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La grande artère de la Chine: le Yangtseu

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CHAPITRE VI

I.—Sou-Tcheou (Soochow); son aspect.—II. Population, commerce et industrie.—III. Instruction publique; écoles professionnelles.—IV. Tchen-Kiang (Chin-Kiang); sa situation, son commerce; son industrie.—V. Nankin; sa situation, sa grandeur et sa décadence.—VI. Historique de Nankin.—VII. L'ouverture au commerce étranger; le chemin de fer.—VIII. Établissements publics; commerce et industrie.—IX. L'Exposition de Nankin.

I.—Sou-Tcheou, capitale de la province actuelle du Kiang-Sou, n'était autrefois que la seconde ville de la grande province du Kiang-Nan dont Nankin était le chef-lieu. C'est l'une des plus belles et des plus agréables villes de l'Empire chinois; les premiers Européens qui l'ont visitée l'ont comparée à Venise, avec cette différence toutefois que c'est une Venise d'eau douce. On s'y promène aussi bien par eau que par terre, et la ville est coupée de canaux et de bras de rivière qui peuvent porter les barques les plus lourdes; de la ville même à la mer, une barque peut se rendre en deux jours au maximum. Elle est reliée à Changhai par un beau canal et aussi, depuis peu de temps, par la ligne du chemin de fer de Changhai à Nankin. La cité, murée comme toutes les villes chinoises de quelque importance, est un rectangle, qui couvre une superficie d'environ 18 kilomètres carrés. Tout près se trouve le grand lac Ta-Hou; et une fois les murailles franchies, on rencontre également le grand canal, commencé sous les Tang au VIIe siècle, continué par les Mongols au XIIIe et achevé au XIVe siècle par les Ming; c'est un canal qui unit le Yang-Tseu-Kiang au Hoang-Ho, et passe devant Sou-Tcheou, et, dans la province du Tche-Kiang, relie Hang-Tcheou, à Tchen-Kiang; non loin de cette dernière ville, près du Kin chan (la montagne d'or, l'île d'or), se trouve précisément la principale entrée du canal sur le Yangtseu. Autrefois déjà, Sou-Tcheou faisait un commerce considérable avec toutes les provinces de l'Empire et même avec le Japon.

Il n'y a point de pays plus riant; le climat en est délicieux; tout y pousse, riz, blé, et toutes sortes de fruits; aussi Sou-Tcheou, très riche et très agréable à habiter, a-t-elle toujours été considérée comme une ville de plaisir, et le proverbe chinois l'a consacrée en disant que «en haut il y a le ciel et en bas Sou-Tcheou.» Cette grande ville n'a que six portes par terre et six portes par eau: c'est un va-et-vient continuel de marchands qui s'y approvisionnent des broderies et soieries si renommées dans toute la Chine.

En 1860, Sou-Tcheou fut pris par les Tai-Ping qui ruinèrent la ville et massacrèrent les habitants avec d'atroces raffinements de cruauté. Aussi, aujourd'hui, cette reine des villes chinoises au Kiang-Sou a-t-elle beaucoup perdu de ses charmes et de ses agréments.

II.—Sou-Tcheou est en effet un centre manufacturier important et la population dépasse 500.000 âmes. Malheureusement la rébellion des Tai-Ping a couvert la ville de ruines, mais cependant, depuis 1863, époque où elle a été délivrée de leur joug, elle a beaucoup repris, et ses manufactures de soies et satins sont toujours renommées.

Jusqu'en 1896, Sou-Tcheou n'était pas ouvert au commerce européen, et elle ne l'a été qu'à la suite de la guerre entre le Japon et la Chine, le Japon vainqueur ayant exigé l'ouverture de plusieurs villes au trafic étranger; c'est donc le 26 septembre 1896 que la déclaration d'ouverture eut lieu et qu'un quartier européen, une concession, y fut désignée, près de la muraille Sud, de l'autre côté du grand canal. Sou-Tcheou est trop près du grand centre de Changhai pour avoir un commerce considérable avec l'Europe et l'Amérique; en 1908 il se montait à 3.872.298 taels; en fait d'Européens, il n'y a à Sou-Tcheou que des missionnaires, des fonctionnaires des douanes et deux ou trois négociants. Les Japonais y ont un consulat et une école de médecine.

