La grande artère de la Chine: le Yangtseu
CHAPITRE PREMIER
I. Le Yang-Tseu-Kiang et ses affluents.—II. La navigation sur le Yang-Tseu.—III. Essai de navigation à vapeur sur le haut-fleuve.—IV. Les rives du fleuve et leur aspect; dangers de la navigation sur le haut-fleuve.—V. Climat.—VI. Les provinces arrosées par le Yang-Tseu et leurs productions.—VII. Origine des Chinois.—VIII. Caractère du Chinois.
I.—Le Yang-Tseu-Kiang, dit aussi Ta-Kiang[1] ou grand fleuve, et plus généralement connu des riverains sous le nom de Kiang, «le fleuve», le fleuve par excellence, prend sa source dans les montagnes du Thibet, et se jette à la mer non loin du grand centre commercial de Changhai. Il coule de l'ouest à l'est et, soit par lui-même, soit par ses affluents, arrose les provinces du Yunnan, du Sseu-Tchuen, du Kouei-Tcheou, du Houpe, du Hounan, du Kiang-Si, du Ngan-Hoei, et du Kiang-Sou. Il parcourt donc la Chine dans toute sa largeur, de l'occident à l'orient, et il a une longueur totale d'environ 4.845 kilomètres.
[1] Dans cet ouvrage, j'ai transcrit les noms chinois suivant l'orthographe française, par la raison bien simple qu'il n'existe pas, comme pour le japonais, de méthode internationale adoptée par tous les sinologues des divers pays et servant à transcrire les sons chinois. Cependant, pour les noms des ports ouverts, j'ai eu soin, à côté de l'orthographe française, de mettre entre parenthèses l'orthographe anglaise; car c'est sous cette dernière forme que les ports ouverts de la Chine sont connus des étrangers. La langue anglaise est le véhicule nécessaire, indispensable, des affaires en Extrême-Orient, et les maisons de commerce, à quelque nationalité qu'elles appartiennent, traitent leurs opérations en anglais. C'est un fait dont il faut tenir compte dans nos relations avec la Chine, et nos négociants doivent se persuader que sans l'anglais ils ne pourront rien entreprendre dans les ports de l'Empire chinois.
Sur la rive droite, dans la province du Yunnan, la première qu'il traverse, il n'a pas d'affluents bien considérables, mais seulement de petits torrents peu longs et peu larges qui viennent des hautes montagnes mêler leurs eaux aux siennes.
Dans le Kouei-Tcheou, prend naissance la rivière Wou qui s'unit au Yangtseu à quelque distance de Tchong-King, dans la province du Sseu-Tchuen; un autre affluent, plus petit, le Li-Tchuen, se jette dans le fleuve un peu en aval du précédent.
Dans la province du Hounan, la rivière Yuan constitue un affluent indirect du grand fleuve en ce sens qu'elle tombe dans le lac Tong-Ting, lequel communique avec le Yangtseu au port de Yao-Tcheou; il en est de même de la rivière Siang, un peu à l'est de la dernière, et qui se dirige aussi vers le lac Tong-Ting après avoir arrosé la capitale de la province Tchang-Cha-Fou. Enfin, le dernier affluent considérable est le Kan-Kiang qui traverse la province du Kiang-Si et se jette dans le lac Poyang, lequel communique avec le Yangtseu au petit port de Hankeou.
Les affluents de la rive gauche sont plus importants. Nous avons d'abord le Yalong, descendu lui aussi des montagnes du Thibet et qui rejoint le Yangtseu à la limite des provinces du Yunnan et du Sseu-Tchuen; la rivière Min, qui arrose la ville de Kia-Ting et se mêle au fleuve à Sou-Tcheou; le Kia-Ting, qui a son embouchure à Tchong-King; la Han, qui prend sa source dans les montagnes du Chen-Si, sur les confins du Sseu-Tchuen, et vient se jeter dans le fleuve entre Hankeou et Hanyang. Cette rivière est l'une des plus importantes du bassin du Yangtseu; les grosses barques peuvent la remonter depuis Hankeou jusqu'à Siang-Yang-Fou, au nord de la province du Houpe, et le trafic y est considérable.
Depuis Hankeou jusqu'à Tchen-Kiang, premier port ouvert à l'embouchure du fleuve, il n'existe pas d'affluents valant la peine d'être cités.
