La grande artère de la Chine: le Yangtseu
CHAPITRE VIII
I. Hankeou (Hankow), sa situation; la province du Houpe.—II. Hankeou et Hanyang; ouverture de Hankeou au commerce étranger: anglais, russes et français.—III. Concessions russe, française, allemande et japonaise.—IV. L'essor de Hankeou; le vice-roi Tchang-Tche-Tong et les usines de Hanyang.—V. Établissements industriels à Wou-Tchang-Fou.—VI. Le chemin de fer Hankeou-Pékin: les lignes nouvelles projetées.—VII. Les Japonais à Hankeou et dans le Yang-Tseu-Kiang.—VIII. L'agriculture au Houpe; les forêts, les mines.—IX. Le commerce; importation et exportation.—X. Le thé, principal article d'exportation.—XI. Parts afférentes aux diverses nations dans le commerce de Hankeou; la part de la France.—XII. Compagnies de vapeurs, maisons françaises; nouveautés industrielles et commerciales de Hankeou.
I.—Hankeou est situé dans la province du Houpe, sur les bords du Yang-Tseu-Kiang, qui traverse la province de l'ouest à l'est. Autrefois, Hankeou était un simple marché, dépendant de la sous-préfecture de Hanyang dont il est séparé par la rivière Han, affluent du grand fleuve. Hankeou signifie, du reste, en chinois «embouchure de la Han». Le Jésuite du Halde, en 1735, décrivait ainsi la province du Houpe, laquelle, à cette époque, formait avec le Hounan la vaste province du Hou-Kouang: «La plus grande partie de cette province est un pays plat qui consiste en de rases campagnes arrosées de toutes parts de ruisseaux, de lacs et de rivières. On y pêche une infinité de toutes sortes d'excellents poissons, et l'on prend grand nombre d'oiseaux sauvages sur les lacs.
«Les campagnes y nourrissent des bestiaux sans nombre; la terre y produit toutes sortes de grains et de fruits, surtout des oranges et des citrons de toutes les espèces. Les montagnes sont très abondantes les unes en cristal, d'autres en simples et en herbes médicinales... On y trouve des mines de fer, d'étain et de semblables minéraux.
«Il s'y fait quantité de papier des bambous qui y croissent et l'on voit dans les campagnes beaucoup de ces petits vers qui produisent de la cire de même que les abeilles produisent le miel.
«Enfin, elle est si abondante en toutes sortes de choses qu'on l'appelle communément le grenier de l'Empire, et c'est un proverbe, parmi les Chinois, que la province de Kiang-Si peut fournir un déjeuner à la Chine, mais que celle de Hou-Kouang a seule de quoi la nourrir tout entière.»
Il y a là, je crois, quelque exagération, et si la province du Hounan peut être considérée comme assez riche, par contre, le Houpe est certainement une des pauvres provinces de Chine. Malgré cela, le marché de Hankeou était déjà important à l'époque où écrivait le Père du Halde; car c'était le rendez-vous du commerce de la Chine centrale. Le Père Huc, au reste, en parle aussi avec enthousiasme lors de son passage à son retour de Lhassa. C'est que, par la Han d'un côté et par le Yangtseu de l'autre, toutes les marchandises arrivant du nord et de l'ouest viennent se réunir à Hankeou.
II.—Actuellement Hankeou a grandi et a surpassé de beaucoup Hanyang qui est devenue une ville morte. La population y est estimée de 800.000 à 1.000.000 d'habitants. Ces chiffres sont forcément approximatifs, car les recensements du gouvernement chinois sont plus ou moins sujets à caution; il n'en est pas moins vrai que Hankeou est une des villes les plus peuplées de la Chine.
Elle a été ouverte au commerce étranger en 1861, et, de suite, les Anglais s'y installèrent et y créèrent le «British Settlement» qui devint rapidement une petite ville fort gracieuse et élégante, munie d'un quai d'environ un kilomètre de long, tout planté d'arbres, et qui est la promenade habituelle des résidents. Les Anglais, à cette époque, prenaient de forts chargements de thé à destination de Londres, et ils continuèrent ainsi à envoyer jusqu'à Hankeou, aux hautes eaux, des vapeurs de 7 et 8.000 tonnes. Ils cessèrent vers 1897-1898, alors que les plantations de Ceylan, de l'Inde et de l'Assam, étant en plein rapport, purent fournir le Royaume-Uni de tout le thé dont il avait besoin.
Les Russes, eux aussi buveurs de thé, ne tardèrent pas à s'installer à Hankeou; ils construisirent leurs résidences dans la concession anglaise, la seule existante, et ouverte à tous les Européens; puis ils y élevèrent des fabriques pour y préparer le thé en briques à destination de la Sibérie, du Thibet et de la Mongolie. C'est en effet sous cette forme qu'il est facile d'importer le thé dans ces pays, en le faisant circuler à dos de chameaux; les briques et briquettes fabriquées à Hankeou par les Russes sont divisées en carrés par des lignes creusées dans les comprimés, afin de pouvoir chez les Thibétains et les Mongols servir d'échange. Aujourd'hui les Anglais ont à peu près cessé tout commerce de thé, et seuls les Russes en exportent encore du Houpe.
C'est trois ans après l'ouverture du port au commerce étranger qu'Anglais et Russes vinrent s'y installer. A cette époque (1864) il y avait également une quinzaine de Français, mais ils n'y restèrent pas, et ce n'est qu'en 1895 qu'ils commencèrent à y reparaître.
III.—Après la guerre sino-japonaise, la Chine, vaincue et obligée d'ouvrir de nouveaux ports et d'accorder de nouvelles concessions, dut, en même temps qu'elle cédait aux prétentions du Japon, agréer les demandes des autres puissances. C'est ainsi que la Russie et l'Allemagne exigèrent des concessions à Hankeou, à côté de la concession britannique. Mais la France avait déjà, précisément à la suite de la concession britannique, le droit (acquis en 1861) d'établir une concession. Il s'ensuivit quelques difficultés qui furent, au bout d'un temps assez long toutefois, réglées d'une façon amicale, et les concessions furent délimitées en laissant à la Russie les terrains que ses sujets avaient depuis longtemps acquis, en dehors et à côté de la concession britannique, pour y construire de nouvelles fabriques de thé qui étaient, au moment de la discussion, en plein rapport.
Mais une autre difficulté s'élevait pour la France. Ayant négligé en 1861 de prendre effectivement possession de la concession qui lui était octroyée, elle n'y avait élevé qu'un consulat, et les Anglais s'étaient approprié les terrains à l'entour pour en faire un champ de courses. Le consulat de France était donc au milieu du champ de courses. On ne saura jamais les tracas, les ennuis, la peine que j'ai eus à faire revivre la concession française, mais j'ai été récompensé de mes luttes de trois années, car j'ai réussi[13].
