La grande artère de la Chine: le Yangtseu
CHAPITRE XVI
I. Anglais et Français dans le Yang-Tseu-Kiang.—II. Japonais et Allemands.—III. Ce que les Français pourraient faire, et comment ils devraient procéder.—IV. Nécessité d'apprendre la langue chinoise.
I.—La Chine traverse actuellement une période de crise politique et financière. Les esprits, mécontents de la défaite subie dans la guerre avec le Japon, et surexcités à la suite de la guerre russo-japonaise, se sont révoltés un peu partout dans l'Empire; quelques Chinois plus ou moins versés dans les langues et les sciences de l'occident se sont mis à la tête d'un mouvement de réforme, la vieille Chine en est ébranlée jusque dans sa base; il est question de parlement et, pour le moment, déjà les assemblées provinciales se réunissent. La Chine se réveille d'un long sommeil; elle va se remettre à vivre et le commerce général ne pourra qu'en bénéficier. Les Anglais, eux, ont déjà pris position et depuis longtemps; quand les premiers ports furent ouverts deux puissances étaient plus que toutes les autres en état d'en profiter: l'Angleterre et la France. Mais seule la première sut, comme partout ailleurs dans le monde, tirer parti de la situation. Négociants et capitaux affluèrent sur les rives du Houang-Pou et dans le Yang-tseu, et bientôt l'on ne vit plus que le pavillon britannique et l'on n'entendit plus que la langue anglaise sur tout le littoral chinois. Cependant les Français avaient fait quelques timides essais à Changhai et à Hankeou. Dans le premier de ces ports ils conservèrent une situation tout à fait subalterne, dans le second ils disparurent. Si j'en crois de vieux documents, il y avait à Hankeou, en 1864, cent Anglais et quinze Français; les cent Anglais sont devenus mille; quant aux Français, ils s'étaient complètement évanouis jusqu'en 1895 où reparaissent quelques rares représentants de maisons de Changhai. Il résulte de cette mainmise britannique sur les ports ouverts et sur le trafic, de cet afflux de capitaux et de bonne volonté, de l'effort de travailleurs énergiques et persévérants, que pendant cinquante ans l'Angleterre seule a compté en Chine et que, même maintenant, malgré les compétitions, malgré les concurrences, elle est encore au premier rang; sa langue est devenue la langue officielle sur tous les points du territoire chinois.
Pourquoi donc n'avons-nous pas conquis notre place sur le marché chinois, puisque nous en avions toute la latitude? On peut donner beaucoup de raisons de notre effacement: la vraie est, je crois, que nous ne sommes pas négociants, nous ne sommes pas commerçants, nous sommes des terriens et des guerriers, et la preuve en est dans nos occupations coloniales; nous y restons toujours, comme les Espagnols, une manière de conquistadores. A cela s'ajoute le manque de persévérance, de patience, et la peur de risquer. Enfin la plaie de la France, au point de vue du commerce extérieur et du développement des affaires avec l'étranger, c'est l'économie avare qui sévit sur toutes les classes de la population. Cette fureur d'économiser qui nous rend riches chez nous, brise l'esprit d'entreprise et d'initiative personnelle. Aussi, tandis que des pays moins riches que le nôtre, comme l'Allemagne et le Japon, prennent dans les affaires du monde une place de plus en plus considérable, nous reculons.
Et puis, ceux qui se décident à essayer du commerce avec la Chine semblent ne pas s'en former la moindre idée. Le nombre de lettres fantastiques que reçoivent nos consuls est incroyable. Je citerai deux exemples. Une maison française propose la combinaison suivante: «Le consul la mettra en rapport avec une maison chinoise, laquelle lui enverra ses produits: ces marchandises seront vendues en France, mais au lieu de l'argent réalisé par la vente, le Français, lui, qui est marchand de conserves, enverra pour une égale somme de marchandises au Chinois, qui les vendra et se payera ainsi.»
Une autre maison écrit au consul d'endosser les commandes faites à elle par une maison indigène!
Tout cela est-il raisonnable?