II.—Le Yang-Tseu-Kiang est navigable jusqu'à la ville de Tchong-King, c'est-à-dire sur une longueur de 1.500 kilomètres environ. Dans cette partie de l'immense empire chinois, le Yangtseu est non seulement la principale, mais encore la seule voie de communication entre les régions de l'ouest et la côte; en effet, comme il n'existe pas de routes, tout transport se fait par eau, soit par le Yangtseu, soit par ses affluents et les canaux ou arroyos creusés pour les faire communiquer entre eux.
Depuis Changhai jusqu'à Hankeou et Itchang les bateaux à vapeur peuvent remonter le fleuve: grands ferry-boats du type américain jusqu'à Hankeou, et ferry-boats plus petits, à cause de la moindre profondeur des eaux, jusqu'à Itchang.
De nombreux bateaux à vapeur sillonnent le fleuve; ils s'arrêtent à tous les ports ouverts et ils y embarquent ou débarquent voyageurs et marchandises. Ils appartiennent à plusieurs compagnies, dont trois sont les plus anciennes:
Jardine, Metheson and Cº, propriétaire de trois vapeurs;
Butterfield and Swire, avec également trois vapeurs;
China Merchant Steam Ship Cº, compagnie chinoise fondée par Li-Hong-Tchang, avec aussi trois vapeurs.
A ces compagnies qui effectuaient un service régulier de passagers venaient s'ajouter deux autres compagnies; elles ne faisaient que le service des marchandises et ne s'arrêtaient pas à quai dans les ports intermédiaires entre Changhai et Hankeou.
Tels étaient les services de transport entre Changhai et Hankeou jusqu'en 1898; depuis, la concurrence s'est établie, les Japonais, les Allemands, et même les Français ont installé des compagnies de navigation sur le Yangtseu; les Japonais d'abord, avec quatre bateaux, les Allemands avec trois, et enfin les Français avec deux.
La navigation sur le Yangtseu est relativement facile dans toute la partie basse du fleuve, c'est-à-dire de Changhai à Hankeou. A part quelques mauvais passages, connus d'ailleurs et balisés, rien n'est plus facile que ce voyage, à tel point que les bateaux marchent même la nuit. Il arrive bien parfois, aux basses eaux, c'est-à-dire en hiver, qu'un banc de sable se déplace et arrête un bateau; j'ai même vu cinq bateaux arrêtés à la suite les uns des autres sur un banc de sable assez mauvais, juste avant d'arriver à Hankeou, mais c'est là une surprise assez rare, et la chose, en elle-même, n'offre d'ailleurs aucun danger.
Ce qui est plus pénible, c'est la navigation entre Hankeou et Itchang. Ici, en effet, le petit vapeur, si minime qu'il soit, ne peut s'aventurer sans un éclaireur, une petite chaloupe dépêchée en avant pour sonder les passages connus, et constater s'ils n'ont pas changé par suite du déplacement des sables. On va donc très lentement, même si on a la chance de ne pas s'échouer; quant à moi, je me suis trouvé trois jours dans cette situation, le navire complètement à sec, dans l'attente du flot favorable qui devait chasser le sable. C'est fort désagréable. Mais il faut se résigner; il n'est pas possible de rendre le fleuve régulier par suite de la mobilité des sables qui forment la base de son lit.
Le fleuve est, heureusement, très amplement aménagé de phares, de bouées et de balises. Ces différentes lumières des bouées et balises sont connues des navigateurs du fleuve sous des noms anglais; car tous les pilotes du Yangtseu sont anglais, ou chinois sachant l'anglais, et d'ailleurs les cartes sont également toutes en anglais.
Changhai compte quatorze feux, quatre bateaux-feux, trente-six bouées et vingt-neuf balises; Tchen-Kiang: onze feux, cinq bateaux-feux, deux bouées, deux balises; Kieou-Kiang: quinze feux, dix bateaux-feux, trois balises; Hankeou: dix-sept feux, neuf bateaux-feux, huit balises; Yo-Tcheou: trois feux, dix-neuf bouées, trois balises; Tchang-Cha: quatre feux, quatre balises; Itchang: deux bouées, quatre balises.