[13] «La concession française existait en principe depuis longtemps, mais n'existait qu'en principe. C'est à l'initiative de notre consul actuel, M. Dautremer, qu'elle doit d'avoir pu passer à l'état de réalité. La France doit d'autant plus lui en savoir gré que cet établissement n'a pu se faire sans rencontrer bien des difficultés, suscitées soit par des intérêts personnels ou des convoitises plus ou moins inavouables, soit aussi par des susceptibilités nationales.» (Le Haut-Yangtseu, de Itchang-Fou à Ping-Chan-Hien, par le P. Chevalier.)
«Le travail que vous présente ici la municipalité française, et que vous nous faites l'honneur d'inaugurer aujourd'hui, est un monument de longue persévérance. A mon prédécesseur, M. Dautremer, revient le mérite de l'avoir entrepris il y a trois ans. Il fallait alors avoir une foi solide en l'avenir. Notre concession n'était guère plus qu'un terrain vague et rien ne faisait prévoir le spectacle d'activité, de progrès, de succès qu'elle offre aujourd'hui. Je regrette donc que M. Dautremer n'ait pu se trouver ici pour assister à l'achèvement de l'œuvre qu'il avait presque poussée jusqu'au bout et dont il conservera justement l'honneur. Il avait eu confiance. Il fallait avoir confiance au moment où la Chine entière se troublait.» (Discours de M. de Marcilly, consul de France, à l'inauguration du quai de la concession française, 17 mai 1901.)
Quant aux Allemands, ils choisirent un emplacement en dehors de la ville et les Japonais s'établirent à leur suite sur les bords du fleuve.
Hankeou prenait donc un développement considérable: Anglais, Russes, mais surtout Allemands et Français venaient y fonder des maisons de commerce et des industries. Des fabriques d'albumine s'élevèrent bientôt; des machines pour traiter les minerais d'antimoine, de plomb, de zinc furent importées. Des filatures de coton et de soie, de chanvre et de jute, furent construites; une tannerie également. Il existe aujourd'hui à Hankeou, dans les concessions européennes, plusieurs centaines d'étrangers de toutes nationalités.
IV.—L'essor de Hankeou fut, il faut le dire, grandement aidé par un vice-roi très actif quoique un peu brouillon et sans méthode, Tchang-Tche-Tong. Mort il y a quelques années à Pékin où il avait été appelé au conseil privé de l'Empereur, Tchang-Tche-Tong occupa pendant de longues années le poste de vice-roi du Houpe et du Hounan. Vieux Chinois, imbu des idées littéraires les plus pures (il était membre du Han-Lin ou académie chinoise), il comprenait néanmoins que la Chine avait besoin d'une éducation nouvelle, et il avait résolu de prendre à l'Europe ce qui faisait sa force, l'instruction militaire et l'industrie. Des Allemands avaient été chargés de lui créer une armée, et des Belges furent appelés, en 1891, pour élever à Hanyang des hauts-fourneaux et des ateliers afin d'y fondre les minerais et d'y fabriquer des armes et des rails. En effet, à ce moment déjà, était en germe l'idée du chemin de fer de Hankeou à Pékin.
L'établissement d'une semblable entreprise devait être long; aussi ce fut par à-coups qu'elle fut montée, l'argent manquant souvent, et on put croire à un moment donné que l'opération était au-dessus des forces du vice-roi. En décembre 1892, des millions avaient déjà été engloutis dans l'affaire, et les assises sortaient à peine de terre; pour se procurer des fonds on cherchait à vendre à Changhai le minerai qu'on extrayait de la montagne de Ouang-Tseu-Kiang, à 60 milles en aval de Hanyang, minerai qui était destiné aux fonderies. En même temps il fallait aussi d'autres capitaux pour ouvrir la mine de charbon du mont Tié-Chan, à Ouang-Tchang-Tseu, près de Ouang-Tseu-Kiang, charbon destiné à alimenter les hauts-fourneaux. Au Tié-Chan, pour l'exploitation des mines tant de charbon que de minerai, se trouvaient six Allemands, tandis que les Belges avaient la direction des ateliers.
Mais, en 1894, alors qu'on croyait pouvoir faire marcher l'usine, on eut une autre déception: les charbonnages ne fournissaient qu'un anthracite sulfureux incapable de produire le coke nécessaire, et il fallut faire venir du Cardiff en attendant de trouver une autre mine capable d'alimenter les hauts-fourneaux. Or les fonds manquaient toujours malgré une aide sérieuse de Li-Han-Tchang, alors vice-roi de Canton, frère de Li-Hong-Tchang. Tchang-Tche-Tong aux abois songea alors à former une société privée qui aurait pris en mains la continuation de l'affaire qu'il sentait bien lourde pour ses épaules. Des négociants chinois, tous très riches, vinrent exprès de Canton pour examiner les travaux et finalement refusèrent de s'engager.
Le vice-roi se trouvait donc dans une situation embarrassante: plus d'argent et pas de charbon sur place. C'est alors que la Banque asiatique allemande (Deutsch asiatische bank) offrit ses services, et elle avança au vice-roi une somme considérable, plusieurs millions de taels (on parlait à cette époque d'une somme de vingt millions de francs) avec garantie prise sur la fabrique d'armes. Les Allemands étaient donc dans la place qu'ils convoitaient depuis longtemps, et peu à peu tous les Belges furent remerciés. Cependant il arriva que les administrateurs allemands voulurent se passer des collègues chinois qui leur étaient adjoints, et se considérèrent un peu trop comme les maîtres absolus. L'union ne devait pas tarder à être brisée et le vice-roi, mécontent, après un essai des Allemands pour mettre entièrement la main sur l'entreprise et en faire une œuvre allemande, rappela des Belges. Aujourd'hui, après bien des vicissitudes, les usines fonctionnent et sont toujours dirigées par des Belges, tandis que les Allemands continuent à administrer les mines de fer et de charbon du Tié-Chan. Elles fournissent des rails aux chemins de fer chinois et fondent des canons et des fusils.
V.—En dehors de cette grosse entreprise, Tchang-Tche-Tong a créé à Wou-Tchang, la capitale du Houpe, en face de Hanyang et de Hankeou, sur l'autre rive du Yangtseu, un hôtel des monnaies où l'on frappe les sapèques de cuivre et la monnaie divisionnaire d'argent, pièces de 10 cents et de 20 cents.
Il établit également une fabrique d'aiguilles à coudre, dont la Chine fait une grande consommation et qu'elle achète ordinairement en Angleterre et en Allemagne.