Il existe à Sou-Tcheou des citernes à pétrole construites par la «East asiatic petroleum Cº».

En 1908, la récolte des cocons fut moyenne et les prix varièrent, au printemps et en été, de 110 à 130 taels. La filature SouKing (Sooching), qui fait marcher 336 bassins, semble avoir fait ses affaires; et l'ancienne filature Cheou t'ai (Shoutai) a rouvert ses portes avec 200 bassins sous le nom de Tchong-Hing (Chung-Hsing); la filature sino-européenne, affermée à un indigène, a chômé toute l'année. Par suite de pertes, la filature de coton Sou-Louen (Sôo-Lun) avait été fermée au printemps, mais elle a rouvert après qu'un nouveau capital de 200.000 taels fut versé. Elle produit à peu près 20 piculs de fil par jour, et on dit que vu la cherté de la matière première, provenant de Changhai, Nan-Siang et Tong-Tcheou, il y a peu de bénéfices.

Les thés exportés de Sou-Tcheou, et provenant du Tche-Kiang et du Ngan-Hoei, sont mélangés avec du jasmin, du chloranthe et d'autres fleurs, et sont réexportés vers les ports du Nord; ces dernières années, vu le peu de métal monnayé à Nieou-Tchouang (New-Chwang) ce commerce n'a pas donné de brillants résultats.

Le riz n'a pas non plus été abondant par suite de la trop grande abondance de pluie.

Une usine électrique a été installée sur le grand canal, près de Tchang-Meun (Chang-Men); la concession avait été accordée il y a six ans. L'usine fournit la lumière à une partie considérable de la ville, et aussi à beaucoup de maisons en dehors de la porte de Tchang-Meun. C'est un ingénieur allemand qui a dirigé les constructions; les dynamos donnent 2.200 volts capables de fournir la lumière à 6.000 lampes de 16 bougies.

Une manufacture de verres et de bouteilles a aussi été élevée en dehors de Siu-Meun (Hsu men); imprimerie, fabrique de bougies, fabrique de savons ont également été créées.

III.—L'instruction publique a pris une extension considérable à Sou-Tcheou. Il y a 113 écoles de toutes sortes: 31 sont des écoles de l'État, 53 de la province; il y a 22 écoles tenues par des particuliers et 7 par des missionnaires; dans le nombre il se trouve 10 écoles de filles, et il y a tout lieu de croire qu'on va en créer d'autres, car les Chinois de cette province ont décidé de faire de grands sacrifices pour l'instruction des filles. Dix professeurs étrangers sont employés dans les écoles du gouvernement: on compte parmi eux huit Japonais, un Américain et un Italien. Une école de médecine fonctionne également, et elle est très fréquentée; beaucoup des jeunes gens qui ont appris à soigner les maladies ou à traiter une fracture ou une blessure trouvent des situations dans d'autres provinces. Les autorités ont également élevé une école industrielle nommée Kong yi Kiu, où l'on enseigne à des jeunes gens pauvres, au-dessus de seize ans, la menuiserie, la cordonnerie et autres catégories de métiers. On a construit aussi des marchés couverts afin de débarrasser la ville de l'encombrement et de la saleté de tous les petits marchés qui se tenaient au coin des rues. Ces innovations prouvent que les Chinois commencent à s'intéresser chaque jour davantage à la civilisation européenne, et que décidément quelque chose change en Chine.