Tous les feux sont soit fixes, soit à éclat, soit tournants; les bouées et balises peintes soit en rouge, soit en blanc ou noir; placés à tous les endroits dangereux du fleuve depuis Changhai jusqu'aux premières gorges en amont d'Itchang, ils rendent la navigation aussi sûre que possible, et jamais on n'entend parler d'accident, si ce n'est aux hautes eaux quelquefois, lorsqu'un bateau, poussé par le courant, va s'ensabler dans une rizière, chose rare d'ailleurs, et peu dangereuse.
Depuis Itchang jusqu'à Tchong-King, la navigation devient purement chinoise; et bien que les deux villes ne soient pas éloignées l'une de l'autre de plus de 800 kilomètres, il faut compter un minimum de quatre semaines pour faire le trajet; les rapides parfois terribles des gorges du Haut-Yangtseu rendent la marche des jonques pénible et dangereuse, et les flots jaunes du fleuve recèlent des trésors coulés depuis des milliers d'années avec les jonques qui les portaient. Si on pouvait aller au fond du fleuve dans ces endroits si redoutés des mariniers chinois, nul doute qu'on n'en retirât des sommes considérables en lingots d'argent.
III.—Les Européens ont voulu essayer de remonter le fleuve à la vapeur depuis Itchang jusqu'à Tchong-King; le premier essai[2] a été tenté par la canonnière à fond plat «Woodcock» de la marine britannique, au mois d'avril 1899; elle est arrivée à Tchong-King, mais assez abîmée; en septembre 1901, les Français ont fait un essai à leur tour, et ils ont dû y laisser leur petit bateau qui ne pouvait plus redescendre. Les Allemands ont tenté aussi, un peu plus tard, d'y faire remonter un navire de commerce; mais ce dernier fut mis en pièces sur les rochers. On en est donc resté aux jonques chinoises, très confortablement aménagées d'ailleurs, et pour le loyer desquelles on paye de 140 à 150 taels, soit environ 450 frs[3].
[2] Une tentative avait été faite avant celle-ci par M. Little, résident anglais de Tchong-King, au printemps de 1898, avec un petit vapeur, le Leechuen; mais vu le peu de force de sa machine, il avait été obligé de recourir au track à la cordelle.
[3] Le Père Chevalier, le savant jésuite qui dirige avec le Père Froc l'observatoire de Zika-Wei, près de Changhai, a fait, en 1897-98 le voyage du Haut-Yangtseu, de Itchang-Fou à Ping-Chan-Hien, et a décrit et illustré merveilleusement le cours du fleuve dans la région supérieure. Son récit est complété par des observations astronomiques d'une grande valeur, des relevés de sondages dans les différentes parties du fleuve; un atlas fort complet forme le complément de l'ouvrage.—Le Haut-Yangtseu, de Itchang-Fou à Ping-Chan-Hien en 1897-98, par le R. P. CHEVALIER, S.J. Changhai, 1899. (Paris, chez E. Guilmoto.)
IV.—L'aspect du fleuve et de ses rives, dans toute sa longueur jusqu'à Itchang, est prodigieusement monotone: vastes plaines herbeuses variant avec les champs de riz, s'étendant à perte de vue; eaux jaunâtres l'hiver et tournant au rouge l'été, lorsque le fleuve charrie la terre enlevée, dans ses crues, aux montagnes du Thibet, telle est à peu près partout la seule vue sur laquelle puissent s'arrêter les regards. Par delà les plaines, des rangées de montagnes dénudées, roussâtres, apparaissent de temps en temps; pas un arbre, pas un buisson. A l'approche du lac Poyang seulement, on découvre, dans le lointain, par delà la petite ville de Kieou-Kiang, quelques collines boisées formant la chaîne du Lou-Chan et où l'on distingue plus de brousse que de hautes futaies. Les Chinois, imprévoyants, ont tout coupé, et la terre inculte des montagnes est entraînée de plus en plus par les pluies dans le grand fleuve, qui charrie ces masses pour les accumuler en une barre de sable et de boue à son embouchure.