Il créa une filature de coton et de lin, une filature de soie. Il fit venir des professeurs du Japon pour enseigner à l'école d'agriculture qu'il avait fondée. Enfin, son activité ne connaissait pas de bornes. Beaucoup de ces institutions eurent des débuts pénibles, mais actuellement, reprises par des capitalistes chinois, elles semblent devoir prospérer.
VI.—Mais ce qui a contribué à donner à Hankeou l'essor commercial et industriel, ce qui en a fait définitivement le grand marché du centre de la Chine, c'est, sans contredit, le chemin de fer qui relie cette dernière ville à Pékin. Le projet de cette voie ferrée, destinée à traverser toute la Chine depuis Pékin jusqu'à Canton, en passant par Hankeou, était en germe dès 1891, mais la difficulté d'avoir des fonds, puis la guerre avec le Japon avaient éloigné la réalisation de ce plan. Ce ne fut qu'en 1897, avec des capitaux français, sous la direction d'ingénieurs belges, que les travaux furent commencés. Je dirai peut-être quelque jour comment toute cette affaire fut menée à ses débuts, mais le moment n'est pas encore venu. Actuellement le chemin de fer est construit de Hankeou à Pékin et fonctionne régulièrement; des trains de luxe, fournis par la Compagnie internationale des wagons-lits, y circulent, et le gouvernement chinois a, l'année dernière, racheté la ligne au moyen d'un emprunt par l'intermédiaire de la banque française de l'Indo-Chine. Quant à la ligne Hankeou-Canton elle est toujours à l'état de projet.
La seule voie ferrée de la province, en dehors de la grande ligne de Hankeou à Pékin, est une petite ligne industrielle de 25 kilomètres environ reliant les mines du Tié-Chan au Yangtseu. Elle n'est, du reste, pas ouverte aux voyageurs ni aux marchandises.
Les lignes projetées sont donc actuellement: le chemin de fer de Hankeou à Canton qui, dans la province, suivra la rive droite du fleuve de Wou-Tchang à Yo-Tcheou; et le chemin de fer du Sseu-Tchuen qui partira de Hanyang et passera par Cha-Yang, King-Meun et Itchang; à partir d'Itchang, son itinéraire doit suivre la rive gauche du Yangtseu et aboutir à Kouei-Fou. Cette ligne aura deux embranchements: l'une de Cha-Yang à Cha-Che; l'autre de King-Meun à Siang-Yang-Fou.
Mais la réalisation de ces deux projets est sans doute encore loin de nous; aucun n'a reçu un commencement d'exécution, les Chinois prétendant établir avec leurs propres ressources ces deux voies ferrées dont la construction est difficile et coûteuse.
VII.—Au milieu de la concurrence que se font entre elles les puissances européennes en Chine, est apparu depuis longtemps déjà, mais s'est affirmé surtout après la guerre sino-japonaise et la guerre russo-japonaise, un adversaire qui devient redoutable sur le marché chinois, c'est le Japon. Ce nouveau venu désire prendre sa part et il y montre une énergie et une persévérance rares.
Le nombre est incalculable des articles importés notamment dans les ports du Yangtseu. Kieou-Kiang et Hankeou en sont inondés et ces articles, se vendant à des prix excessivement peu élevés (ce que recherche avant tout le Chinois), sont choisis de préférence aux objets similaires d'Europe. L'explication de ceci, au reste, est fort simple: le Japon est à quelques heures de Changhai; il a à son service une compagnie de navigation qui dessert directement les ports du Yangtseu en venant en ligne droite du Japon; par suite ses objets de trafic payent peu de transport; en outre la main-d'œuvre au Japon est bien moins élevée qu'en Europe; enfin le fabricant et le commerçant japonais se contentent d'un bénéfice infiniment moindre que celui que recherche un Européen qui tient à faire fortune rapidement et dont la moyenne de dépenses est dix fois supérieure à celle d'un Japonais[14].
[14] Voir L'Empire japonais, par J. Dautremer, page 190, IX.
Voici les différents articles japonais importés avec succès dans l'Empire du Milieu:
Cotonnades de toutes sortes et de toutes couleurs;
Lampes à pétrole;
Verres de lampes et mèches;
Allumettes genre suédois;
Objets les plus divers en fer-blanc, tels que bouilloires, boîtes à thé, seaux, lanternes, etc.;
Verres à vitres;
Verres à boire, carafes, stores en verroterie et tous les objets de verre en général (fabriqués à Tokio);
Chapeaux de feutre (fabriqués à Osaka);
Chapeaux de paille (fabriqués à Osaka);
Bas et chaussettes de coton et de laine (fabriqués à Osaka et à Tokio.)
Et une foule d'autres articles, entre autres du papier et du savon que les Japonais sont parvenus à produire assez bien et à un bon marché vraiment extraordinaire. Mais ce qui est le principal article d'importation japonaise en Chine, c'est le parapluie, manufacturé par millions à Osaka et qui tend à remplacer en Chine le fameux parapluie de papier huilé. Le parapluie japonais a détrôné le parapluie français fabriqué à Lyon et dont nous importions autrefois de grandes quantités.
Évidemment jusqu'à présent la concurrence japonaise ne s'exerce que sur une échelle encore restreinte, mais il ne faut pas se dissimuler que, comme le Japonais est adroit et habile, il arrivera à vendre aux Chinois, à bon prix, les articles que ce dernier avait l'habitude d'acheter à l'Europe. Aujourd'hui le Japon est relié à la Chine par de nombreuses lignes de navigation dont l'une dessert précisément les ports du Yangtseu.
Ainsi, après les Anglais, les Russes, les Allemands et les Français, sont venus dans le Yangtseu les Japonais, qui y ont pris une place considérable. Où sont maintenant les prétentions anglaises sur la vallée du fleuve bleu? Il y a quelques années, en 1898, après la guerre sino-japonaise, lorsque les puissances européennes parlaient de s'adjuger des sphères d'influence en Chine, l'Angleterre avait immédiatement réclamé pour elle la vallée du Yangtseu; un de ses résidents au Sseu-Tchuen, M. Archibald Little, le même qui tenta de remonter des rapides en chaloupe à vapeur, fit alors paraître un livre: Through the Yangtse gorges, sur la couverture duquel une Chine en noir, marquée de deux lignes rouges au nord et au sud du grand fleuve, montre au lecteur ce que doit être la sphère d'influence anglaise! Les intérêts multiples qui se sont développés à Hankeou, et la concurrence qui s'y livre entre les diverses nationalités ont eu bientôt raison des prétentions britanniques!