IV.—Tchen-Kiang n'est pas une des plus grandes villes de la province; mais elle a une activité commerciale assez considérable et elle est en même temps une place de guerre; elle est située sur la rive méridionale du Yangtseu, à environ 150 milles de son embouchure, et non loin des entrées sud et nord du Grand Canal. A une faible distance de la rive se voyait autrefois l'île d'Or, sur le sommet de laquelle s'élevait une tour à plusieurs étages; elle était également couverte de temples bouddhistes et de maisons de bonzes; aujourd'hui l'île n'existe plus par suite du changement du cours du fleuve, elle s'est changée en montagne; tous les temples ont été détruits lors de la rébellion des Taiping.

Tchen-Kiang a été ouvert au commerce étranger par le traité de Tien-Tsin en 1858; c'est une des jolies villes du bas Yangtseu par suite de sa situation au milieu de collines peu élevées mais très fraîches l'été, et les Européens de Changhai viennent souvent s'y reposer et respirer un air un peu moins étouffant que celui de Changhai au mois de juillet.

Au point de vue du commerce extérieur, Tchen-Kiang n'offre rien de spécial: c'est surtout le commerce local qui y est actif; cependant les vapeurs qui font le service du fleuve s'y arrêtent tous. En 1908 la valeur totale des importations a été de 17.512.881 taels. Il n'y a pas d'industrie locale, mais les compagnies américaines pour l'importation du pétrole y ont installé des citernes. Il n'existe à Tchen-Kiang aucun négociant européen, mais seulement les agents des douanes, des compagnies de navigation et quelques missionnaires, parmi lesquels les pères Jésuites, qui y possèdent un vaste établissement où les confrères fatigués par les longs voyages à travers la province viennent refaire leur santé.

Parmi les nouveautés à citer à Tchen-Kiang, il faut noter la «Chin Kiang electric light Cº» qui éclaire la ville et la concession britannique; elle est sous la direction d'un ingénieur anglais; il est malheureux de penser que malgré cela la société ne se trouve pas dans de brillantes conditions pécuniaires; car l'administration, confiée aux Chinois, a, naturellement comme toujours, laissé péricliter l'entreprise qui aura à faire face à de grandes difficultés.

Une fabrique de papier a été construite, et on constate un grand mouvement dans le sens de la création de différentes industries; on parle beaucoup de chemins de fer dans plusieurs directions, mais tout cela n'est encore qu'à l'état de projet. Le seul chemin de fer qui passe à Tchen-Kiang pour le moment est celui qui relie Changhai à Nankin; mais les marchandises ne s'en servent pas, et préfèrent toujours les vapeurs du Yangtseu qui sont bien meilleur marché.

V.—Si l'on en croit les anciens auteurs, Nankin était la plus belle ville qui fût au monde; quand ils parlent de son étendue, ils disent que si deux hommes à cheval sortent dès le matin par la même porte et qu'on leur ordonne d'en faire le tour au galop chacun de son côté, ils ne se rejoindront que le soir; il est certain qu'elle est la plus grande de toutes les villes de Chine. Fondée par l'Empereur Hong-Wou, le premier souverain de la dynastie essentiellement nationale des Ming (1368-1403), elle a 5 lieues de tour; elle n'est pas exactement sur le grand fleuve, mais en est éloignée de près de 6 kilomètres, et le petit port qui la rattache au fleuve se nomme Chia-Kouan; les barques s'y rendent par plusieurs canaux qui, du fleuve, aboutissent à la ville. Une route toute nouvelle conduit aussi de Chia-Kouan à la ville.

Nankin est de figure irrégulière: les montagnes comprises dans ses limites et la nature du terrain en sont la cause. Elle était sous les Ming la capitale de l'Empire; mais depuis la conquête tartare elle a perdu de son importance, et elle est bien déchue de son ancienne splendeur; elle avait autrefois un palais magnifique dont il ne reste aucun vestige, un observatoire, des temples, des tombeaux impériaux et d'autres monuments superbes. Les Tartares ont démoli les temples et le palais impérial, détruit les tombeaux et ravagé presque tous les autres monuments. Le tiers de la ville aujourd'hui est entièrement désert; les rues habitées sont assez belles, bien pavées et bordées de boutiques propres et richement approvisionnées.

