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La grande artère de la Chine: le Yangtseu

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CHAPITRE XVII

I. Corporations, clubs et sociétés secrètes en Chine.—II. Les Taiping dans le Yangtseu.—III. Conclusion.

I.—Nul pays plus que la Chine, à mon sens, ne pratique le système des associations, associations de parenté, d'intérêts, de professions, voire de non-professions, puisque les mendiants eux-mêmes sont associés. Les associations de parenté sont des réunions des gens portant le même nom de famille et unis pour défendre leurs intérêts familiaux et de clan. Les corporations d'ouvriers se réunissent pour délibérer sur tout ce qui intéresse leur métier; celles de négociants sur tout ce qui regarde leur commerce: prix courants, taux des salaires, célébration des fêtes de leurs patrons. Mais les plus intéressantes sont les associations de gens de la même province vivant dans une autre province; dans toutes les grandes villes de l'Empire, souvent même dans des villes de moindre importance mais où il se fait un certain commerce, les voyageurs et les marchands d'une même province, qui parlent le même dialecte, observent les mêmes usages et ont les mêmes intérêts construisent un local plus ou moins vaste, plus ou moins riche, suivant leurs ressources; ils s'y rassemblent pour traiter de leurs affaires, prendre une tasse de thé et de temps en temps donner des fêtes. Si des compatriotes de la même province se trouvent de passage, sans logement, sans hôtel, ils trouvent là le gîte et le couvert, et les malheureux sont toujours certains d'y être secourus. Quelques-unes de ces maisons ou houei kouan (maison de l'assemblée, club, pourrait-on dire) sont réellement très luxueuses; dans les grandes villes comme Changhai, Hankeou, ce sont de vastes bâtiments bien aménagés à l'intérieur, et où les chambres sont ornées de peintures et de sculptures souvent jolies. A Hankeou notamment, le houei kouan du Chen-Si-Kansou est peut-être le plus beau monument de la ville.

Toutes ces associations sont, bien entendu, absolument pacifiques; cependant, dans telle circonstance où l'autorité leur semble avoir dépassé ses droits, elles ne craindront pas de résister, et elles triompheront souvent du mauvais vouloir des mandarins. Jamais cependant elles ne susciteront ni révolte ni querelle sans motifs, et elles feront toujours entendre tranquillement mais fermement leurs réclamations à l'autorité.

Il n'en est pas de même des sociétés secrètes qui, à l'abri de rites impénétrables, et dans un but religieux en apparence, mais politique en réalité, ont souvent menacé l'existence de l'Empire. La Chine est le réceptacle des sociétés secrètes: conspirateurs, fanatiques, mécontents, ambitieux, malfaiteurs, tout ce monde se réunit sous la bannière de diverses sociétés redoutables, en dépit de leurs noms inoffensifs. La plus ancienne est celle du «Nénuphar blanc» (Pei lien kiao) qui aurait, d'après ses adeptes, deux mille ans d'existence. Chaque postulant est soumis à un serment avant d'y être admis: il jure de croire et de pratiquer au prix de son sang et de sa vie tout ce qui lui sera enseigné ou commandé, et il se voue, s'il venait à être parjure, à la mort et à la malédiction éternelle des frères. Beaucoup de femmes font partie de cette société; celle-ci a sa hiérarchie, tout comme la franc-maçonnerie en Europe, à laquelle elle ressemble d'ailleurs en tant qu'organisation; elle possède des experts dans les rites, des sous-préfets, des docteurs de la loi, un président de la justice; enfin le chef suprême porte le nom de Wouang, le roi. Dans chaque province elle a des maisons de réunion, et si les femmes y ont accès, du moins ne sont-elles pas admises aux dignités et aux emplois.