Aussi l'aspect du fleuve est-il triste, et la navigation est d'une monotonie désespérante pour le voyageur entre Changhai et Hankeou. Rien ne vient distraire la vue si ce n'est l'arrêt aux différents ports intermédiaires, et de temps en temps un camp chinois ou une batterie installée, on ne sait trop pourquoi, sur quelque point plus élevé de la rive. Avant d'arriver au lac Poyang, une île, le Petit Orphelin, en chinois Siao-Kou-Chou, attire les regards; elle est originale, en pain de sucre, couverte de monastères bouddhiques tout blanchis à la chaux; et elle est la seule distraction de ce voyage.
Malgré toute la bonne volonté dont le voyageur pourrait être doué, malgré un entraînement naturel vers l'enthousiasme, il ne saurait être saisi par la platitude accablante de la vaste plaine et de la non moins vaste étendue d'eau qui s'étend de Changhai à Itchang. Il chercherait en vain, dans le parcours pourtant si long du Bas-Yangtseu, quelque coin où reposer ses yeux et son cerveau fatigués de ce calme, de cette uniformité.
Il n'en est pas de même, toutefois, à Itchang. Ici, l'aspect du fleuve et de ses rives change brusquement. Dès que l'on quitte Itchang, on pénètre dans les gorges du Yangtseu, où l'eau, tantôt resserrée entre des falaises à pic, semble un lac d'un calme absolu, tantôt encaissée entre d'énormes bancs de roches, se précipite furieuse, avec un bruit de tempête, et forme des rapides. Il y en a ainsi plus d'une centaine depuis Itchang jusqu'à Tchong-King, et le passage d'un de ces rapides est toujours émouvant, quelquefois dangereux comme, par exemple, celui du Sin-Tan, bien connu des navigateurs du haut-fleuve. Malgré l'adresse des bateliers chinois et leur endurance, il peut arriver que la corde casse ou que tout autre accident se présente et fasse aller la jonque à la dérive et la brise sur les rochers. Heureusement ces incidents ne sont pas très fréquents, encore qu'il s'en produise pourtant tous les ans; en revanche, la nature offre ici à l'œil du voyageur une diversité de vues qui font oublier la longueur et la difficulté du voyage. Défilés entre des montagnes élevées et nues, sans un arbre, sans une touffe d'herbe; gorges sombres, creusées et recélant quelque temple rouge ou quelque statue énorme; vallées délicieuses où poussent l'orange et le pamplemousse, et où de jolies cascades d'eau fraîche, ombragées de bambous et de saules, invitent à s'arrêter. Tantôt l'aspect des lieux est sauvage et semble peu hospitalier; tantôt, au contraire, dans une vallée bien protégée par la montagne et où le soleil pénètre par en haut, on éprouve une douce sensation de bien-être devant la nature gracieuse et verdoyante.
V.—Située entre le 26° et le 33° de latitude septentrionale, la vallée du Yangtseu offre dans toute son étendue un climat presque uniforme; les saisons sont à peu de chose près les mêmes que dans l'Europe occidentale; toutefois, elles sont moins marquées, et l'été est beaucoup plus chaud. Le printemps n'existe pour ainsi dire pas, et, dès les premiers jours d'avril, il fait très chaud. Puis cela va ainsi en augmentant jusqu'en août; il y a alors, tant à Changhai qu'à Nanking, Hankeou, Itchang ou Tchong-King, entre 40° et 42° centigrades à l'ombre. Les nuits ne sont guère moins chaudes, et il est souvent impossible de fermer l'œil. Au mois de septembre, quelquefois au 15 août, un orage éclate qui abaisse la température et on peut espérer le début de l'automne. Au moment où la chaleur est ainsi brusquement en baisse, il faut faire attention aux maladies d'entrailles, particulièrement à la dysenterie. L'automne dans toute la vallée du Yangtseu est délicieux. Un temps frais le matin, un ciel bleu, sans nuages, un soleil radieux et pas trop chaud, telle est la caractéristique de cette saison qui se prolonge depuis septembre jusqu'à janvier. Vers les mois de novembre ou décembre, les nuits deviennent plus fraîches, il gèle; le soleil perd de sa force, mais le ciel reste toujours bleu. Quant à l'hiver, il dure à peu près trois mois, janvier, février et mars, et il est parfois rigoureux; à Changhai et à Hankeou, où les colonies européennes sont nombreuses, on patine et on se livre à toute espèce de sports d'hiver. Cependant le fleuve n'est jamais gelé et le thermomètre n'atteint pas les basses températures remarquées fréquemment même en France.