Nankin aux yeux des Chinois n'est plus la ville aux mille splendeurs; tout s'est concentré à Pékin, et le nom même de Nankin a officiellement disparu: la ville se nomme Kiang-Ning-Fou. Cependant, même après la conquête tartare elle n'avait pas perdu complètement toute importance, elle cultivait les sciences et les arts; elle fournissait beaucoup de lettrés, de docteurs en lettres chinoises et de grands mandarins; les bibliothèques y étaient nombreuses, les boutiques des libraires bien fournies; l'imprimerie y était superbe et le papier qu'on y fabriquait était le meilleur de l'Empire; on y travaillait les fleurs artificielles d'une manière remarquable, et cet art s'est du reste répandu aujourd'hui dans toute la Chine.

Malheureusement tout ce que les Tartares avaient épargné fut détruit par les rebelles Taipings: la fameuse Tour de porcelaine, notamment, la merveille de la Chine, fut entièrement démolie et l'on n'en voit plus que les débris épars, parmi lesquels on peut trouver intactes quelques tuiles vertes et jaunes que les touristes emportent comme souvenir. Le tombeau de Hong-Wou, le fondateur de la dynastie, avec son allée flanquée d'animaux gigantesques en granit, est aussi dans un état pitoyable. Quant au palais impérial lui-même, il n'en reste que de vagues traces.

VI.—Nankin, qui était la capitale des empereurs de la dynastie des Ming depuis 1368 jusqu'à 1403, époque où l'empereur Yong-Lo transporta à Pékin le siège de l'Empire, avait déjà été la capitale de l'un des trois royaumes en 211; ensuite elle avait également été capitale depuis 317, sous le règne de Kien-Wou, de la dynastie des Tsin, jusqu'à 582, sous les dynasties des Song du Nord, des Tsi, des Leang, des Tchen. Autrefois, les empereurs transportaient leur capitale un peu partout suivant leur bon plaisir, et dans l'histoire primitive de la Chine, jamais un empereur ne résidait dans la ville où avait résidé son prédécesseur; c'est ainsi que tour à tour Kai-Feng, Tai-Fuan, Si-Ngan, Tchengtou, etc., avaient servi de résidence impériale.

Aujourd'hui, ainsi que je l'ai déjà dit plus haut, le nom de Nankin (capitale du Sud), n'existe plus officiellement, bien que les étrangers continuent à l'employer et ne connaissent pas d'autre nom. Les Chinois, dans leurs rapports officiels, ne le désignent que sous le nom de Kiang-Ning-Fou. Admirablement située sur la rive méridionale du Yang-Tseu-Kiang, à 194 milles marins de Changhai, accessible de tous côtés par terre et par eau, la ville était toute désignée pour une résidence impériale. Quand Hong-Wou en fit sa capitale, il agrandit le mur qui entourait la ville, et fit une si grande enceinte que jamais elle ne fut complètement remplie. Cependant elle offrait, sous les Ming, une apparence de brillante civilisation et il s'y élevait de nombreux palais. Tout cela fut détruit par les Taiping en 1865, et depuis ce temps, comme toutes les villes du Yangtseu qui sont tombées entre les mains des rebelles, elle n'est plus que ruines.

La partie occupée par les Mandchous est séparée par un mur de la ville purement chinoise; un canal assez profond conduit du fleuve jusque sous les murs de l'Ouest, et il était souvent plus commode, avant ce chemin de fer, de prendre un sampan et de suivre cette voie que d'aller à pied dans les rues mal entretenues. Nankin possède quatre grandes avenues très larges, coupées à angle droit par d'autres plus petites; bien qu'elles ne soient pas mieux entretenues que celles de Pékin, cependant elles sont peut-être moins sales que ces dernières, mais cela tient évidemment à ce que Nankin est une ville presque abandonnée.