Le Pei lien kiao, au commencement de ce siècle, alluma l'incendie et provoqua la révolte dans une partie de l'Empire sous le règne de Kia-King (1796-1821), et pendant dix ans résista à ses troupes. La société de la Triade ou des Trois points (San tien houei) est du même genre. C'est elle qui, au début, prêta son appui à la fameuse insurrection des Taiping qui prit naissance dans la province du Kouang-Si vers 1850, sous la direction d'un certain Hong-Sieou-Tsouen, et qui s'étendit comme une traînée de poudre sur la Chine entière, principalement dans les provinces bordant le Yang-Tseu-Kiang. Ce Hong-Sieou-Tsouen fut-il un illuminé ou joua-t-il l'illuminé pour s'attirer des disciples? Toujours est-il qu'il exerçait sur eux un charme qui les entraîna loin. Il était lui-même fils d'un fermier et était né en 1813. En 1833 il essaya de passer un examen à Canton, mais il fut refusé. Pendant qu'il résidait dans cette dernière ville, il eut l'occasion d'avoir entre les mains un certain nombre de brochures sur le christianisme, mais il négligea de les lire. Désespéré de son échec aux examens, il tomba malade et crut voir dans son délire un homme qui lui remit un sabre pour combattre et détruire tous les êtres humains qui s'étaient écartés de la bonne voie. Ce songe devait avoir une grande influence sur sa vie future.

Vers 1843 il se présenta de nouveau aux examens; mais il fut une seconde fois refusé; c'est alors qu'il se décida à lire les brochures chrétiennes, petits tracts protestants, qu'il avait depuis si longtemps en sa possession. Il y vit une corrélation avec le songe qu'il avait eu, et se crut dès lors destiné à être le souverain de la Chine. Il imagina une sorte de christianisme spécial et se mit à détruire les idoles; il prêcha et convertit un nommé Yun-Chan. Ce dernier obtint un brillant succès et en peu de temps fit deux mille convertis. Tous deux préparaient en silence leurs plans de révolte; mais les choses, malheureusement pour eux, furent brusquées par les mandarins eux-mêmes, qui voyaient d'un mauvais œil les réunions provoquées par les deux amis.

Alors commença la destruction des temples, la lutte contre l'autorité. Deux commissaires, Sai-Song a et Ta-Hong a furent désignés pour réprimer la révolte; mais les troupes impériales furent battues partout; les Taiping s'emparèrent de Nankin en 1853, et en firent leur capitale.

Mandarins en grand costume.

II.—Cette rébellion des Taiping est l'une des plus sérieuses et des plus longues qui aient éclaté en Chine dans les temps modernes, et les provinces de la vallée du Yangtseu ont eu particulièrement à en souffrir. Le premier acte de révolte fut, en 1850, la prise de la petite ville de Lien-Tcheou, dans le Kouang-Si, que les rebelles fortifièrent; mais ils s'aperçurent bien vite que cette place ne leur serait d'aucune utilité et ils l'abandonnèrent pour occuper Tai-Tsoun. L'ordre et la discipline qui au début régnaient parmi les Taiping attirèrent dans leurs rangs de nombreux adhérents, et notamment les chefs de la société Les trois points. Ces derniers, cependant, ne restèrent pas longtemps des alliés fidèles; car ils n'avaient pas pour but, comme les Taiping, de renverser la dynastie régnante.

C'est à Tai-Tsoun que Hong-Sieou-Tsouen lança ses premières proclamations comme fils du Ciel; il s'empara ensuite de la ville de Yan-Ngan et essaya de marcher sur la capitale du Kouang-Si, Kouei-Lin, d'où il fut repoussé par les troupes impériales et qu'il renonça à occuper; il détourna ses troupes vers le Hounan et s'empara d'une place forte qui lui donnait le commandement de toute la région arrosée par la rivière Siang. Il parvint très rapidement à Tchang-Cha-Fou et de là envahit le Yang-Tseu-Kiang. Ayant, en effet, essayé en vain pendant trois mois de prendre la ville murée de Tchang-Cha, il la laissa derrière lui après avoir ravagé et dévasté le pays aux environs et, franchissant le lac Tong-Ting, il lança ses bandes sur Wou-Tchang et Han-Yang qui furent occupées sans grande résistance. Rien alors ne s'opposa plus aux progrès des Taiping; poursuivant leur chemin le long du grand fleuve, ruinant tout, détruisant tout sur leur passage, ils s'emparèrent de Ngan-Kin (province du Ngan-Houei) et de Kieou-Kiang (province de Kiang-Si) et finalement, le 8 mars 1853, ils entrèrent dans Nankin dont, ainsi que je l'ai mentionné plus haut, ils firent leur capitale.

Les succès des Taiping avaient été extraordinaires; il est vrai de dire que les troupes impériales, mal conduites et sans organisation aucune, n'opposaient qu'une bien faible résistance aux insurgés. Hong, en effet, put envoyer plusieurs milliers d'hommes à la conquête de Pékin, et cette armée arriva près de Tien-Tsin, après avoir battu toutes les troupes impériales envoyées contre elle, et avoir en six mois traversé quatre provinces, pris vingt-six villes, semé la ruine et la famine partout où elle passait.