VIII.—Au point de vue agricole, la province n'est pas comptée comme une des riches provinces chinoises. Les principaux produits sont le riz dont on fait, dans certaines parties du Houpe, deux récoltes annuelles; le blé et le coton cultivés en petite quantité dans le nord de la province; le chanvre, la ramie, le sésame, le thé qui est la principale production de la sous-préfecture de Che-Nan-Fou; l'arbre à vernis (rhus vernicifera) et la rhubarbe qui poussent dans les régions montagneuses de l'ouest de la province; les haricots, l'indigo, le tabac.
Le pavot à opium se cultivait autrefois dans tout l'ouest de la province, vers Itchang et Siang-Yang-Fou, et le Houpe en produisait environ 10.000 piculs par an; mais, depuis les ordonnances impériales contre l'opium, la culture du pavot a cessé.
La pomme de terre, autrefois introduite par les missionnaires italiens franciscains, est cultivée aux environs de Hankeou; mais elle pousse surtout dans les régions montagneuses de l'ouest de la province, où elle fait le fond de la nourriture des paysans en même temps que la patate douce. Le sorgho, le maïs, le millet sont également cultivés.
Le climat du Houpe convient admirablement à la sériciculture, et elle y existe depuis les temps les plus reculés. La légende rapporte qu'au temps de la conquête de la province, habitée alors par des aborigènes ou Miao-Tseu, un Empereur aurait épousé la fille d'un prince de l'une des tribus et que cette princesse serait précisément celle qui a découvert l'art de tisser la soie. C'est à Ta-Yang, au nord-est d'Itchang, que se trouvent les centres d'élevage de vers à soie de la province.
Il n'y a plus d'arbres au Houpe; comme dans toutes les provinces que j'ai déjà passées en revue, les forêts ont disparu et c'est du Hounan et du Kouei-Tcheou que viennent les bois employés à Hankeou et ailleurs, quand ils n'arrivent pas tout simplement d'Amérique, ce qui est le cas la plupart du temps.
Les mines du Houpe ont donné des déceptions; il faut faire exception pour celle du Tié-Chan, où on trouve un excellent minerai de fer. On y découvre aussi des mines d'antimoine et de zinc, et une maison française avait essayé de traiter le minerai à Wou-Tchang; elle avait bien réussi, mais, faute de fonds, elle fut obligée de céder son affaire à une maison allemande, Carlowitz, qui continue avec succès.
Quant aux mines de charbon, elles n'ont procuré que des déboires; j'en ai vu ouvrir sept en trois ans, dans diverses parties de la province, et aucune n'a donné de bonne houille. Le charbon consommé à Hankeou vient du Hounan et surtout du Kiang-Si.
IX.—En 1892, le commerce de Hankeou ne s'élevait qu'à 48.500.000 taels; il a, depuis, constamment prospéré jusqu'en 1904, où il atteint le chiffre de 148.000.000 de taels. Il a ensuite fléchi en 1905 à 122.100.000 de taels, et en 1906 à 109.660.000 de taels, mais ce n'était là qu'un fléchissement passager dû à une crise monétaire, et depuis les affaires ont repris: le trafic est remonté à 115.071.383 de taels en 1907, et à 120.038.293 de taels en 1908.
La branche la plus importante du commerce d'importation est celle des tissus de coton. En 1905, Hankeou a reçu pour 6.000.000 de taels de filés et 7.220.000 taels de cotonnades; en 1905, l'importation des filés étrangers a augmenté de 50.000 piculs, représentant environ une plus-value de 1.320.000 taels; la plus grande partie provient du Japon, les filés de ce pays ayant repris sur le marché l'avantage sur les filés indiens, qui eux-mêmes avaient détrôné le coton filé du Lancashire. L'Angleterre ne fournit plus depuis longtemps que les numéros élevés.
Quant à l'importation des cotonnades, connues sur le marché sous le nom marchand anglais de «piece goods», elle a également bénéficié de l'engorgement des magasins de Changhai après la guerre russo-japonaise. On a constaté une augmentation de 337.000 pièces sur les cotonnades écrues et une augmentation de 57.000 pièces sur les étoffes teintes en noir dites, en langage du commerce, «italians». Cependant, il y a lieu de noter une baisse de 24.000 pièces pour les cotonnades écrues américaines et de 17.000 pièces pour les toiles de Perse, connues sous le nom de «chintzes».
Presque la totalité des tissus importés sur le marché de Hankeou sortent des entrepôts fictifs de Changhai. L'importation directe de ces marchandises n'occupe que quelques rares commerçants allemands et japonais qui travaillent le plus souvent à la commission. Quelques petites maisons de commerce se contentent de faire de la consignation. Les achats sur Changhai s'opèrent par l'entremise des courtiers chinois qui se tiennent journellement en communication avec les marchands indigènes de l'intérieur. Changhai étant le grand centre d'importation des tissus étrangers, les effets d'un encombrement ou d'un déficit de ces marchandises se répercutent naturellement à Hankeou, un de ses principaux débouchés. Au 31 décembre 1906, il y avait à Changhai, d'après les rapports de la Chambre de commerce, plus de 11.000.000 de pièces de cotonnades de toutes sortes. Ainsi, dès le début de 1907, Hankeou a largement profité de la situation pour s'approvisionner. Le spéculateur indigène établi à Changhai a été obligé, à l'approche du nouvel an, de réaliser coûte que coûte la plus grande partie de son stock et de traiter avec les acheteurs du Yangtseu, d'autant plus que le marché du nord lui était fermé et était, du reste, tout aussi encombré que celui de Changhai.
La majeure partie de ces étoffes de coton sont de fabrication anglaise ou américaine; les fabriques des États-Unis ne l'emportent sur celles du Lancashire que pour les étoffes lourdes, notamment les coutils. L'importation américaine a fait, durant ces dernières années, d'énormes progrès en Chine, mais c'est surtout dans le nord qu'elle a développé ses débouchés; dans la vallée du Yangtseu, la prépondérance anglaise se maintient, quoique déjà battue en brèche par le Japon et l'Inde, et aussi par l'Italie qui a réussi, depuis quelques années, à écouler en Chine une partie de ses cotonnades, qu'elle fabrique près de Milan.
En ce qui concerne la France, la vente de cotonnades est nulle. Nous fabriquons trop bien et trop cher, et pas du tout au goût de la clientèle chinoise; nous avons des fabriques de spécialités fort belles et fort élégantes, mais dont les prix sont inaccessibles à la masse de la clientèle chinoise qui est pauvre.
Les tissus de laines sont peu achetés, et on n'en importe guère que pour 5 ou 600.000 taels; à peu près tout vient du Japon, et ce sont surtout les tissus de flanelle que les Chinois emploient.