Les seuls monuments à voir aujourd'hui, en dehors de quelques colonnes de marbre, restes de l'ancien palais, dans la ville mandchoue, consistent en une allée de statues gigantesques en granit, hors des murs. Ces statues forment une avenue qui mène au tombeau du fondateur de la dynastie des Ming, l'empereur Hong-Wou. Il fut enterré là en 1398. Ces statues représentent des guerriers, des éléphants, des chameaux; de loin en loin, entre les différents animaux, s'élèvent des tablettes de pierres, supportées sur le dos d'une tortue, et couvertes d'inscriptions. Tout cela n'est plus que ruines, et quand j'ai visité le tombeau en 1895, plusieurs des statues gisaient à terre. Mais le vrai, l'unique monument de Nankin était la fameuse Tour de porcelaine, connue dans le monde entier. Cette tour, appelée, Pao-Ngan-Ta, avait été élevée par l'empereur Yong-Lo, à la mémoire de l'impératrice, et sa construction avait duré dix-neuf ans, de 1411 à 1430. Les matériaux les plus délicats avaient été employés; elle était d'une élégance et d'un fini qu'on rencontre rarement dans l'architecture chinoise; enfin, chose encore plus rare en Chine, le gouvernement l'entretenait et la réparait. En 1801, le tonnerre ayant détruit les étages supérieurs, ils furent immédiatement reconstruits. En 1850 les Taiping firent sauter la Tour; les débris encore aujourd'hui jonchent le sol, et c'est à peine si l'on peut trouver intacte une des tuiles jaunes et vertes qui recouvraient ses toitures.

Elle était de forme octogonale, divisée en neuf étages; chaque étage, en partant du pied de la Tour, diminuait de circonférence. Sa base reposait sur une fondation en briques, et un large escalier conduisait à l'entrée de la Tour, au pavillon du rez-de-chaussée. Là se trouvait un escalier en spirale qui menait le visiteur jusqu'au sommet. La carcasse du monument était tout entière en briques soutenues par une forte charpente de poutres énormes. Quant à l'extérieur, les huit faces étaient revêtues de tuiles vernies de couleurs vertes, jaunes, blanches, rouges, mélangées avec grâce. Chaque étage avait un toit avancé, comme on peut le voir dans tous les dessins de pagodes chinoises, et ces toits étaient recouverts de tuiles jaunes et vertes. A chaque coin des toits pendaient des cloches: il y en avait, dit-on, cent cinquante.

Le voyageur qui visite aujourd'hui Nankin ne voit que des ruines, et jusqu'à ces dernières années, les Européens passaient à côté de cette antique capitale sans même s'y arrêter. La ville, déclarée port ouvert par le traité franco-chinois de 1858, aucune nation, pas même les Anglais, n'avait profité de cette stipulation pour s'y installer. Seuls quelques missionnaires catholiques et protestants y avaient une résidence permanente.

VII.—Nankin ou Kiang-Ning-Fou a été ouvert au commerce étranger par le traité français de 1858, mais aucune puissance européenne n'attacha, à cette époque, d'importance à cette ville déchue, et ce n'est qu'en mai 1899 qu'elle attira l'attention. Dès 1900, l'Angleterre, l'Allemagne et l'Amérique y installèrent des consulats, et la France y possède actuellement un vice-consulat. Bien qu'elle se soit un peu relevée du coup que lui ont porté les rebelles Taiping, cependant, jusqu'à présent, Nankin n'a reconquis aucune importance commerciale. On croit généralement néanmoins que les communications par voie ferrée ouvertes dans la province donneront à la ville et au port un regain d'activité. Le chemin de fer pourrait en effet y amener les richesses minérales et autres des provinces du Ngan-Hoei, du Honan et du Chan-Si, et leur exportation serait facilitée par ce fait que le port de Nankin est accessible aux grands bateaux toute l'année. C'est pourquoi il existe un projet de chemin de fer qui aurait sa tête de ligne aux mines du Chan-Si pour aboutir au village de Pou-Keou en face de Nankin; une autre ligne partirait des mines de Sin-Yang, au Honan, et viendrait, en passant par la province du Ngan-Hoei, aboutir également à Pou-Keou. Mais on se demande si toutes ces espérances seraient effectivement réalisées; car la ligne actuelle qui fonctionne régulièrement tous les jours entre Changhai et Nankin n'a pas beaucoup changé l'activité commerciale de la place.

