précipita dans les flots; jamais elle ne reparut.
Yunnan-Sen, la ville capitale, n'est plus que l'ombre de ce qu'elle a dû être autrefois; on y entre par des faubourgs désolés et infects; tout ici est démoli et en ruines. Les remparts sont écroulés en partie, et personne ne songe à les relever; les temples s'effondrent et dans la ville même on ne circule, dans certains quartiers, qu'à travers des décombres. On croirait être au lendemain de cette guerre «inexpiable» qui dura de 1855 à 1875, et pendant laquelle les musulmans du Yunnan et les troupes impériales se livrèrent des combats sans merci. La ville a aujourd'hui une population que l'on évalue généralement à 80.000 habitants, mais elle devait en avoir au moins le double, peut-être davantage autrefois. Quelques monuments pourtant, quelque arc de triomphe, quelque portail de temple sont encore à voir.
Comme construction européenne, il y existe un arsenal, et c'est même une sensation bizarre que l'on éprouve, quand, se promenant dans la vaste plaine nue et jonchée de tombeaux qui s'étale autour de la ville, on entend le sifflet appelant les ouvriers à l'usine.
Le plateau où se trouve situé Yunnan-Sen est merveilleux; très fertile, bien arrosé, entouré de lacs qui rendent l'irrigation facile, il forme avec les plateaux de Mong-Tseu et de Lin-Ngan, auxquels il se rattache, la partie la plus florissante et la plus peuplée de la province, et la mieux cultivée. Ici, hors de la ville dont on n'aperçoit plus les murs écroulés et les palais délabrés, maintenant que la campagne seule s'offre à la vue, on sent un pays aisé, riche même relativement, en comparaison de toutes les contrées désolées qu'on vient de quitter.
A deux étapes de Yunnan-Sen se trouve Tong-Hai, point de concentration de toutes les caravanes. Situé entre l'eau et les montagnes, au bord du grand lac, Tong-Hai offre vraiment l'aspect d'une ville florissante, chose rare dans ce pays. Tous les produits de la Chine s'y trouvent réunis et partent de là pour se répandre dans le nord et l'ouest de la province.
De Yunnan-Sen, par Tong-Hai, vers les extrémités frontières, les routes sont:
Vers le sud, la route de Mong-Tseu, aujourd'hui peu fréquentée, puisque le chemin de fer existe jusqu'à la capitale; vers le sud-ouest, la route de Yuen-Kiang, Pou-Eurl, Sseu-Mao; vers l'ouest, la route, Tchou-Chiong, Tali-Fou, Teng-Yueh; vers le nord, la route de Tong-Tchuan, Tchao-Tong; une autre route, partant de Yunnan-Fou à l'est, va rejoindre Kouei-Yang-Fou, capitale du Kouei-Tcheou.
Ainsi que je l'ai constaté au début de cette étude du Yunnan, on peut voir que, bien que faisant partie du bassin du Yang-Tseu-Kiang du côté du nord (Yunnan-Fou n'est, par Wou-Ting, qu'à deux ou trois étapes du fleuve), cependant, c'est vers le nord-ouest et le sud que son commerce est le plus actif. D'un côté, en effet, vers Li-Kiang et Atien-Tseu, les vallées sont plus étroites, les rivières plus maigres, les populations plus éparses et moins nombreuses; donc, dans cette contrée désolée, peu de trafic; de l'autre côté, au nord-est, par Tong-Tchuen et Tchao-Tong, la route est très dure si les populations sont plus denses; et les productions sont trop peu variées pour être exportées au Sseu-Tchuen, province riche; on n'y envoie donc de cette partie du Yunnan que des peaux de buffles ou de bœufs, de chèvres et de moutons. Quant aux productions du Sseu-Tchuen, il en descend très peu vers cette région du Yunnan, juste assez pour les colons qui, partis du Sseu-Tchuen, viennent coloniser les hauts plateaux yunnanais.
VI.—En tant que pays intéressant, quoique très pénible à parcourir, le Yunnan est certainement l'un des plus curieux que j'aie visités en Chine; mais au point de vue fertilité, donc au point de vue commerce, c'est tout autre chose. Que de fois, dans un village misérable, perché sur quelque crête, n'ai-je même pu me procurer une poignée de mauvais riz rouge! Que de fois ai-je fait 40 et 50 kilomètres sans rencontrer un homme, une hutte! Quelle différence avec le Sseu-Tchuen ou le Houpe, si actifs, si peuplés!