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La grande artère de la Chine: le Yangtseu

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CHAPITRE IX

I. Chache (Shasi) et Kin-Tcheou (Kin-Chow).—II. Itchang (Ichang), ouverture au commerce étranger; situation de la ville; montagnes et forêts; gorges et vallées.—III. La communauté marchande.—IV. La pêche à la loutre.—V. Promenades aux environs d'Itchang.—VI. Les jonques; la population; la navigation sur le Haut-Yangtseu; les rapides.

I.—Chache (Shasi) a été ouvert au commerce étranger à la date du 1er octobre 1896, suivant le traité sino-japonais conclu à Shimonoseki en 1895. Ce port est à environ 85 milles en aval d'Itchang, et se trouve situé au point d'intersection de deux importantes routes commerciales du centre de la Chine. La population terrienne et fluviale peut s'élever à environ 100.000 habitants. On a été déçu dans le rendement commercial que l'on s'attendait à trouver ici, et il ne s'y fait qu'environ 200.000 taels d'affaires. Les quelques petits vapeurs qui exécutent le service entre Hankeou et Itchang jettent l'ancre devant Chache, mais ne vont pas à quai. Les Anglais, qui y entretenaient un consul, ont supprimé ce poste consulaire depuis 1899; seuls les Japonais ont un représentant officiel ainsi qu'une concession, et le commerce étranger se trouve concentré dans leurs mains.

Chache est, on peut le dire, le port de Kin-Tcheou (Kin-Chow), ville murée et autrefois importante. Elle est, d'ailleurs, assez jolie, et les lacs qui l'environnent contribuent à rendre son territoire fertile et agréable. Les conquérants tartares l'avaient divisée en deux parties, et dans l'une d'elles avaient mis une forte garnison, car Kin-Tcheou était considérée comme la clef de la Chine centrale.

II.—Itchang (Ichang) est l'un des quatre ports qui furent ouverts au commerce étranger le 1er avril 1877, suivant les accords stipulés dans la convention anglo-chinoise de Tche-Fou (Chefoo) en 1876; il est à environ 1.000 milles de la mer et à 400 milles de Hankeou. Ici le sol et le climat changent complètement et il est très différent de celui des plaines basses du Houpe, autour de Hankeou, Wou-Tchang et Hanyang. La région d'Itchang, située au pied des massifs montagneux de l'ouest, est, au point de vue agricole, une zone spéciale, mi-tempérée, mi-tropicale. Sur les hauteurs viennent le blé et l'orge, les pommes de terre et les patates, et, dans les vallées abritées, poussent le riz, les oranges, les pamplemousses, les citrons et les mandarines. Dans les plus hautes régions, on rencontre les essences forestières que nous avons dans nos montagnes d'Europe, chênes et châtaigniers, et de nombreux conifères; les arbres se font rares, comme partout ailleurs, bien que, dans certaines parties des districts de Pa-Tong et de Li-Tchuen, on trouve encore assez de bois de construction. En avril 1894, époque où je suis allé pour la première fois à Itchang, il y avait, comme Européens, le consul d'Angleterre et quelques employés de la douane chinoise, plus deux ou trois missionnaires franciscains, belges, et un orphelinat de sœurs franciscaines françaises. Le séminaire de la mission, pour former les jeunes prêtres indigènes était, sous la direction d'un franciscain allemand, établi de l'autre côté de la rivière, en face d'Itchang, dans la gorge de Che-Lieou-Hong, véritable ermitage rempli d'un charme pénétrant. Toutes les gorges qui entourent Itchang, d'ailleurs, sont, au printemps, délicieuses à visiter. La floraison des orangers et des citronniers embaume l'air, et les arbres à feuilles persistantes égayent la nature parfois sauvage de ces vallées. C'est un véritable enchantement pour celui qui a résidé longtemps dans les plaines du Bas-Yangtseu. Mais, par contre, l'été est très chaud, plus sec, il est vrai, que vers Hankeou ou Changhai, mais plus brûlant; ainsi, en juin 1894, la température est montée à 111° Fahrenheit, ce qui fait 44° centigrades; tous les thermomètres éclataient au soleil; l'hiver est comme l'automne, absolument délicieux; il en est ainsi, du reste, dans toute la vallée du Yangtseu; seulement à Itchang, l'air est plus sec et plus vif.