Si nous prenons les tissus de soie, l'importation en Chine en est naturellement peu élevée, la Chine étant la productrice de la soie par excellence, et de la soie sous toutes ses formes. Cependant l'industrie lyonnaise s'est mise depuis quelque temps à importer des tissus de soie pure et des tissus mélangés de soie et coton qui trouvent preneurs au marché de Hankeou, étant donnés leurs prix. Tout est là. Si nous pouvons arriver à fabriquer à bas prix des mélanges soie et coton répondant comme dessins et couleurs aux goûts du pays, nous réussirons à augmenter notre importation qui est actuellement à Hankeou d'environ 200.000 taels. Nos seuls concurrents possibles sont les Japonais et les Allemands, qui peuvent livrer à des prix de famine, et c'est peut-être encore eux qui en ce genre d'étoffes nous laisseront loin derrière eux. Les rubans de Saint-Étienne commencent à être assez connus et se vendent bien sur le marché chinois. Hankeou en importe pour une valeur d'environ 50.000 taels. C'est une maison belge qui a eu jusqu'ici le monopole de l'importation de cette marchandise, et c'est d'ailleurs à l'intelligence commerciale du chef de cette maison que les fabriques de Saint-Étienne doivent de faire concurrence au «lan kan» de fabrication chinoise.
L'importation des métaux est presque nulle à Hankeou, ce qui se comprend du reste, puisque les usines et fonderies de Hanyang, non seulement peuvent fournir la place, mais encore toute la région; quant aux machines, l'importation en augmente de plus en plus; matériel de chemins de fer, appareils télégraphiques, appareils électriques, instruments scientifiques, courroies de transmission, machines à épurer le coton, matériel d'imprimerie, machines à coudre, et une quantité d'autres machineries en tous genres; on en importe tous les ans pour une valeur de 2 à 3.000.000 de taels; presque toutes les machines jetées sur le marché d'Hankeou sont de provenance allemande ou anglaise, et ce commerce prend tous les jours plus d'importance. Ce sont l'Angleterre et l'Allemagne, et également un peu les États-Unis d'Amérique qui sont les principaux fournisseurs de l'industrie chinoise. Des grandes maisons qui sont établies à Hankeou ont toutes un bureau technique, dirigé par un ingénieur très compétent, qui s'occupe de l'installation d'usines et d'ateliers, et se charge de la vente des machines de toutes sortes, moteurs à pétrole ou à vapeur, dynamos, pompes, matériel de mines. La Shanghai maritime Cº, sous la direction de M. Buchleister, et représentant des maisons de Berlin, Magdebourg, Bonn et Leipsig est l'une de ces maisons allemandes, bien montées et fortement organisées, qui ont réussi dans le monde entier, et notamment en Chine, à faire concurrence aux Anglais.
Les charbons importés à Hankeou viennent soit du Japon, soit de Kai-Ping. La province du Houpe, ainsi que je l'ai dit plus haut, ne fournit pas de bon charbon; on a commencé à en faire venir du Sseu-Tchuen, et il semble pouvoir être utilisé dans l'industrie.
Le pétrole est l'un des gros articles du commerce de la place. La consommation ne cesse d'augmenter à mesure que les prix baissent et que s'étend le rayon de vente. En 1892, Hankeou ne recevait que 4.737.000 gallons (un gallon égale environ 4 litres), en 1901, l'importation avait quadruplé; elle a atteint, en 1905, 26.390.000 gallons et a continué à augmenter tous les ans. Autrefois le pétrole américain était le maître du marché, mais à dater de 1896, le pétrole russe, et à partir de 1897, les pétroles de Sumatra et de Bornéo lui ont fait une grande concurrence. Celui de Birmanie n'est pas encore très apprécié et on en voit peu. Le pétrole est le plus souvent importé en bateaux-citernes et déchargé dans les réservoirs des compagnies. La «Shell transport and trading Cº» possède deux réservoirs, chacun d'une capacité de 3.500.000 litres. La «Royal Dutch petroleum Cº» a également deux réservoirs semblables; ils sont situés sur les bords du fleuve, à quelques kilomètres au-dessous des concessions étrangères. Quant à la compagnie américaine, Standard oil, elle n'importait que du pétrole en caisses. Mais elle a construit, elle aussi, un réservoir. Enfin la «East asiatic petroleum Cº» a établi deux réservoirs sur la ligne du chemin de fer, l'un à Hou-Yuen, province du Houpe, l'autre à Sin-Yang (Honan), et elle alimente ces réservoirs au moyen de wagons-citernes.
Les sucres étrangers proviennent surtout de Hong-Kong, et malgré les essais des Japonais, les Chinois donnent toujours la préférence au produit anglais. Les aiguilles sont importées par l'Allemagne, les allumettes par le Japon; quant aux bois, qui viennent en grande quantité, ils sont originaires soit des États-Unis d'Amérique, soit de l'Australie.
L'importation des produits alimentaires d'origine étrangère est forcément très limitée. Les Chinois, pas plus que les Japonais, ne sont friands de nourriture européenne, ils préfèrent leur menu à toutes les conserves qu'on peut leur offrir. Ils n'apprécient guère que trois choses: le champagne, les gâteaux secs, et les fruits en conserves. Les deux derniers produits leur sont fournis par l'Angleterre, la Californie et l'Autriche; quant au champagne, seuls les riches peuvent en acheter d'authentique; la majeure partie de ce qu'on vend sous ce nom est une affreuse drogue fabriquée en Allemagne et vendue à des prix ridicules de bon marché. Les Japonais ont également essayé de faire la concurrence aux Allemands en ce genre de marchandises.
X.—Autrefois, et il n'y a pas bien longtemps encore, le principal article d'exportation du port de Hankeou était le thé. D'énormes navires anglais et russes venaient tous les ans, aux mois de mai, juin, juillet, prendre des chargements directs pour l'Europe, les eaux du fleuve étant, à cette époque de l'année, toujours assez hautes pour qu'on puisse faire remonter jusqu'au port de Hankeou des navires calant jusqu'à 10 mètres. C'était alors le beau temps de Hankeou, une activité surprenante régnait en ville, malgré la chaleur accablante des mois d'été. La population européenne, augmentée de tous les marchands de thé et dégustateurs de thé, venus pour la saison, se trouvait doublée, et c'était le moment des fêtes et des parties de plaisir après les affaires, chaque soir.