II.—Pourquoi nos maisons n'ont-elles pas, comme les Allemands et les Japonais notamment, des représentants sur place? Nous avons institué des écoles de commerce où se forment théoriquement des jeunes gens qui sortent munis de diplômes, et les plus forts obtiennent des bourses pour demeurer deux ans dans un pays étranger. Ces jeunes gens, au lieu d'aller pendant deux ans perdre plus ou moins leur temps, ne devraient-ils pas être employés par des maisons de commerce et expédiés, par exemple, en Chine? Là, au centre même du marché à exploiter, et ayant intérêt à l'exploiter au profit de la maison qui les paye, ces jeunes gens s'initieraient à leurs métiers, apprendraient à connaître les articles, ce qu'ils se vendent, ce qu'ils payent de droits de douanes, le prix du fret, et enfin tout ce qui concerne les différentes marchandises. Il leur serait facile de se procurer sur place tous les échantillons désirables et de les envoyer à leurs maisons qui sauraient ainsi ce qu'il faut expédier et dans quelles conditions; quant à l'exportation, ils seraient au premier rang pour se rendre compte par eux-mêmes de ce qui peut, avec utilité et profit, s'exporter en France.
De cette manière le jeune employé serait mis au courant vite et bien, et pourrait alors créer et installer dans le pays de sa résidence une succursale de la maison qui l'emploie et développer ses affaires au fur et à mesure.
Mais quelle est la maison, même considérable, qui voudrait entretenir, un ou deux ans, un agent à ses frais sans que cela lui rapporte immédiatement? En France on ne sait pas risquer[17]. Encore une fois nos principes d'économie et de prévoyance rapace qui sont notre force à l'intérieur, sont cause que nous n'osons rien tenter à l'étranger. Pour faire, en effet, du commerce dans ces pays de Chine, il faut savoir oser et ne pas craindre d'avoir à perdre une certaine somme pour un apprentissage qui dans la suite fera rentrer des bénéfices; et puis, enfin, chacun sait que dans le commerce, comme partout, plus que partout peut-être, il faut risquer pour récolter. Or le Français n'aime pas les risques, et je ne suis pas éloigné de croire qu'il voudrait bien se servir des agents consulaires et des attachés commerciaux comme d'agents de placement officiels et garantis par le gouvernement.
[17] Il est bon cependant de savoir risquer quelquefois; en voici un exemple. Quand j'ai organisé la concession française à Hankeou, j'ai mis nos compatriotes d'Extrême-Orient au courant de ce qu'ils pourraient tenter, comme affaires, dans ce port qui prenait un développement de plus en plus considérable. Notamment j'avais conseillé la construction d'un hôtel, établissement qui n'existait pas à Hankeou et qui, cependant, était d'une nécessité urgente, étant donnés les nombreux Européens qui chaque semaine, chaque jour même, y débarquaient. Un de nos compatriotes établi au Japon accourut et mit le projet d'hôtel à exécution. Il réussit si bien que, au bout de trois ans, il revendit son fonds avec terrain et immeuble. De là il alla reprendre une affaire qui tombait, à Changhai, et la remit en bonne voie; survint la guerre russo-japonaise et le blocus de Port-Arthur. Cet homme entreprenant et énergique quitta Changhai et alla s'installer à Nagasaki pour être au courant des nouvelles; puis, achetant trois vapeurs, il risqua sa fortune dans le ravitaillement de Port-Arthur; il réussit et ses bateaux passèrent malgré l'escadre japonaise. Quand la guerre fut terminée, ce vaillant monta une compagnie de navigation à vapeur entre Tien-Tsin et les ports du Sud.
Que n'avons-nous seulement cinq hommes aussi énergiques dans chaque port d'Extrême-Orient!
III.—Aussi, que les bateaux à vapeur finissent par remonter jusqu'à Tchong-King, que le chemin de fer du Yunnan aille rejoindre Soui-Fou, que la Chine soit enfin ouverte totalement au commerce étranger, les Anglais, les Allemands, les Américains et les Japonais en profiteront, les Français bien peu, à moins de changer leur manière de procéder. Un consul résidant à Hankeou en 1865, 66, 67, disait déjà ces choses et constatait avec peine le peu de succès de ses conseils!