VIII.—Nankin possède une école navale, un arsenal et une poudrerie; l'Église épiscopale méthodiste d'Amérique y a fondé ce qu'elle appelle une Université.

Les satins de Nankin, qu'on nomme en chinois Touan tse, soit unis, soit semés de fleurs, sont les meilleurs et les plus estimés; on y fait aussi des feutres très renommés. Les transactions commerciales se sont élevées pour 1908 à environ 10.000.000 de taels (exactement 9.855.892 taels). Les importations consistent en opium, coton, fils de coton, flanelle de coton; lainages, draps, cuivre, fer, plomb, étain; bêche de mer (holothurie comestible), cigares et cigarettes, charbons, couleurs et teintures, aniline, machines, allumettes japonaises, aiguilles, pétroles, savons, parapluies, conserves alimentaires. Quant aux exportations, elles comportent haricots, pois, coton brut, éventails, papier, fleurs artificielles, chanvre, peaux de bœufs et de buffles, cuir, médecine, riz, sésame, soie écrue, soie blanche, soie jaune, cocons, déchets de cocons, rubans brodés de fils d'or et d'argent, fourrures de chèvres, d'agneaux et de brebis.

IX.—C'est à Nankin qu'a eu lieu, en 1910, la première manifestation de la «Nouvelle Chine», de la Chine qui se transforme, qui s'occidentalise, et cela avec une telle rapidité que la poste ou le télégraphe nous apporte constamment l'écho de quelque changement. La vieille capitale des Ming, pour laquelle le vrai Chinois a toujours tant d'amour et dont il évoque, non sans amertume, la splendeur passée, devait voir dans ses murs le premier signe de la métamorphose chinoise.

L'exposition de Nankin me paraît avoir été lancée sous l'influence japonaise, et l'on retrouve, dans ses règlements, son organisation, dans le vocabulaire technique des documents chinois qui traitent de la question, la mentalité et l'inspiration directrice des Japonais. Il est d'ailleurs hors de doute que le voisin de l'est est partout en Chine, à l'heure actuelle; c'est lui qui pousse le colosse chinois toujours en avant, avec l'idée bien arrêtée de le guider où il voudra et de profiter de lui, à l'exclusion de tous les étrangers qui voudraient cependant dire leur mot en l'occurrence. La presse chinoise, qui a éclos subitement et qui a couvert les provinces de journaux quotidiens de toutes sortes, alors qu'il n'y avait autrefois que quelques feuilles, soit officielles, soit dirigées par des missionnaires protestants ou catholiques, est en majeure partie dans les mains d'agents japonais. Toutes les questions sont traitées dans ces feuilles: agriculture, commerce, instruction publique, défense nationale, etc... On y discute les projets d'augmentation de l'armée navale et de construction de navires de guerre; la création d'une école supérieure des chemins de fer, l'installation du télégraphe sans fil entre le Sseu-Tchuen et le Thibet; la plantation de l'indigo et l'élevage des vers à soie, et une quantité d'autres choses. Les conseils ne sont pas ménagés au gouvernement et aux différentes administrations.