III.—La communauté marchande est représentée actuellement dans le port ouvert par les agents des trois compagnies de bateaux qui font le service avec Hankeou, et par trois maisons de commerce: une allemande, une anglaise et une française. Cette dernière est la Compagnie française des Indes et de l'Extrême-Orient. Le commerce d'Itchang est, du reste, plutôt un commerce de transit. La ville est située dans une contrée montagneuse, très pauvre, et dont la population n'a, par suite, pas beaucoup d'argent à dépenser pour s'offrir des objets d'Europe. Le commerce qui se fait ici est un commerce de détail; il n'y a ni grande banque, ni marchand en gros; Itchang est le point de départ et d'arrivée de tout ce qui va au Sseu-Tchuen ou en revient; c'est là sa seule importance.

IV.—Ce pauvre petit port a, lui aussi, sa spécialité: c'est la pêche à la loutre. Voici comment les pêcheurs procèdent: de petits bambous, gros comme des lignes de pêche, sont fixés à la rive et à leur extrémité, au-dessus de l'eau, est attachée une loutre, au moyen d'une chaîne de fer fixée en arrière des pattes de devant, tout autour du corps. Le pêcheur veut-il prendre du poisson? Il descend son filet (sorte d'épervier) au fond de la rivière et, par une ouverture béante à la partie supérieure, il lance la loutre qui fait sortir le poisson de toutes les crevasses et cachettes où il se dissimule; puis, après quelques instants, filet, loutre et poissons sont remontés, et la loutre est récompensée d'un poisson frais.

V.—Les promenades autour d'Itchang offrent toutes un intérêt au voyageur qui vient de passer de longs jours dans les plaines monotones et sans verdure qui se déroulent invariables depuis Changhai. En arrière de la ville, du côté opposé au fleuve, on peut visiter, au sommet d'une colline, un temple auquel les Chinois attachent une importance considérable. Cette construction, en effet, qui a subi des réparations et des additions en 1898, est destinée à contrebalancer l'influence du feung chouei de la colline en forme de pyramide, qui se trouve juste en face sur l'autre rive du fleuve.

Cette rive, également, présente de charmants aspects, et si l'on a parfois un peu de peine à gravir quelques pentes brusques, on est bien récompensé par la vue de la nature presque alpestre qui s'offre à tout instant: rocs et cascades, torrents roulant sur des cailloux fins, entre des berges bordées de bambous et de pamplemousses; on se croit transporté dans une autre partie du monde, sauf à être désillusionné quand on tombe sur un pauvre village chinois sale et délabré, comme le sont malheureusement tous ceux que l'on rencontre.

Le Long-Wang-Tong, ou la grotte du roi Dragon, mérite d'être visité; pour y arriver, une petite excursion est nécessaire. Non loin de là se trouve le Wen-Fo-Chan, ou montagne du Bouddha de la littérature, au milieu d'un amas de rocs escarpés qui semblent rendre les abords du temple complètement inaccessibles.

Le Yun-Wou-Chan, ou montagne du nuage et du brouillard (ou bien du brouillard nuageux) présente également de l'intérêt. Il est situé au fond d'une vallée à l'entrée de la gorge d'Itchang, et pour y arriver, il faut suivre la vallée, puis faire une ascension assez longue. C'est l'un des plus beaux endroits des environs d'Itchang.

VI.—Toutes les barques qui font le commerce avec le haut-fleuve jusqu'à Tchong-King, s'arrêtent à Itchang, et, pour le plus grand nombre d'entre elles, c'est le port d'attache.

Celles qui arrivent du Sseu-Tchuen débarquent ici leurs marchandises, lesquelles sont chargées sur les vapeurs destinés à les transporter vers Hankeou; les autres font, en sens contraire, le chargement des marchandises pour les ports de la haute rivière. Cependant, malgré les facilités offertes par la vapeur, bon nombre de jonques venant du Sseu-Tchuen descendent leurs marchandises jusqu'à Hankeou, et même jusqu'à Changhai; c'est que, pour le Chinois, le temps ne compte pas; la rapidité n'est qu'un vain mot.

La population flottante est par suite assez forte à Itchang, et il est impossible d'en savoir le chiffre, car elle est très variable. Mais la population stable d'Itchang peut être évaluée à 60.000 habitants.

Le commerce total, en 1908, était d'environ 8.000.000 de taels.