Cependant Pékin ne fut pas pris et les rebelles regagnèrent le Yangtseu en 1855, après avoir tout saccagé autour de la capitale. La division s'était mise dans leurs rangs, et ils s'étaient forcément affaiblis; ils pouvaient se battre et conquérir, non organiser, et ils n'avaient rien à mettre à la place du système de gouvernement qu'ils prétendaient renverser. Un an après leur retour dans le Yangtseu, ils ne possédaient plus que Nankin et Ngan-King, où ils étaient assiégés par les troupes impériales. Ils firent cependant, le 6 mai 1860, un nouvel effort, battirent leurs assiégeants, les dispersèrent et allèrent s'emparer de Sou-Tcheou dont ils massacrèrent la population avec la plus atroce barbarie. Ils s'avancèrent alors sur Changhai qui, grâce aux Européens, fut hors de leur atteinte.

C'est alors que le gouvernement impérial, sentant son impuissance et sa faiblesse vis-à-vis des rebelles, demanda l'assistance des Européens pour venir à bout des Taiping. Un américain, nommé Ward, réunit une petite armée et reprit Song-Kiang, près de Changhai; il fut tué dans la bataille, mais un compatriote prit sa succession dans le commandement de la petite armée qui, à cause des prouesses accomplies par elle fut surnommée: l'armée toujours victorieuse. Il fallait en finir; le colonel anglais Gordon fut chargé de poursuivre les insurgés; en juillet 1864 il réoccupait Nankin et, dans l'espace d'un an, les Taiping chassés de partout se débandèrent et n'offrirent plus aucune résistance. La révolte était réprimée.

Neuf provinces avaient été ruinées; des millions de vies humaines avaient été sacrifiées. Les Taiping étaient vaincus mais non les sociétés secrètes; et on le vit bien, il y a dix ans, lorsqu'en 1900 la société des Boxeurs (Yi-Kiuen-Houei) voulut recommencer à Pékin ce que les Taiping avaient fait à Nankin. (Il est vrai qu'ici ils étaient soutenus, non combattus par le gouvernement, lequel d'ailleurs aurait été culbuté s'ils avaient réussi.)

Ces sociétés ont des rites secrets inconnus aux simples mortels, et les grands chefs font croire aux adeptes une foule de stupidités et d'insanités très bien acceptées par les âmes naïves. Ainsi les chefs boxeurs avaient persuadé à leurs troupes qu'elles étaient invulnérables à la suite de certaines incantations et de certaines cérémonies, et qu'elles pouvaient se présenter sans crainte aux coups de fusils! Leur persuasion a dû être de courte durée; mais à l'époque de la révolte, on citait à Pékin des faits de ce genre: des soldats boxeurs s'étaient exposés bénévolement au feu de leurs camarades, les uns et les autres convaincus que les balles s'aplatiraient sur leurs poitrines; et la mort des uns était expliquée par les autres d'une façon toute naturelle: ils n'avaient pas procédé aux incantations selon les rites.

Parmi les autres sociétés politiques on peut citer le Tsai-Li-Houei (société de l'idéal), moins connu que les deux autres; le Ko-Lao-Houei (les vieux frères) qui fit tant de mal dans le Yang-tseu en 1890 et 1893-95; les Tchang-Tao-Houei (les longs couteaux).

Comme confrérie religieuse, on remarque le Yen-Wouang-Houei ou Confrérie du roi des enfers, qui est en même temps une espèce de société musicale; on n'accepte, en effet, comme adeptes que ceux qui ont quelques notions de musique vocale ou instrumentale. Il s'agit en effet, aux jours de fêtes de jouer de toutes sortes d'instruments afin d'adoucir à l'égard des morts le caractère féroce de Yen-Wouang, le roi des enfers. Les principaux instruments sont le tambour et la flûte et l'ensemble produit une cacophonie des plus remarquables.

Parmi les sociétés dont le but est utile ou humanitaire, je citerai: les sociétés de sauvetage (Fou-Che-Houei), les sociétés de pompiers (Ho-Houei) et la confrérie pour récolter les ossements abandonnés et leur donner une sépulture (Yen-Ko-Houei).