Aujourd'hui, tout cela est fini. Les Anglais ont abandonné le thé de Chine et se contentent des thés de l'Inde et de Ceylan, beaucoup moins bons, mais beaucoup moins chers. Les Russes cependant sont demeurés fidèles au thé chinois. Les essais qu'ils ont faits de planter du thé au Caucase et dans le Turkestan russe n'ont pas encore réussi, et non seulement ils sont restés les clients du marché de Hankeou, mais ils font tous les ans des achats plus considérables. La guerre avec le Japon n'a nullement nui au commerce des thés russes, et l'exportation augmente régulièrement. La plus grande partie de ce thé est dirigée sur Odessa et Wladiwostok par les bateaux de la flotte volontaire; une petite quantité va également sur l'Amérique, bien que ce dernier pays, et surtout les États-Unis, consomment de préférence le thé japonais. Le fameux thé de la caravane n'existe plus. La route de terre de Hankeou par Fan Tcheng et la Mongolie russe est totalement abandonnée; les Chinois disent que nous ne pouvons pas boire de bon thé en Europe depuis l'abandon de la route par terre; car, prétendent-ils, le thé, même livré clos en boîtes d'étain, s'abîme à la mer.
Depuis l'ouverture de la ligne Hankeou-Pékin, le sésame est devenu un article sérieux d'exportation; il vient du Honan, et le port de Hankeou en a toujours fourni, mais les moyens de communication, autrefois primitifs, empêchaient le trafic de cette oléagineuse de se développer normalement. On en exporte entre 2 et 3.000.000 de piculs. Les acheteurs principaux de sésame sont l'Allemagne, le Japon, la Belgique et la France. Les haricots et les fèves, dont l'exportation se chiffre par 8 et 9.000.000 de taels, sont un des principaux articles du commerce de Hankeou; mais, bien entendu, ces produits sont exportés sur d'autres ports chinois, non sur les ports étrangers. Arachides, graines de coton, coton, ramie, jute, soie et soieries, sont expédiés à Changhai et au Japon, et le commerce en est entièrement aux mains des indigènes.
Un article donne lieu à un trafic assez considérable entre Hankeou et l'Europe. Il s'agit des peaux d'animaux: bœufs, buffles et chèvres. L'Europe continentale et les États-Unis en sont les principaux acheteurs, et l'exportation s'en est beaucoup développée de 1892 à 1902; en 1892, par exemple, les statistiques n'enregistraient à la sortie que 50.000 piculs de peaux de vache et de buffle. En 1901, la quantité exportée passait à plus de 162.000 piculs; en 1892, la moyenne des prix était de 11 taels par picul pour les peaux de vache, et de 8 taels pour les peaux de buffle. En 1901, les prix atteignaient respectivement 20 taels et 12 taels 50, et en 1906 ils ont été de 33 taels pour la vache et de 20 taels pour le buffle. La demande se trouvant bien supérieure à l'offre, les prix sont toujours allés en augmentant, bien que l'ouverture de la ligne du chemin de fer ait amené sur le marché de Hankeou les peaux du Nord (du Honan et du Chen-Si). Quant aux peaux de chèvre, leur exportation n'a cessé de devenir plus considérable; elles ont aujourd'hui atteint le chiffre de 4.000.000 de peaux à l'exportation, et on classe maintenant ces peaux d'après leur provenance: Houpe, Sseu-Tchuen, Kiang-Si et Honan. En dehors de celles que je viens de citer, il faut aussi marquer d'autres espèces de peaux ou fourrures: moutons, agneaux, chiens, chats, chevreaux, renards, lièvres, belettes, blaireaux, léopards et même tigres. Mais le commerce des fourrures, qui avait pris un certain développement à Hankeou, ne peut soutenir la concurrence de Tien-Tsin et des ports du nord. Sous ce rapport, Hankeou ne sera jamais un grand débouché pour l'exportation, et son activité se bornera à la manipulation des vaches, buffles et chèvres.
Parmi les autres produits destinés à l'exportation, le port de Hankeou travaille les soies de porc, les plumes et duvets, les poils, les cornes, les os, les œufs, les suifs végétal et animal; le vernis, le tabac, la noix de galle, dont il se fait un commerce considérable, bien qu'elle ait beaucoup diminué de valeur depuis qu'elle est concurrencée par l'aniline et les extraits chimiques.
Hankeou exporte encore l'huile de bois, (en chinois tong yeou), désignée sur le marché sous le nom anglais wood oil et qui n'est autre que l'huile d'abrazin. On en exporte pour une valeur de 4.000.000 de taels. L'abrazin ou elœococca vernicifera, croît dans l'ouest du Houpe et au Hounan, mais le pays où il pousse le mieux est le Kouei-Tcheou. Son fruit donne une huile fluide siccative, vernis naturel dont les usages sont innombrables. Cette huile sert notamment à imperméabiliser les étoffes, le papier, à rendre étanches les paniers, à vernir les boiseries, les jonques. Elle est incomparablement supérieure à l'huile de lin et peut être substituée quelquefois au caoutchouc. Les Américains, qui en font un grand usage, l'utilisent pour la fabrication du linoleum et du lincrusta. Hankeou est le marché centralisateur de ce produit. Son prix ne cesse d'augmenter; il est passé de 50 francs à 80 francs les cent kilos, et il est probable qu'il ira encore en augmentant, car la Chine est le seul pays producteur. Mais, malheureusement, les intermédiaires chinois, par lesquels passe l'huile avant d'arriver aux mains des Européens, se sont mis depuis quelque temps à l'adultérer, en y ajoutant de l'huile de sésame. Aussi, les Américains ont-ils essayé d'implanter l'elœococca en Floride; jusqu'à présent ils n'ont pas obtenu de succès, mais il est probable qu'ils trouveront un terrain favorable à la plante, car l'habitat chinois où elle croît pour l'instant n'offre pas de conditions climatériques qu'on ne puisse rencontrer ailleurs.
Les autres produits d'exportation du port de Hankeou sont: huile de thé, huile de sésame, huile d'arachides, huile de haricots, albumine et jaune d'œufs, albumine desséchée, albumine liquide, jaune d'œuf, riz, minerais de fer, fer et fontes, fer en barres, marmites, antimoine, arsenic, plomb, minerai de zinc, gypse, filés de coton et shirtings des manufactures de Woutchang, sucre, suif, saindoux, cire, rhubarbe, médecines, alun, mercure, cinabre, charbon; mais les maisons européennes établies sur la place n'opèrent en général que sur le thé, les peaux, le sésame, la ramie, l'huile de bois, les soies de porc, le musc. Ces maisons, de toutes nationalités, se font une concurrence acharnée et, les Chinois, en profitant pour maintenir des prix très élevés, les bénéfices deviennent très minces. Le commerce de Hankeou n'a cessé de s'accroître, c'est vrai, mais comme les maisons étrangères se sont multipliées à l'excès, il en résulte un certain malaise. Si l'on considère qu'en 1891 il y avait une vingtaine de maisons de commerce européennes, et qu'aujourd'hui, à la fin de 1910, il y en a plus de 120, on comprendra facilement qu'il faille brasser des millions et des millions d'affaires pour arriver à vivre.
