La grande artère de la Chine: le Yangtseu
CHAPITRE XI
I. La province du Kouei-Tcheou (Kwei chow); ses ressources; sa capitale.—II. Les aborigènes Miao-Tseu.
I.—La province du Kouei-Tcheou est l'une des plus petites provinces de la Chine; elle n'est pas arrosée directement par le Yang-Tseu-Kiang, mais un des grands affluents de ce fleuve, la rivière Ou, la traverse en partie, ainsi qu'un autre petit affluent, le Tche. Elle est donc, sinon baignée par le Yangtseu, du moins comprise dans le bassin du Yangtseu.
Elle est couverte de montagnes, dont quelques-unes très élevées; aussi est-ce dans cette province que l'on rencontre encore le plus de ces peuples indépendants et vivant en dehors des lois de l'Empire, que l'on nomme Miao-Tseu; il y a dans ces montagnes des mines d'or, d'argent et de cuivre, et c'est en partie de cette province qu'on tire le cuivre dont on fabrique la sapèque. La culture n'y est pas très rémunératrice et les habitants sont très pauvres; on n'y fabrique aucune étoffe de soie, mais on y cultive beaucoup la ramie, cette espèce d'ortie de Chine qui sert à tisser d'excellents vêtements d'été. Le Kouei-Tcheou fait un élevage assez considérable de chevaux et de bœufs.
Kouei-Yang-Fou, la capitale, est, comme d'ailleurs toutes les autres villes de la province, une forteresse; quantité de forts et de places de guerre avaient en effet été élevés par les Empereurs pour tenir en respect les tribus indépendantes; la capitale est très petite, construite mi-terre, mi-brique; elle mesure à peine 6 ou 7 kilomètres de tour.
La rivière sur laquelle elle est située n'est point navigable, et il s'y fait fort peu de commerce.
Cette province n'est pas ouverte au commerce étranger; elle serait d'ailleurs, en l'absence de toutes routes ou voies ferrées, d'un accès difficile, et les échanges qu'on pourrait y faire seraient de peu d'importance, étant donnée la pauvreté des habitants.
II.—Les Miao-Tseu, qui vivent dans le centre et au midi de la province du Kouei-Tcheou, sont de deux sortes: les uns obéissent aux magistrats chinois et font partie du peuple chinois dont ils ne se distinguent que par leur coiffure; les autres ont leurs mandarins héréditaires qui sont originairement de petits officiers, lesquels servaient dans l'armée chinoise de l'empereur Hong-Wou, et qui, comme récompense, reçurent des titres et furent établis gouverneurs d'un certain nombre de villages. Ces gouverneurs indigènes furent appuyés par des garnisons chinoises placées en différents endroits fortifiés. Les Miao-Tseu s'accoutumèrent peu à peu à ce genre d'administration, et ils considèrent aujourd'hui leurs mandarins comme s'ils étaient de leur nation. Ces derniers, du reste, ont pris toutes les manières des villages miao-tseu qu'ils étaient chargés de gouverner. Cependant ils n'ont pas oublié de quelle province et de quelle ville ils sont; il y en a parmi eux qui comptent aujourd'hui vingt générations dans la province du Kouei-Tcheou. Quoique leur juridiction ne soit pas très étendue, ils ne laissent pas d'être à leur aise; leurs maisons sont larges, commodes et bien entretenues; ils jugent en première instance les procès qui leur sont soumis, et ils ont le droit de châtier leurs sujets, mais non de les condamner à mort. De leurs tribunaux, on appelle immédiatement au tribunal du tche fou ou préfet chinois.
Les indigènes s'enveloppent la tête d'un morceau de toile et ne portent qu'une veste bleue en cotonnade et des pantalons de même étoffe; mais les chefs sont vêtus comme des Chinois, surtout quand ils vont à la ville saluer le tche fou ou quelque autre autorité chinoise.
Les Miao-Tseu, encore indépendants, nommés par les Chinois Cheng-Miao-Tseu ou Miao-Tseu crus, c'est-à-dire non civilisés, ont des maisons à peu près comme celles des Laotiens et des Siamois, élevées sur pilotis. Dans le bas, au-dessous de la demeure familiale on met le bétail: bœufs, vaches, moutons, cochons; car ce sont les animaux que l'on voit le plus chez eux, sauf quelques chevaux; les maisons sont sales et sentent mauvais, toute l'odeur du bétail montant dans les chambres. Ces Miao-Tseu sont divisés en villages et vivent dans une grande union, quoiqu'ils ne soient gouvernés que par les anciens de chaque village. Ils cultivent la terre, ils font de la toile et des espèces de tapis qui leur servent de couvertures pendant la nuit. Cette toile n'est pas très solide, mais les tapis sont habilement tissés. Les uns sont de soie unie, de différentes couleurs, surtout rouges, jaunes et verts; les autres de fils écrus, d'une espèce de chanvre qu'ils savent fort bien tisser et qu'ils teignent également; ils n'ont pour vêtement qu'un pantalon et une veste comme leurs congénères chinoisés.