Aujourd'hui, que la Chine est accessible un peu partout, il serait possible d'établir, d'accord avec des négociants chinois sérieux et ayant une certaine surface, des comptoirs mixtes sino-français. C'est ce que conseille en ces termes un de nos agents[18]. «Pour étendre le rayon d'action des comptoirs mixtes (fondés avec un personnel chinois) et faciliter l'écoulement de leurs stocks, des établissements de second ordre, à la tête desquels seraient placés des parents ou des amis des associés chinois, pourraient être ouverts dans les principales villes de l'intérieur, et tout d'abord dans celles situées à peu de distance des ports où seraient installés les comptoirs.»
[18] Rapports commerciaux et consulaires, nº 756.
En dehors des villes ouvertes, on ne connaît guère en Chine les expositions périodiques, les offres exceptionnelles, la vente réclame, l'article réclame. D'un autre côté, si les façades luxueuses ne sont pas rares dans l'intérieur du pays (la façade a son importance en Chine comme ailleurs), les étalages y présentent encore moins d'attrait que sur la côte. Les boutiques y sont mal aménagées, mal tenues, mal éclairées. Le commerçant français pourrait donc y introduire par l'intermédiaire de son associé chinois, avec les améliorations nécessaires, les procédés usités en Europe pour attirer le chaland.
Quels sont les principaux articles qui entreront dans la composition des magasins franco-chinois?
En outre des vins et des liqueurs, des eaux minérales, des conserves, des confitures, des beurres, des laits condensés et autres produits alimentaires consommés surtout par les étrangers, avec quelques vins spéciaux destinés aux indigènes, on devra y trouver un grand choix de rubans (l'article de Saint-Étienne dont les femmes chinoises font tant de cas), de soieries avec dessins chinois, des velours et peluches, des satins imprimés, des reps, des fils d'or et d'argent, des flanelles de coton, des couvertures de laine, des tulles pour moustiquaires, un peu de mercerie et de papeterie, des instruments d'optique, jumelles marines et de théâtre, petits télescopes, des produits pharmaceutiques, quinine, vins fortifiants, antiseptiques, savons de toilette et en barre, parfums, pommades, eaux de toilette, bougie, bijouterie, horloges et montres, fusils de chasse.
Voici, d'ailleurs, comme indication complémentaire, la traduction d'une annonce de mise en vente d'articles étrangers que je vois dans un journal indigène. La maison chinoise qui a fait insérer cette annonce—il s'agit d'un grand magasin sur un port ouvert—informe le public qu'elle offre à des prix très raisonnables: des médicaments, des longues-vues, des lanternes ordinaires, sourdes et de projection, des lampes-appliques, des suspensions, des pompes à incendie, des coffres-forts et cassettes métalliques avec serrure de sûreté, des piles, coupes et sonnettes électriques, des fusils à air, des engins de pêche, des pièges, des boîtes à musique, des phonographes et des graphophones, des machines à coudre, des horloges, des pendules murales, des montres et des porte-montre en ivoire, des diamants de vitrines, des outils pour menuisiers, serruriers et horlogers, des bicyclettes, des vélocipèdes pour enfants, des jouets, des lunettes et conserves avec monture or et simili-or, des vernis de toutes couleurs, des engrais chimiques.
J'ajouterai qu'à ma connaissance, les boutiquiers de l'intérieur qui font le commerce d'articles étrangers tiennent principalement: des serviettes, des couvertures, manteaux et pèlerines en poils, genre tissu poil de chameau, de petites malles en peau de porc (imitation surtout), de la porcelaine, des conserves de poisson, des cigarettes, des allumettes et des parasols fabriqués au Japon, ainsi qu'une grande variété de drogues de même origine, avec du tabac anglo-américain, des lampes à pétrole, des lanternes, des miroirs, des savons et de la quincaillerie européenne et américaine; cuvettes, théières, bouillottes, bols, tasses et autres récipients en fer émaillé. Comme on le voit, dans cette partie de l'Empire ce sont les produits japonais dont les prix défient toute concurrence qui font prime sur les marchés de l'intérieur; mais il y a place à côté d'eux pour plusieurs articles dont notre pays a la spécialité; les Chinois voyagent beaucoup et s'habituent à la longue au confort européen.