Malgré les quantités de marchandises exportables que j'ai signalées, le thé reste encore, après l'abandon des Anglais, l'une des principales. Hankeou est le centre du commerce russe du thé. Nous nous figurons volontiers en France que, seuls, les Anglais consomment une grande quantité de thé: c'est une erreur; les Russes, à ce point de vue, les surpassent encore, je crois, car ils en boivent toute la journée, et le samovar et la théière restent en permanence sur la table de la salle à manger. N'ayant pas de colonies où puisse pousser abondamment le précieux arbuste, les Russes sont obligés de le faire venir de Chine, et c'est à Hankeou qu'ils ont établi leur marché central.
Le thé, en effet, se trouve dans les provinces du Fo-Kien, du Tche-Kiang, du Kiang-Si, du Houpe, du Hounan, et on peut dire, un peu partout en Chine, puisqu'il en existe jusqu'au Yunnan, où le thé du Pou-Eurl est très estimé. Mais le thé qu'on boit en Europe est celui qui vient du Kiangsi et des deux provinces du Houpe et du Hounan, et qui est par suite exporté de Hankeou. Celui du Fo-Kien et du Tche-Kiang est surtout du thé vert. Le thé porte des feuilles vers le milieu du printemps; elles sont tendres alors, on les met au bain de vapeur et on en tire une eau amère, dit un auteur ancien, puis on les fait sécher et on les réduit en poudre, et on boit le thé ainsi préparé. Mais si cela se passait ainsi autrefois, il n'en est plus de même aujourd'hui. On cueille les premières pousses des feuilles au printemps, et elles forment le meilleur thé, celui dit Pekoe, plus tendre, plus délicat et infiniment plus estimé que ceux des récoltes qui suivent. La seconde récolte, et la plus abondante, se fait en mai, alors que les feuilles sont entièrement épanouies; elle fournit, comme la première récolte, la plupart des thés destinés à l'exportation. Les autres récoltes ont lieu au milieu de juillet et à la fin d'août, et c'est avec les feuilles de ces dernières récoltes que les Russes font les briques de thé qu'ils exportent en Sibérie, en Mongolie et au Thibet.
Le thé pousse, en général, à mi-hauteur des collines; on met les jeunes plants en pépinières jusqu'à ce qu'ils aient à peu près un an et qu'ils aient atteint de 0.30 à 0.40 centimètres, puis on les repique en lignes parallèles, séparées par de larges bandes de terrains, où l'on plante des légumes divers. Cette disposition rappelle celle des vignes dans le Centre et le Midi de la France. On commence à récolter les feuilles dès que le pied a atteint sa troisième année révolue, et, à l'âge de quinze ans, il est usé et épuisé. Le thé croissait autrefois en Chine à l'état sauvage, et ce n'est guère que depuis mille ans, que les indigènes en ont fait une boisson. La coutume de payer à l'Empereur, tous les ans, le tribut du thé, a commencé au temps de la monarchie des Tang (618 ap. J.-C.). Les espèces de thé dont les auteurs anciens font mention sont particulièrement celles qui étaient en usage pendant la monarchie des Tang, elles étaient en nombre presque infini et distinguées chacune par un nom spécial. Il faut, disent les Chinois, boire le thé chaud et en petite quantité, surtout il ne faut pas le boire à jeun et quand on a l'estomac vide. Autrefois, le thé était pour les Chinois une véritable médecine (comme, du reste, il l'était encore en France il n'y a pas si longtemps); ainsi, la feuille du thé, disent les auteurs chinois, est bonne pour les tumeurs qui viennent à la tête, pour les maladies de la vessie, elle dissipe la chaleur ou les inflammations de poitrine. Elle apaise la soif, elle diminue l'envie de dormir, elle dilate et réjouit le cœur, elle dégage les obstructions et aide à la digestion. Elle est bonne, quand on y ajoute de l'oignon et du gingembre. Elle est utile contre les échauffements et chaleurs d'entrailles, et elle est l'amie des intestins; elle purifie le cerveau et éclaircit la vue, elle est efficace contre les vents qu'on a dans le corps et guérit la léthargie. Elle guérit aussi les fièvres chaudes; quand on la fait bouillir dans du vinaigre, et qu'on la donne à boire à un malade qui a la dysenterie, elle le guérit. Enfin la feuille de thé était autrefois un remède universel; je ne sais s'il réussissait toujours; dans tous les cas il était bien facile à prendre.
La préparation du thé noir, de celui qu'on vend pour l'exportation, n'est pas aussi simple que l'on pourrait croire. On fait d'abord la part du déchet, en mettant de côté toutes les feuilles flétries et jaunies; puis on place les bonnes feuilles sur des claies de bambous en les étendant avec soin, et on les expose pendant plusieurs jours au grand air, afin de les faire sécher; on les roule avec la main ou même avec le pied, après quoi on les met dans de grands bassins en fer bien chauffés et que l'on secoue en tous sens pour qu'elles grillent uniformément. Puis, on les roule à nouveau avec les pieds, en pressant très fortement, et on en extrait ainsi l'huile âcre qu'elles peuvent alors contenir. On les grille encore une fois après les avoir fait sécher de nouveau au soleil, et on les met ensuite dans des récipients chauffés à une température moyenne où elles achèvent de se sécher; enfin elles sont bonnes à emballer.
Quant au thé vert, qu'on n'exporte guère qu'en Amérique, on ne le grille qu'une fois au-dessus de plaques de tôle et après l'avoir fait baigner dans un liquide mélangé de safran et d'indigo, ce qui lui donne sa couleur verte. Ce thé, qui n'est grillé qu'une fois, a conservé toutes les propriétés excitantes de son huile essentielle et il est très énervant. Il ne peut convenir qu'à des tempéraments lymphatiques.
Parmi les thés noirs, la généralité porte le nom de Congou, ou «bien travaillé», nom qui a suppléé celui de Bohea dont on se servait pour le désigner il y a quelque deux cents ans; ou bien Pekoe orange, c'est-à-dire parfum supérieur; Pekoe pur, c'est-à-dire couleur des cheveux de Lao-Tseu; Sou chong et Pou chong, remarquables par la petite dimension de leurs feuilles; Hyson, Siao chow, Ta chow, fleur du printemps, petites perles, grandes perles; puis une infinité de noms dont le sens est: langue de moineau, griffe de dragon, parfum de l'oléa, etc...