L'ensemble de cette littérature est japonais, et, d'ailleurs, toutes les provinces de Chine, même les plus reculées, sont inondées de brochures rédigées en chinois, imprimées au Japon, et traitant de toutes les questions sociales: politique, administration, finances, droits de l'homme, etc... Et cela date de loin: je me rappelle que, me trouvant au Kouang-Si, sur la rivière de l'ouest, dans une petite sous-préfecture nommée Kouei-Chien, le sous-préfet, homme tout à fait modernisé, me fit voir sa bibliothèque (dont il était très fier), et je pus constater que tous les livres qui la composaient étaient rédigés et imprimés au Japon, à l'usage des Chinois. Il se trouvait même, parmi ces ouvrages, la traduction de l'Esprit des lois de Montesquieu, du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, des œuvres socialistes de Karl Marx—et beaucoup d'autres. Il est bien évident que ces traductions ne pouvaient avoir été faites que par des Japonais déjà fort instruits dans les lettres et sciences d'Europe.

Il est tellement clair et visible, d'ailleurs, que le Japon mène la Chine! Dans le livre que j'ai publié sur le Japon[12], je disais que j'avais rencontré des Japonais dans toute la Chine; voici un fait qui montrera jusqu'à quel point ils savent s'infiltrer chez leurs voisins, et cela sans être reconnus pour des étrangers; on comprendra alors comment et pourquoi le Japon est forcément le grand éducateur du Céleste qui, cependant, n'éprouve en rien pour lui les sentiments d'un frère.

[12] L'Empire japonais et sa vie économique. (Librairie Orientale et Américaine, E. Guilmoto, éditeur.)

Il y a de cela déjà une douzaine d'années, dans un port du Yangtseu où je résidais, un navire de guerre japonais vint jeter l'ancre. Le commandant, homme fort aimable, me fit une visite et voulut bien me recevoir à sa table à déjeuner. Lorsque j'arrivai, au jour dit, je vis, dans l'entrepont du navire, une longue table servie et comprenant une trentaine de couverts. Un nombre à peu près égal de convives attendaient, parmi lesquels je remarquai une vingtaine de jeunes Chinois; au premier abord, je n'y prêtai pas grande attention, mais je vis, quelque temps après, que ces Chinois n'étaient autres que des Japonais déguisés. Ils venaient de différentes parties des provinces du Houpe et du Hounan où ils s'instruisaient sur les choses chinoises, et ils étaient là, à bord de ce bâtiment de guerre, pour faire leur rapport au commandant. Nul doute que chaque province du vaste empire chinois ne renfermât ainsi plusieurs «explorateurs»; et, à l'heure qu'il est, j'en suis convaincu, les Japonais connaissent la Chine mieux que les Chinois eux-mêmes. C'est pour ce motif que je crois la Chine actuellement menée par le Japon, et toute poussée d'occidentalisme a une origine et une direction nippones.

La grande manifestation connue sous le nom d'Exposition de Nankin est donc, certainement, d'inspiration japonaise. On n'en a pas beaucoup parlé en Europe, et, à vrai dire, elle a été plutôt un bazar local où étaient réunis les produits des provinces avoisinant Nankin et de la vallée du Yangtseu en général. Elle comprenait quatre sections: produits du sol, industrie, beaux-arts, instruction publique. Sous la dénomination de produits du sol, figuraient: l'agriculture divisée en sept sous-sections: céréales, horticulture, arboriculture, machines aratoires, engrais, arrosage, animaux utiles et nuisibles; la sériciculture: cocons, soies, mûriers, ponte, machines, installations; les pêcheries: poissons et crustacés maritimes et fluviaux; la pharmacie: remèdes végétaux, animaux, minéraux; la minéralogie: métaux, houille, pierres, sable, chaux, les différents minerais et produits du sous-sol; la chasse: peaux d'animaux, dents, cornes, plumes.

L'industrie était divisée en onze sous-sections: teinturerie, vêtements, porcelaine, cheveux et poils, verre, matières d'or et d'argent, travaux en bambou, ivoires, chaussures et cuirs, éventails de tous genres.

Les beaux-arts comprenaient les peintures de toutes sortes, les broderies, les porcelaines fines, les œuvres d'or et d'argent ciselé.