En somme le climat de tout le bassin du Yangtseu est assez sain: il est évidemment quelquefois pénible l'été, pendant les mois de juin, juillet et août, mais le blanc peut y vivre et bien y vivre; il y est sujet aux mêmes maladies qu'en Europe, fièvre typhoïde, variole, maladies des bronches, et de plus il est atteint fréquemment de diarrhée et de dysenterie. Il est vrai que ces deux dernières maladies ne sont pas très redoutables, car le malade peut en trois jours être évacué à Changhai et prendre là la mer qui le remet de suite; à condition toutefois qu'on n'y ait pas recours trop tard.
La peste n'avait pas fait de trop gros ravages jusqu'à présent dans cette partie de la Chine, mais le choléra y est endémique et fait des victimes tous les ans parmi les indigènes; assez rarement il devient épidémique.
Les maxima peuvent aller jusqu'à + 45° l'été et les minima - 15° l'hiver; mais ce cas est rare: + 40° et - 7° sont plus près de la moyenne.
Les pluies ne sont pas particulièrement abondantes et donnent une moyenne raisonnable; elles tombent le plus généralement au printemps (février-mars) et un peu aussi l'été (juin-juillet). Parfois cependant, elles sont assez persistantes au printemps, et souvent février et mars sont très humides; il n'y a alors pour ainsi dire pas d'hiver, mais une saison désagréable, toute d'humidité froide.
VI.—Les différentes provinces qui sont arrosées par le Yangtseu et ses affluents ont à peu près les mêmes productions; la population y est en majeure partie agricole et cultive surtout le riz. Les terres y sont très fertiles et bien arrosées, et la récolte y est rarement mauvaise. Les immenses plaines du Bas-Yangtseu se prêtent merveilleusement à cette culture; quant aux provinces du Haut-Yangtseu, où les montagnes se dressent, quelquefois très élevées, elles sont aménagées pour la culture du riz avec un art infini: les Chinois détachent les pierres et en font de petites murailles pour soutenir les terrasses qu'ils élèvent sur le flanc des montagnes; ils aplanissent ensuite les terrains et y sèment le grain; l'entreprise est pénible, et montre qu'en Chine on ne perd pas un pouce de terrain, là où le riz peut pousser. Pour irriguer ces rizières élevées, les Chinois détournent l'eau des sources et des cascades, créent des réservoirs où ils reçoivent les eaux de pluie et font ainsi couler l'eau en descendant de rizière en rizière jusque dans la vallée.
En dehors du riz, on aperçoit dans les campagnes le maïs, la patate douce, l'arachide, diverses espèces de haricots, le melon, la pastèque, le topinambour, la châtaigne d'eau, le chou, le navet, la carotte et en général tous nos légumes.
La vallée du Yangtseu possède le buffle qui ne sert qu'au travail des champs, le bœuf à bosse, le mouton, le petit poney dur et résistant, mais capricieux et souvent méchant et irascible. La volaille y vit et y prospère admirablement; il y a quelques années on payait encore à Hankeou un poulet huit cents, soit 0,20 centimes, et un canard cinq cents, soit 0,10 centimes 5; depuis la pénétration de la civilisation européenne avec le chemin de fer, ces prix se sont modifiés. Quant au porc, comme partout en Chine, il court les rues.
Le gibier abonde: lièvres, faisans, chevreuils se trouvent en grande quantité; mais les environs de Changhai en sont, à vrai dire, un peu dépourvus depuis que l'augmentation de la colonie européenne de la ville a renforcé les compagnies de chasseurs; il a même fallu que les municipalités, d'accord avec les consuls, prissent des mesures de défense contre la disparition totale du gibier. Quoi qu'il en soit, si on remonte vers Kieou-Kiang et Hankeou et au delà, on trouve encore des chasses productives. Le mont Louchan à Kieou-Kiang donne asile à des troupes de sangliers de petite espèce qu'on s'amuse à chasser et qui fournissent un aliment fort agréable; les Chinois, bien entendu, n'en mangent pas, ils ne touchent à aucun gibier. Le porc fait la base de leur alimentation.