Je suis persuadé que les comptoirs ou bazars franco-chinois qui seront organisés sur les bases et d'après la méthode que j'ai indiquées plus haut feront d'excellentes affaires si les associés sont sérieux, entreprenants, s'entendent bien et ont à cœur de réussir. Rien n'empêchera, d'ailleurs, ces associations d'étendre par la suite le champ de leurs opérations en s'occupant aussi d'exportation, soit pour leur propre compte, soit simplement pour celui d'autres maisons.
Les diverses provinces de l'Empire, principalement celles qui forment le bassin du Yangtseu, et notamment le Sseu-Tchuen, offrent une grande variété de matières premières et de produits manufacturés fort prisés à l'étranger, et dont le trafic est par conséquent rémunérateur. On n'ignore point qu'en dehors des soies et soieries, des tresses de paille, des thés, des pelleteries et fourrures, des curiosités et des porcelaines, qui font depuis longtemps l'objet d'un commerce plus ou moins considérable avec notre pays, nombre d'autres marchandises chinoises ont trouvé également chez nous, ces dernières années, un écoulement facile, grâce à d'intelligentes initiatives: l'albumine et le jaune d'œuf; les poils et les cheveux; les plumes, les fibres (ramie, chanvre et jute); cornes de buffles, musc, camphre, noix de galle, rhubarbe, antimoine, le suif animal et végétal, l'huile de bois (wood oil), le sésame et les arachides, etc.
Quelques maisons françaises font à Hankeou et à Changhai l'exportation de ces matières, mais ce trafic peut considérablement augmenter.
Les Japonais, pour leur importation en Chine, ont, les premiers, eu recours aux procédés des annonces destinées à faire connaître leurs produits. Ces dernières années diverses maisons américaines et anglaises ont suivi leur exemple, et elles n'ont pas eu lieu de s'en repentir. On peut voir aujourd'hui, collées aux murs par centaines, dans les rues les plus fréquentées des principaux marchés de l'intérieur, et même dans les villages, de grandes feuilles ornées de dessins aux couleurs vives représentant telle ou telle marque étrangère, et sur laquelle se détachent très nettement quelques caractères chinois renseignant le public sur la nature et l'origine des produits mis en vente et en faisant l'éloge. Quelques-unes de ces affiches sont composées avec goût et attirent tout particulièrement les regards des passants. Il est évident que c'est là un puissant moyen de réclame: il permet aux fabricants étrangers de répandre leurs marques par toute la Chine; celles-ci s'imposent fatalement à l'attention des consommateurs qui finissent par se laisser tenter. Je ne puis que conseiller à nos négociants d'adopter à leur tour ce procédé si pratique. Si les Japonais continuent à dépenser de grosses sommes en affiches chinoises illustrées, c'est qu'apparemment ils y trouvent leur profit.
Quant aux catalogues de marchandises, il faut qu'ils soient en anglais et en chinois: c'est ce que comprennent fort bien les Allemands et les Belges qui inondent la Chine et le Japon de catalogues et d'annonces en anglais et en chinois ou japonais. Les prix-courants de même doivent être en chinois avec les prix en monnaie ayant cours en Chine.
Au reste, partout on reconnaît la supériorité commerciale des Belges; il n'y a qu'à voir leurs sociétés Chine-Belgique, et Japon-Belgique. Ce ne sont pas des assemblées de voyageurs, d'artistes et de collectionneurs: ce sont des sociétés commerciales; les renseignements les plus complets et les annonces y sont en français, en anglais, en chinois ou japonais, et ce sont des annonces et des renseignements commerciaux; les bulletins sont imprimés non pas sur papier de luxe, mais en grand nombre et distribués partout, jusque sur les paquebots d'Extrême-Orient.
L'envoi d'échantillons aux maisons chinoises honorablement connues et qui sont susceptibles de faire des commandes devrait exister sur une grande échelle, sur une très grande échelle. Et c'est justement à quoi nos maisons de commerce répugnent; je me rappelle avoir demandé une fois des échantillons de drap pour une maison chinoise très sérieuse; on les lui a fait payer! Le résultat ne s'est pas fait attendre. Stupéfaite du procédé, elle a payé les échantillons, mais s'est adressée en Angleterre pour avoir ce qu'elle voulait.