L'instruction publique exposait tout ce qui est nécessaire aux écoles: papiers, pinceaux, encre de Chine, livres scientifiques modernes de chimie, physique, électricité, mécanique, etc... Tout ce qui concerne ce département de l'instruction publique a été fait, sans aucun doute, et préparé par des maîtres japonais—à part les papiers, les pinceaux et l'encre de Chine. Parmi les bâtons de cette encre, indispensable pour écrire avec des pinceaux, quelques-uns sont de vraies merveilles. Le grand centre de la bonne et élégante fabrication est Ngan-King, dans la province de Ngan-Hoei. On recueille, pour fabriquer ces bâtons, la fumée d'une huile spéciale qu'on fait brûler dans de petites lampes, et on mélange cette fumée avec une sorte de colle où l'on ajoute du musc, puis on met cette mixture dans des moules. Nous avons tous vu, en Europe, des échantillons de ces bâtons de noir de fumée; mais je crois qu'il faut aller en Chine et surtout à Ngan-King, pour trouver les meilleurs spécimens du genre.

L'Exposition était répartie entre douze constructions de forme européenne, mais d'élégance douteuse, semées au milieu de jardins et de parterres égayés de nombreuses pièces d'eaux. A l'entrée principale, on rencontrait les deux pavillons de l'agriculture (à droite) et de l'industrie (à gauche); c'étaient les deux plus considérables; puis, au fur et à mesure qu'on avançait sur la grande route centrale, on apercevait, dispersés au milieu de la verdure: le pavillon des machines, le pavillon de l'hygiène publique, celui de la préparation militaire; puis les pêcheries, les beaux-arts, etc...

Presque tous les exposants étaient chinois, sauf quelques maisons européennes de Changhai et de deux ou trois autres ports qui avaient exposé des machines et des produits d'Europe. Ne figuraient sur cette liste que des maisons anglaises, allemandes ou américaines.

Changhai et la province du Kiang-Sou, puis Nankin et les villes du bas Yangtseu avaient exposé des objets manufacturés fort beaux et riches, surtout comme soieries et broderies; et les coiffures féminines en plumes d'oiseaux (spécialité de Nankin) étaient, pour la plupart, vraiment remarquables.

L'Exposition, ouverte en grande pompe au cinquième mois de la seconde année de Siuen-Tong (mai 1910), ferma ses portes le neuvième mois de la même année, c'est-à-dire en octobre 1910. Pendant son existence éphémère, cette première exhibition nationale n'a pas fait grand bruit à l'étranger. Les quelques Européens qui l'ont visitée n'ont pas été particulièrement surpris et n'ont trouvé là qu'un médiocre intérêt. Dans cette partie nord de la ville de Nankin où avait été tracé l'emplacement des divers pavillons, le style bizarrement européo-chinois de ces derniers laissait une fâcheuse impression et n'était nullement en harmonie avec l'architecture et le paysage chinois qui les entouraient.

Mais le triomphe de l'étrange fut la cérémonie de l'inauguration; on eut la surprise d'y voir, au milieu des vieux mandarins en habits soyeux aux couleurs vives et aux dessins chatoyants, de jeunes fonctionnaires vêtus à l'européenne, en frac ou en redingote. L'effet était désastreux. L'uniforme européen, pour l'armée, était jusqu'ici le seul admis dans le Céleste Empire, et c'était évidemment, dans ce cas, une nécessité, mais on n'avait jamais vu, dans une cérémonie officielle, des habits noirs figurer à côté de l'antique robe mandchoue. Comme son voisin le Japon, et sous son égide, la Chine marche, et elle finira, comme lui, par imiter l'Europe en tout, y compris l'habit, qui fait bien un peu le moine, malgré le proverbe.

En somme, l'Exposition de Nankin a été assez ignorée du dehors; mais elle a été pour les Chinois une date. La réunion, dans l'ancienne capitale des Ming, des produits des différentes provinces, la présence des exposants venus de tous les points du territoire est, en son genre, une des nombreuses affirmations du patriotisme chinois qui se dégage et s'affirme de plus en plus.

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