Le thé est venu en Europe en 1591, importé par les Hollandais; depuis on en boit dans le monde entier, et malgré les plantations de l'Inde, de Ceylan et d'autres pays, le thé de Chine est toujours le thé supérieur; cela tient sans doute à son habitat et à la culture spéciale dont l'entourent les Chinois.
XI.—Il est très difficile de se rendre un compte exact, d'après les statistiques douanières chinoises, de la valeur respective qui appartient à chaque nation dans le commerce d'un port chinois, parce que tout ce qui vient de Hong-Kong est porté au compte du pavillon britannique ou à peu près. Il s'ensuit qu'on ne peut tabler sur les «trade reports» avec certitude. Mais il est facile d'indiquer quelles sont les nations qui font le plus de commerce avec Hankeou. C'est d'abord le Japon qui importe pour environ 5 à 6 millions de taels, mais qui exporte pour une quarantaine de millions.
L'Angleterre est le gros importateur; puis viennent les États-Unis, l'Allemagne; la Russie n'exporte que son thé et n'importe absolument rien, la Belgique importe du matériel de chemin de fer et des machines.
Quant à la France, elle est représentée à Hankeou par quelques maisons (sept ou huit) qui font surtout de l'exportation de peaux, albumine et jaunes d'œufs, musc, sésame, noix de Galle, soies de porc, etc... Elle importe quelques soieries. En somme, nous venons à Hankeou, comme partout ailleurs, bien après les autres, et nous n'y faisons pas un trafic appréciable. Le commerce de la Chine semble plein d'avenir pour le Japon qui fabrique à bon marché et peut vendre à des prix minimes. Quant aux autres puissances, elles pourront encore pendant quelque temps y placer des produits de grande industrie, comme chemins de fer, machines à vapeur, blindages, canons et bateaux de guerre, mais le Japon les gagnera vite et il est probable qu'avant peu il sera le fournisseur attitré de son colossal voisin.
XII.—Les compagnies qui font un service régulier sur le Yangtseu entre Changhai et Hankeou sont:
L'Indo-China steam navigation Cº (Jardine Matheson and Cº), 4 vapeurs;
La China navigation Cº (Butterfield and Swire), 4 vapeurs;
Geddes and Cº, 4 vapeurs;
Ces trois compagnies sont anglaises.
China merchant steam navigation Cº (compagnie chinoise), 5 vapeurs;
Osaka shô sen kwaisha (japonaise), 5 vapeurs;
Nippon you sen kwaisha (japonaise), 2 vapeurs;
Norddeutscher Lloyd (allemande), 3 vapeurs;
Hamburg Amerika linie (allemande), 2 vapeurs;
Compagnie asiatique de navigation (française), 2 vapeurs.
Les compagnies anglaise, chinoise et japonaise ont également des vapeurs sur Itchang et une compagnie japonaise, la Konan Kiten Kaisha en a un sur Tchang-Cha-Fou au Hounan. Les trois compagnies japonaises marchent d'accord et reçoivent une subvention du gouvernement japonais.
Les maisons françaises établies à Hankeou sont:
La Banque de l'Indo-Chine;
E. Bouchard (importations, commissions; affaires industrielles);
Compagnie française des Indes et de l'Extrême-Orient (importation, exportation);
A. Grosjean et Cie (albuminerie, exportation);
Olivier et Cie (exportation);
Racine, Ackermann et Cie (exportation);
Simonin (commission).
Ces maisons, à part celle de MM. A. Grosjean et Cie, sont des succursales de maisons françaises établies à Changhai; la maison Racine, Ackermann et Cie est propriétaire de la ligne de bateaux à vapeur faisant, sous pavillon français, le service des ports du fleuve entre Changhai et Hankeou.
Au point de vue industriel, la nouveauté la plus remarquable à Hankeou a été, à la fin de 1908, la mise en marche des métallurgies du Yangtseu (exactement Yangtse engineering works) qui, dès cette époque, purent exécuter les commandes qu'elles recevaient. Cet établissement se trouve à quelques kilomètres en aval de Hankeou; il occupe une superficie de plusieurs hectares et compte s'étendre encore. Toutes les machines y sont mises en mouvement par l'électricité, et on y construit un dock où les bateaux à faible tirant d'eau pourront être réparés. Actuellement on y exécute des travaux de toutes sortes, mais surtout des ponts métalliques. Un Anglais y est employé comme ingénieur, toute l'administration restant dans les mains des Chinois, et le directeur en est M. Li qui est aussi le directeur général des hauts-fourneaux de Hanyang. Tout semble montrer que cet établissement prendra peu à peu un développement sérieux.
Le second fait à noter dans les annales industrielles du port de Hankeou, c'est l'exportation en 1908 de 26.000 tonnes de saumon de fonte au Japon et de 3.000 tonnes aux États-Unis. En 1907 déjà, les Américains avaient exporté un peu de fer tout prêt à subir la conversion en acier, et ils avaient trouvé que ce fer était d'excellente qualité; ils l'expédièrent au Canada; les saumons de fonte exportés en 1908 étaient également destinés au Canada. Malgré la longueur du voyage et les droits de douane très élevés, les mines de Hanyang peuvent trouver du bénéfice à ces transactions, et il est démontré que le fer de Hanyang peut être envoyé sur le marché américain à un prix qui lui permet de lutter avec les produits du Steel trust. Évidemment cela tient à ce qu'un bon ouvrier chinois est payé, pour douze heures de travail, de 15 à 40 piastres mexicaines par mois (de 37 fr. 50 à 100 francs), ce qui serait pour un Américain absolument inacceptable. Dans ces conditions, et tant qu'elles existeront, comme le minerai se trouve être excellent et à profusion, ce produit pourrait prendre une place en vue sur le marché du fer et de l'acier soit au Canada, soit sur la côte américaine du Pacifique; ce n'est plus pour les ouvriers de Hanyang qu'une question de capital et de bonne administration.
Ainsi l'établissement des usines métallurgiques de Hanyang, après tant de vicissitudes, se met enfin à fonctionner normalement. Il y a tout lieu de croire qu'il ne fera que prospérer, surtout s'il reste longtemps encore sous la direction de l'éminent ingénieur luxembourgeois, M. Ruppert qui, seul, il y a quelques années, a remis tout sur pied et a réorganisé complètement cette immense entreprise.
Mais que de millions de taels perdus depuis le début de l'affaire? L'argent que Tchang-Tche-Tang a dépensé dans cette tentative ne sera jamais retrouvé, et on peut dire qu'une grande partie, que probablement la plus grande partie a été gaspillée. Il ne faudrait pas que la Chine imitât souvent les procédés du vice-roi Tchang pour s'européaniser, car le trésor de ses provinces n'y suffirait pas!