Il ne faut pas, en expédiant des échantillons, se contenter d'envoyer des boîtes, des flacons minuscules, insignifiants, qui ne permettent généralement pas au client de se rendre un compte exact de la valeur de la marchandise. Qu'on fasse les choses plus largement, avec moins de parcimonie, afin que les indigènes soient mieux à même d'établir des comparaisons entre les divers produits qui leur sont offerts, et aussi pour qu'ils aient, de suite, une bonne opinion de la maison qui cherche à entrer en rapport avec eux. Ce à quoi il faut viser avant tout, c'est à inspirer confiance et à asseoir une fois pour toutes la renommée d'un produit. Voilà la suprême habileté commerciale. Qu'on s'impose donc pour atteindre ce précieux résultat quelques sacrifices si c'est nécessaire. Qu'on distribue dans les ports ouverts, qu'on fasse distribuer dans l'intérieur du pays des paquets, des caisses d'échantillons et que ceux-ci, je le répète, au lieu d'être de dimensions réduites, représentent exactement la marchandise telle qu'elle sera livrée à l'acheteur. La dépense sera nécessairement assez forte, mais elle sera sûrement compensée par de nombreuses commandes. Tandis que la distribution de modèles insignifiants risquera fort de ne laisser derrière elle aucune trace; on n'aura fait, au bout du compte, que gaspiller et son temps et son argent. En somme, il ne faut point perdre de vue qu'on ne saurait faire trop d'avances aux futurs clients et ne jamais hésiter à les relancer jusque chez eux, de manière à leur imposer pour ainsi dire la marchandise.
IV.—Les jeunes Français qui viennent s'établir en Chine pour y tenter quelque entreprise commerciale devraient se mettre, dès leur arrivée dans le pays, à étudier la langue mandarine ordinaire, c'est-à-dire la langue non littéraire, que l'on parle dans la bonne société et que, dans toutes les provinces, de Pékin à Canton, de Changhai à Tchong-King la majeure partie des commerçants comprennent; la connaissance d'un dialecte local a beaucoup moins d'utilité. Il est moins difficile qu'on ne le pense d'arriver à posséder suffisamment cet idiome pour pouvoir conclure soi-même un marché, se passer d'interprète en voyage, etc... Il suffit généralement pour cela de deux années de travail assidu. La plupart des jeunes employés de commerce allemands s'astreignent, dès qu'ils ont mis le pied sur le sol chinois, à étudier la langue du pays et, après une année de séjour, ils sont déjà en mesure de soutenir une conversation facile avec un indigène. Quant aux chefs de maisons allemandes, presque tous parlent chinois couramment. Aussi réussissent-ils là où d'autres échouent. C'est à cette connaissance de la langue, qui leur donne une grande supériorité sur leurs rivaux, qu'ils doivent certainement une part de leur succès. Sachant s'exprimer en chinois, et étant par conséquent tout à fait au courant des mœurs, des usages, des rites chinois, ils peuvent, à l'imitation des Japonais qui sont passés maîtres en cet art et en retirent le plus grand profit, entrer en rapports suivis avec le haut commerce chinois, gagner sa confiance et son estime. Ils sont mieux considérés, on ne les regarde plus, dans ce monde un peu fermé, comme des étrangers, mais comme des amis, on cause avec eux des questions locales ou générales susceptibles d'influencer le marché. Ils connaissent mieux que personne les besoins de la place; ils sont informés les premiers des occasions favorables qui peuvent se présenter; ils achètent, par suite, à meilleur compte que leurs concurrents et obtiennent des commandes plus facilement qu'eux. Et c'est surtout quand il y a une transaction importante à conclure, une affaire délicate à régler, qu'ils ont lieu de se féliciter de pouvoir se passer d'intermédiaires. Nos jeunes négociants feront donc bien de suivre l'exemple que leur donnent les Japonais et les Allemands, et, depuis peu, quelques Américains sur les conseils de leurs chambres de commerce. C'est là une condition du succès.
Depuis longtemps déjà des conseils de ce genre, et de tout genre, d'ailleurs, ont été donnés à nos négociants. Trop peu d'entre eux les ont suivis; la France occupe une situation infime dans le commerce chinois: elle achète des soies qu'elle exporte, mais n'importe à peu près rien[19].