C'est à partir d'Itchang que la navigation du Yang-Tseu-Kiang, si elle devient moins rapide et plus difficile, est toutefois beaucoup plus intéressante. D'ici à Tchong-King, en effet, il faut aller en barque chinoise; ces barques, d'ailleurs faites et construites en vue de cette navigation du haut-fleuve, sont très solides et très confortables. Tout l'arrière est destiné aux passagers et à leurs bagages; divisées par des cloisons, les chambres sont évidemment assez exiguës, mais on peut y installer un matelas et y dormir confortablement au milieu des tentures de papier rouge collées sur toutes les parois, et des fleurs et des oiseaux sculptés sur les poutres. La salle à manger et la cuisine où coucheront les domestiques se trouvent au centre, et l'avant est réservé au poste d'équipage. Tout à l'arrière, près du gouvernail, le chef (en même temps pilote) a sa petite chambre dans les flancs du bateau, et même, la plupart du temps, il loge là avec sa famille. Ces jonques sont, du reste, longues et larges, mesurant de 15 à 25 mètres de long sur 4 à 5 de large, et bien assises sur l'eau; elles ne naviguent que le jour, et, le soir arrivé, vont mouiller à l'abri de quelque crique où elles peuvent être en sûreté par tous les temps.

La première station que l'on passe est Ping-Chan-Pa, à l'entrée de la première gorge; il y a là un ponton où un douanier solitaire compte les heures tristement. Il est vrai qu'on ne le laisse là que trois mois; chacun y stationne tour à tour, et ce tour doit encore arriver souvent, car le personnel de la douane d'Itchang n'est pas nombreux.

En quittant Ping-Chan-Pa, le fleuve est encaissé entre deux hautes falaises à pic et coule paisiblement: on ne se douterait pas que quelques kilomètres plus loin, l'eau, par suite des rapides, bouillonne avec furie. On franchit ainsi les premiers rapides, Pa-Tong et Yang-Pe, puis le Sin-Tan (tan veut dire rapide en chinois) et le Yé-Tan, le plus terrible aux hautes eaux. Que de barques ont sombré corps et biens, dans ces passages dangereux! Les accidents sont fréquents, et pour tâcher de venir en aide aux malheureux qui sont ainsi éprouvés, des barques de sauvetage, peintes en rouge et battant pavillon impérial, croisent en amont et en aval des rapides. Ces barques de sauvetage existent, d'ailleurs, partout sur le fleuve, aux endroits dangereux. Il y en a à Hankeou, à l'embouchure de la Han, dans le grand fleuve, et les jours de gros vent ou de tempête, elles font le service de bacs entre Hankeou, Hanyang et Wou-Tchang.

La région intéresse par son caractère de sauvage grandeur; tantôt le Yangtseu coule, calme et tranquille, ayant à peine 20 mètres de large, entre deux hautes montagnes; le soleil ne pénètre jamais dans ces endroits resserrés, et il y fait sombre et froid; puis, tout à coup, une vallée fraîche et riante se présente, le fleuve s'élargit, s'étale, et l'on entend au loin le bruit d'un rapide, semblable au tonnerre. Un des passages des plus saisissants se trouve aux approches des gorges de Feung-Chien où la vallée se rétrécit; on aperçoit de grands bancs de roche et des villages, des hameaux plutôt, perchés sur les hauteurs; les artistes chinois ont souvent représenté les sites agrestes et en même temps si attrayants du cours du Haut-Yangtseu, et plus d'un kakemono nous montre les temples couronnant les sommets des falaises, tandis qu'au bas le fleuve coule dans le brouillard, et qu'un pêcheur en barque jette ses filets.

La partie la plus pénible de la navigation commence à Itchang et finit à Kouei-Tcheou-Fou, petite préfecture d'environ 30.000 habitants, à la limite des provinces du Houpe et du Sseu-Tchuen. A partir de Kouei-Tcheou, la navigation devient plus aisée, et une fois que l'on a franchi le rapide de Chang-Chou-Long, lequel est encore assez périlleux et demande parfois une journée de travail à la corde, on peut se reposer de ses peines, quoique cependant on ne soit pas hors de toute difficulté. Toutefois, le plus pénible est fait, et c'est sur un fleuve parfaitement calme qu'on aborde à Tchong-King.

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