L'une des sociétés philanthropiques les plus parfaites qu'ait connues la Chine, et dont l'origine remonte, dit-on, à Confucius, est celle du Magnolia ou Yu-Leng-Houei. Elle a perdu son principal caractère qui était de protéger l'innocence des enfants, de les encourager dans la pratique des vertus et de leur inculquer le respect de l'autorité, la piété filiale et l'amour du foyer. Chaque ville, chaque village avait son petit groupe, et on enseignait aux jeunes associés la musique et les jeux récréatifs et innocents. La grande fête avait lieu chaque année le quatrième jour de la septième lune; les enfants revêtus de leurs habits de fête, accompagnés de leurs parents, donnaient au public une représentation de jeux et de courses, de prestidigitation et d'adresse. Actuellement la société n'existe plus, le nom seul reste, et il couvre une société secrète de gens sans aveu adonnés à tous les vices.

J'ai parlé de la société des mendiants; c'est bien l'une des plus ennuyeuses et des plus répugnantes qui existent en Chine. Quel est l'Européen ayant vécu dans ce pays qui n'a pas remarqué dans les rues ces bandes de bancals, de bossus, d'aveugles, d'estropiés, déguenillés, traînant leurs loques et poursuivant le passant jusqu'à ce qu'il ait versé son obole, infectant les rues et poussant des cris lamentables. Jamais spectacle plus navrant n'a frappé mes yeux, surtout quand je voyais de malheureux enfants, presque nus, traînés par leurs pitoyables parents ou mendiant au coin d'une rue, dans la boue glacée, sous l'œil indifférent des passants. Que de fois ai-je dû enjamber un cadavre absolument nu dans la rue la plus fréquentée de Hankeou, et voir le cadavre rester là trois ou quatre jours sans que personne s'en occupe ou y fasse attention! Oh! que la Chine a donc encore de progrès à faire au point de vue de l'humanité et de la charité! Tous ces beaux noms de société philanthropique ne couvrent aujourd'hui qu'un égoïsme immense; en était-il ainsi dans la Chine d'autrefois? Est-ce la décadence de l'Empire qui est la cause de ces horreurs?

Les voleurs eux-mêmes ont leur association, et elle est si bien admise que les paisibles bourgeois s'assurent contre les risques en payant tribut au chef. Malheur à celui qui ne consent pas à servir de rente régulière à ces bandits: sa maison est connue et, tôt ou tard, lors d'une occasion propice elle sera cambriolée.

III.—C'est sur cette esquisse de la vie sociale que j'arrêterai cette étude du bassin du Yangtseu. Pour le moment, cette partie de la Chine n'est guère intéressante que pour le négociant, l'homme d'affaires. Le voyageur, le touriste y sont rares, et pour cause. C'est que depuis Changhai jusqu'à Hankeou et Itchang, la nature est triste et monotone: vastes plaines sans horizon, rivières jaunâtres, ne sont point faites pour éveiller l'admiration, et c'est seulement dans la Chine occidentale que l'on pourrait trouver des paysages d'un caractère vraiment attrayant, tantôt grandioses comme dans les gorges du Yangtseu et les montagnes du Kouei-Tcheou et du Yunnan, tantôt gracieux et élégants comme dans les plaines du Sseu-Tchuen. Mais pour atteindre ces régions les moyens de communication manquent, et les rares voyageurs qui les ont parcourues étaient pour ainsi dire de véritables explorateurs. J'ai fait moi-même plus de 2.000 kilomètres à pied et à cheval dans la Chine occidentale, et je sais par expérience ce que c'est que de marcher sur des routes défoncées, sur des sentiers de chèvres et quelquefois dans les lits des torrents pour arriver dans quelque auberge infecte où souvent on ne trouve pas une poignée de riz et une botte de paille propre!

Aussi faudra-t-il attendre encore quelques années, de nombreuses années peut-être, avant que la Chine ne soit, comme le Japon ou les Indes, un pays fréquenté par les excursionnistes; il faut attendre les chemins de fer avant qu'il ne s'élève des hôtels confortables pour recevoir les voyageurs sur les cimes du mont Omei ou sur les hauteurs de Tali-Fou, comme il y en a à Nikko ou à Dardjeeling. Ce temps-là arrivera sans nul doute, mais ce sera la génération suivante qui le verra; nous, vieux résidents de la Chine ancienne, nous ne faisons que l'entrevoir en rêve.

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