[19] Il n'y a, d'ailleurs, pour se convaincre de notre infériorité, qu'à lire les statistiques du commerce extérieur: en 1890 notre commerce extérieur atteignait 8.190 millions; en 1905 il a atteint 9.438 millions; mais pendant le même temps, celui de l'Allemagne passait de 9.342 millions à 15.924, et celui de l'Angleterre de 17 milliards à 22 milliards; pendant la même période les transactions des États-Unis doublaient.
J'estime que c'est faire œuvre de bon Français que de dénoncer toujours et partout notre laisser-aller. Si cela seulement pouvait être utile!
En somme, à l'heure actuelle, l'Européen peut trafiquer dans toute la Chine, et notamment sur le Yang-tseu; depuis son embouchure jusqu'au Sseu-Tchuen, de nombreux ports ouverts lui permettent soit d'importer ses marchandises, soit d'exporter les produits du pays; une province, la dernière ouverte aux étrangers, a surtout attiré les vues des puissances, et cette province est le Sseu-Tchuen qu'on se figure, à tort ou à raison, renfermer des trésors et contenir une population riche capable d'absorber une quantité relativement grande de produits européens. Mais le Sseu-Tchuen n'est pas pour le moment abordable aux vapeurs et, le fût-il jamais, il est bien évident que ce ne sera pas immédiatement, ni du reste dans un avenir très rapproché. Aussi les puissances les plus proches du Sseu-Tchuen par leurs possessions, l'Angleterre et la France, ont-elles eu l'idée de détourner le commerce de Tchong-King et Tchen-Tou par le Yunnan à l'aide de la voie ferrée. Déjà les Français ont atteint Yunnan-Fou avec le rail, et il suffirait maintenant pour eux de continuer la ligne vers Souifou sur le Yangtseu; mais en dehors des difficultés politiques avec la Chine qui entend dès maintenant construire elle-même les voies ferrées sur son territoire, il y a la question des difficultés matérielles, et elles sont considérables. Si nos ingénieurs ont déjà eu de la peine à atteindre Mong-Tseu, ils auraient encore bien plus de travail à accomplir pour atteindre, par delà Yunnan-Fou, à Tong-Tchuan, le bassin du Yangtseu. D'ailleurs, je ne crois pas, ainsi que je l'ai dit plus haut, que, même achevé et marchant régulièrement, ce chemin de fer détourne jamais le commerce du Sseu-Tchuen sur Haiphong; il préférera toujours la voie fluviale, moins chère pour aller à Changhai, port central de l'Extrême-Orient, à la voie ferrée, beaucoup plus chère, pour gagner Haiphong, port fort mal situé et n'étant pas, ne devant jamais être, à cause de sa situation même, un marché très fréquenté.
De notre côté donc, il y a peu de chose à espérer.
Du côté anglais, par Bhamo, Teng-Yueh, Yong-Tchang-Fou et Tali, il y aurait peut-être plus à faire si les immenses chaînes de montagnes qui bordent les deux rives de la Salouen et du Mékong parvenaient à être franchies. C'est là, en effet, le point difficile, la pierre d'achoppement du projet des Anglais. Depuis des années leurs ingénieurs étudient le passage de Teng-Yueh à Tali. Arrivé à Tali, l'établissement de la ligne n'offrirait plus de difficultés insurmontables; évidemment ce ne serait pas sans beaucoup de temps et d'argent, mais enfin la ligne se ferait, et alors, de Tchong-King par Tali, Teng-Yueh et Bhamo, le chemin de fer irait rejoindre Rangoon en attendant que par Mandalay et Chittagong il puisse aller gagner Calcutta. Il est probable que la réalisation de ce projet est dans les contingences futures, et alors le commerce du Sseu-Tchuen aurait évidemment tout intérêt à suivre cette voie qui lui épargnerait un parcours énorme. Mais les montagnes de la Salouen et du Mékong pourront-elles être bientôt franchies? Tout est là.
Quoi qu'il en soit, la situation de l'Angleterre, malgré notre chemin de fer de Yunnan-Fou, est en fin de compte meilleure que la nôtre; elle pourrait, en effet, voir ses lignes de chemin de fer de l'Inde rejoindre celles de la Chine et ne faire qu'un grand tronçon direct de Bombay à Changhai.