Le Yangtseu et ses affluents, ainsi que les lacs traversés par ces affluents, regorgent littéralement de poissons; on en trouve partout, jusque dans les fossés des rizières. Il est vrai de dire que le Chinois repeuple ses cours d'eau. Des bateaux, qui font le commerce du frai, parcourent le pays; j'ai assisté sur les bords du Yangtseu à cette pisciculture. On élève les petits poissons dans des trous ou fossés, en les nourrissant de lentilles de marais ou de jaunes d'œufs, et quand ils sont assez grands on les jette dans le fleuve. Aussi, jamais le poisson ne manque en Chine, et le Yangtseu, en particulier, est un réservoir inépuisable. Les Européens qui habitent les ports ouverts préfèrent le poisson nommé Kouan-yu, ou mandarin, sans arête et d'un goût très fin. Mais le fleuve en renferme de toutes sortes d'espèces connues et inconnues à l'Europe. Au printemps, l'esturgeon remonte le Yangtseu, et l'on en pêche, même à Hankeou et à Kieoukiang, qui sont à peu près gros comme des veaux.
L'alose (Sam lai) remonte également au printemps, mais ne va guère plus loin que Changhai, d'où on la transporte sur tous les points du Yangtseu où habitent les Européens.
La carpe est un des poissons les plus communs de la Chine, avec l'anguille, et les marchés des villes en sont toujours abondamment pourvus.
Les provinces les plus riches de cette partie de la Chine sont sans conteste le Kiang-Nan, c'est-à-dire les trois provinces du Kiang-Sou, Kiang-Si, Ngan-Hoei, et la magnifique province du Sseu-Tchuen, considérée comme la meilleure de toute la Chine au point de vue de la production et de la richesse. Quelques-unes des provinces arrosées par le Yangtseu sont assez pauvres: tels sont le Houpe et le Hounan, le Kouei-Tcheou et le Yunnan. Cette deuxième province est particulièrement déshéritée.
VII.—Il est généralement admis que les Chinois sont venus des environs du Tarim, et du plateau central de l'Asie; ils se sont répandus dans le bassin du Fleuve Jaune, qui forme, depuis la province du Chen-Si jusqu'à celle du Chan-Toung, le premier habitat chinois. La vallée du Yangtseu, qui nous occupe plus spécialement, n'a été peuplée par les Chinois qu'au début de notre ère, lorsque la population chinoise, augmentant sans cesse, n'a plus trouvé de place suffisante pour vivre dans les régions où elle s'était d'abord installée. Elle a donc dû conquérir le pays sur les aborigènes qui, sous le nom de Miao-Tseu, occupèrent les contrées qui forment aujourd'hui les provinces du Sseu-Tchuen, du Houpe, du Hounan, du Kouei-Tcheou, du Kiang-Si. Puissamment organisés, les Chinois n'eurent pas de peine à triompher de tribus barbares éparses, sans cohésion, et, dès le commencement de l'ère chrétienne, toutes ces tribus avaient disparu, fondues dans l'élément conquérant et civilisées et assimilées par lui. Aujourd'hui il existe encore dans le Hounan, le Kouei-Tcheou et le Sseu-Tchuen quelques petites tribus indépendantes, toutes réfugiées sur les montagnes et qui, d'ailleurs, ne donnent plus aucun souci à l'administration impériale. Dans d'autres provinces, notamment au Yunnan, les aborigènes sont tellement assimilés qu'on ne les distingue plus des Chinois. Cependant ils conservent encore quelques usages propres et parlent une langue distincte, bien que tous aient la connaissance du chinois.
VIII.—La vallée du Yangtseu, d'une extrémité à l'autre, n'est donc chinoise que depuis un temps relativement récent, par rapport à l'histoire de la Chine qui remonterait à 2.500 ans avant notre ère. Aujourd'hui, toutefois, elle est le grand centre; elle est la Chine commerciale et industrielle, la partie la plus prospère et la plus active de l'Empire du Milieu: c'est donc là qu'il est le plus intéressant d'étudier le caractère du Chinois et la vie chinoise.