Par l'entremise de ces derniers, les Chinois arrivent à faire un certain commerce avec les Miao-Tseu indépendants, notamment le commerce des bois. Les indigènes les coupent et les font flotter jusqu'au bas des montagnes où les Chinois les reçoivent et en construisent de grands radeaux.
Plus près de la frontière du Yunnan, vivent d'autres Miao-Tseu, dont le vêtement diffère un peu de celui des précédents. La forme de ce vêtement le fait ressembler à un sac muni de manches très larges, lesquelles sont fendues jusqu'au coude; par-dessous ils portent une petite veste de différentes couleurs; les coutures sont ornées de toutes sortes de petites coquilles que l'on ramasse dans les lacs du Yunnan. Le couvre-chef ne diffère pas de celui des précédents. La matière de ces vêtements est une espèce de gros fil de chanvre ou de jute; c'est probablement la même matière première qu'on emploie pour faire les tapis dont j'ai parlé plus haut, et qui est tantôt tissée tout unie et d'une seule nuance, tantôt à petits carrés de diverses couleurs.
Parmi les instruments de musique dont ils jouent, on en voit un composé de plusieurs flûtes insérées dans un plus gros tuyau, muni d'une sorte d'anche; le son en est plus doux et plus agréable que celui du kin chinois, c'est comme une espèce de petit orgue à main, qu'il faut souffler. Ils savent danser en cadence et leur danse exprime fort bien des sentiments de gaîté, de tristesse... Tantôt ils s'accompagnent d'une sorte de guitare; d'autres fois d'un instrument composé de deux petits tambours opposés: ils le renversent ensuite comme s'ils voulaient le jeter et le mettre en pièces.
Ces peuples n'ont point parmi eux de bonzes ou prêtres de Bouddha; mais ils ont une sorte de religion fétichiste comme tous les Thai et les Shan, les Pou-Lao et autres tribus non chinoises du Yunnan.
Il y a, en fait, une foule de Miao-Tseu, et si les Chinois leur ont donné ce nom générique, ils les distinguent cependant entre eux par des noms spéciaux, généralement des noms méprisants. Ainsi, ceux qui se trouvent sur la frontière du Kouei-Tcheou et du Kouang-Si sont nommés Li-Jen ou Yao-Seu, Pa-Tchai, Lou-Tchai, etc...
Tous ces indigènes vont pieds nus et, à force de courir sur les montagnes, ils ont la plante des pieds tellement dure qu'ils grimpent sur les rochers les plus escarpés et sur les terrains les plus pierreux avec une vitesse incroyable et sans en être le moins du monde incommodés.
Si les hommes ont une coiffure très peu significative, la coiffure des femmes a quelque chose de grotesque et de bizarre, surtout dans certaines tribus. En général, leur chevelure est toujours arrosée d'une huile qui fait tenir les cheveux raides et les colle pour ainsi dire; elles les arrangent en un chignon qu'elles ornent de plaques d'argent, d'épingles, de cercles d'argent; quelques-unes mettent dans leurs cheveux une planchette d'un pied de long autour de laquelle elles les enroulent; puis elles les appliquent bien avec de l'huile ou de la graisse. Cette coiffure dure plusieurs mois, et les femmes Miao-Tseu ne la renouvellent guère que quatre à six fois par an. Il est d'ailleurs bien évident qu'avec ces modes de coiffures, il serait absolument impossible de se peigner tous les jours. Mais, lorsqu'elles deviennent âgées, elles se contentent de ramener leurs cheveux en toupet sur le haut de la tête et de les nouer avec des tresses. J'ai vu moi-même ces différentes coiffures, et je dois dire qu'elles produisent un effet étrange, notamment celle qui consiste en une petite planchette autour de laquelle les cheveux s'enroulent. La langue de tous ces peuples paraît être la même dans toutes les provinces, sauf quelques différences insignifiantes.
Tous les Miao-Tseu sont méprisés des Chinois qui les traitent de barbares et de voleurs de grand chemin. Cependant, ceux des Européens qui ont été en contact avec eux, dans quelque province que ce soit, les ont trouvés, au contraire, très hospitaliers et très respectueux de la propriété d'autrui. Quand j'ai voyagé au milieu d'eux, j'ai toujours été bien accueilli, et ils ne craignaient qu'une chose: l'escorte de soldats chinois qui m'accompagnait et qui les traitait plutôt durement. Aussi comprend-on que les Miao-Tseu aient leurs raisons de n'être pas satisfaits des Chinois. Ceux-ci leur ont enlevé tout ce qu'ils avaient de bonnes terres et continuent à les traiter, à l'heure actuelle, avec le plus grand sans-gêne quand ils se sentent les plus forts. Par suite, les Miao-Tseu n'aiment pas plus les Chinois, que les Chinois n'aiment les Miao-Tseu; ceux-ci regardent leurs conquérants, et non sans raison, comme des maîtres très durs. Il est toutefois à remarquer qu'aujourd'hui les Miao-Tseu vivant sur les montagnes sont laissés à peu près indépendants, et que l'administration chinoise ne se préoccupe guère de ce qui se passe chez eux.