En général les Chinois sont d'un caractère doux, calme et peu démonstratif; dans leurs manières il règne beaucoup d'affabilité et ils ne sont ni violents ni emportés. La modération de leurs allures se remarque même dans le peuple. Aussi lorsqu'un Européen a à traiter avec des Chinois, il doit bien se garder de se laisser aller à la fougue de son tempérament; il lui faut être de grand sang-froid et maître de lui sous peine de passer pour un homme qui n'a pas d'éducation. Toutefois, si, dans le commerce ordinaire de la vie, le Chinois est doux et paisible, lorsqu'on l'a offensé il devient violent et vindicatif à l'excès, et il ne se venge jamais qu'avec méthode; il dissimulera son mécontentement; il gardera vis-à-vis de son ennemi tous les dehors de la bienséance et de la mansuétude; mais que se présente l'occasion de se venger, il la saisira sur-le-champ, après avoir attendu souvent des années pour exercer sa vengeance.
Il est aussi menteur, et la bonne foi, la franchise n'est pas sa vertu favorite, surtout lorsqu'il doit traiter avec un Européen; cependant il ne conviendrait pas d'être trop sévère avec lui sur ce chapitre; car il pourrait peut-être nous retourner souvent à bon droit cette critique.
Ce que nous pouvons lui reprocher à plus juste titre, c'est d'être sale; je sais bien qu'en Europe la propreté n'est pas toujours et partout très en honneur; cependant je ne crois pas que nous poussions la saleté au point où la pousse le Chinois. Chez nous, même le paysan, qui ne prend jamais de bain, change au moins de linge une fois par semaine, c'est une espèce de propreté. Le Chinois, lui, pendant la saison froide, accumule vêtement sur vêtement au fur et à mesure que la température baisse, et c'est à peine s'il se lave les mains et le bout du nez tous les matins. Dès que la saison chaude se fait sentir, il enlève ses fourrures également au fur et à mesure; aussi une famille chinoise sent-elle horriblement mauvais. Je crois que les seuls habitants un peu propres du Céleste Empire sont les coolies qui, pour leurs efforts musculaires, étant vêtus légèrement, sont obligés de laver la sueur qui les couvre après leur travail; mais on peut dire qu'en principe, le Chinois a peur de l'eau, surtout pour ses cheveux; un pauvre diable même, n'ayant pas de parapluie, mettra sa veste autour de sa tête pour abriter ses cheveux et se laissera stoïquement mouiller le corps.
Quoique en général doux et poli, quand il a ses motifs de se mettre en colère, le Chinois devient violent et se livre à des outrances de langage qu'on ne pourrait pas rapporter même en latin. Le fond de sa nature est plutôt cruel, quoique caché sous des dehors aimables; il est sans pitié pour le pauvre et le malade, il passera à côté d'eux sans s'arrêter ni se détourner. Que de fois dans mes voyages ai-je rencontré, dans les rues d'une ville, ou à la campagne sur les routes, des cadavres de gens morts sans que personne prenne garde à eux! même des squelettes laissés sans sépulture! Il va de soi que cette absence de pitié s'étend aux animaux.
Plus dépravé que le Japonais, le Chinois, à première vue, paraît cependant avoir une conduite meilleure; ce n'est là qu'une apparence; il est essentiellement licencieux mais toujours avec dissimulation. Quoique vicieux, il admire la vertu et la chasteté; lorsque des veuves, par exemple, ont vécu seules, pleurant leur mari défunt, il les honore après leur mort par des arcs de triomphe rappelant le dignité de leur vie. En fait de nourriture, à part les banquets de noces et de funérailles où il mange et boit à l'excès, il est généralement sobre et ne fait usage que du thé ou de l'eau.
Au point de vue commercial, sauf de très rares exceptions, il est admis par tous les Européens qui ont eu affaire à lui, que le Chinois est essentiellement honnête et qu'on peut compter sur sa parole, quoique l'argent ait sur lui un pouvoir d'attraction énorme. L'intérêt est le grand faible de la nation tout entière; il est le mobile de toutes les actions; dès qu'il se présente le moindre profit, rien ne coûte au Chinois, et il entreprendra les choses les plus pénibles; l'intérêt, c'est là ce qui met la Chine dans un mouvement perpétuel, ce qui remplit les rues, les rivières, les grands chemins. Pour l'intérêt le Chinois fera tout. Entendez deux mandarins, deux commerçants, deux coolies causer dans la rue; le mot tsien, argent, reviendra toujours dans la conversation.