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La grande artère de la Chine: le Yangtseu

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CHAPITRE II

I. Type et nature du Chinois.—II. Les maisons et leur mobilier.—III. La nourriture chinoise.—IV. La famille chinoise, le mari et la femme, les enfants.—V. Religion et superstition, le feung chouei.—VI. Les jeux et divertissements.—VII. Les classes de la société.

I.—Le Chinois est, en général, de bonne taille; la teinte de sa peau, que nous qualifions de jaune, n'est pas précisément de cette couleur; sur les côtes des provinces méridionales, à la vérité, les grandes chaleurs donnent aux artisans, bateliers et gens de la campagne, un teint basané et olivâtre; mais dans les provinces du nord, ils sont à peu près aussi blancs que les Européens et, sauf leurs yeux bridés, leur physionomie n'a rien de rebutant; ils sont, en tout état de cause, bien mieux que les Japonais.

Chez eux la maigreur est signe de laideur; un beau Chinois doit être gros et dodu, bien rasé et avoir les joues bien pleines; la queue tressée qu'ils portent en guise de coiffure leur a été imposée par les conquérants mandchoux; car autrefois, sous les anciennes dynasties, ils portaient leurs cheveux longs, relevés en chignon sur la tête. Leurs vêtements sont de cotonnade pour les travailleurs, de soie pour les gens de la bourgeoisie. Des pantalons attachés aux chevilles et une ample robe de fourrure en hiver forment leur costume habituel. Les femmes sont plus petites que les hommes; elles portent une ample houppelande de cotonnade ou de soie suivant leurs moyens; leur chevelure est huilée et abondamment ornée d'épingles et de fleurs. Autrefois on leur serrait les pieds dès la naissance dans des bandelettes, afin de les empêcher de grandir; mais cette coutume est aujourd'hui officiellement abolie par décret impérial. La queue elle-même commence à tomber en désuétude, et les Chinois qui vivent en Europe l'ont tous coupée. Les soldats de la nouvelle armée l'ont également supprimée. Ce qui relève beaucoup la grâce naturelle des dames chinoises, c'est une extrême modestie dans leur regard, leur attitude et leurs vêtements. Leurs robes sont fort longues, leurs mains sont toujours cachées sous des manches très larges et si longues qu'elles traîneraient presque jusqu'à terre si elles ne prenaient pas soin de les relever. La couleur de leurs vêtements est rouge, bleue ou verte, selon leur goût; les dames avancées en âge s'habillent de noir ou de violet. Les vêtements d'apparat sont magnifiquement brodés de fils d'or représentant des dragons, des oiseaux et des fleurs.

Jamais les hommes n'ont la tête découverte ni la queue enroulée autour de la tête quand ils parlent à quelqu'un: ce serait une impolitesse.

II.—Les Chinois aiment la propreté dans leurs maisons; mais il ne faut pas s'attendre à y trouver quoi que ce soit de bien luxueux; leur architecture n'est pas fort élégante et ils n'ont guère, en fait de beaux bâtiments, que les palais, les édifices publics, les arcs de triomphe et les temples. Les maisons des particuliers sont très simples et l'on n'y cherche que la commodité. Seuls, les riches y ajoutent quelques ornements de sculpture sur bois et de dorure qui les rendent plus riantes et plus agréables.

D'ordinaire, ils commencent par élever les colonnes et placer le toit; ils ne creusent pas de fondations. Les murailles sont de briques ou de terre battue; quelques-unes sont tout en bois et elles n'ont pas d'étages autres qu'un grenier pour mettre les grains ou les marchandises. La première pièce en entrant est le salon, où se trouvent les tablettes des ancêtres, les fleurs et les brûle-parfums; puis, derrière, une cour carrée autour de laquelle sont les différentes chambres de l'habitation; les appartements des femmes se trouvent tout au fond, dans l'endroit le plus retiré. Dans les maisons riches les demeures sont disséminées au milieu de jardins très compliqués: fleurs, arbres, rochers, petits lacs; sauf dans les pays du nord, la maison chinoise n'est pas chauffée; dans le nord, chaque maison a un poêle en briques dont le foyer est sous la maison; deux ouvertures extérieures permettent d'allumer le feu et de laisser passer la fumée.

Le mobilier chinois se compose, à peu de chose près, comme celui des maisons européennes, de lits, tables et chaises; un intérieur chinois ressemble fort à un intérieur européen et la vie matérielle en Chine est pour un Européen bien plus confortable qu'au Japon. Seulement la propreté manque parfois, notamment dans les auberges de voyageurs. Une auberge chinoise est quelque chose d'inénarrable comme saleté et il faut avoir passé par là pour s'en rendre compte.

III.—La nourriture du Chinois comporte deux aliments principaux: le riz et le porc; c'est là la base du repas. Cependant les Chinois mangent aussi du poisson, de la volaille et des légumes. Quoique leurs viandes et leurs poissons se servent coupés en morceaux et bouillis, leurs cuisiniers ont l'art d'assaisonner les mets de telle sorte qu'ils sont assez agréables au goût.

Pour faire leurs bouillons, ils emploient de la graisse de porc (qui sert à tous les usages culinaires); pour apprêter les viandes, ils les coupent en morceaux dans des vases de porcelaine, puis ils achèvent de les cuire dans la graisse. En toute saison il croît une quantité d'herbes et de légumes qu'on ne connaît point en Europe et qu'on emploie aussi pour les sauces. Les cuisiniers de France seraient surpris de voir que les Chinois ont porté l'invention en matière d'assaisonnements encore plus loin qu'eux et à bien moins de frais. Ainsi, avec de simples fèves qui croissent dans leur pays, et avec la farine qu'ils tirent du riz ou du blé, ils préparent une infinité de mets tous différents les uns des autres à la vue et au goût; ils diversifient leurs ragoûts en y mêlant diverses épices et des herbes fortes.

Leurs mets les plus délicieux et le plus souvent servis dans un repas prié sont les ailerons de requin, les nids d'hirondelle et les nerfs de cerf. Pour ces derniers, ils les exposent au soleil pendant l'été et, pour les conserver, les enferment avec du poivre et de la cannelle; quand ils veulent en régaler leurs amis, ils les amollissent en les trempant dans l'eau de riz, et les ayant fait cuire dans du jus de chevreau, ils les assaisonnent de plusieurs sortes d'épices.

Les nids d'hirondelles sont une espèce de colle de poisson dont certains oiseaux bâtissent leurs nids sur les côtes d'Annam et surtout de Java et de Bornéo; c'est bien cher, parce que c'est assez rare et surtout difficile à se procurer. D'ailleurs ce mets n'a aucun goût et c'est, comme dit le proverbe, la sauce qui fait passer le poisson.

Quant aux ailerons de requin, les voyageurs qui ont été en Chine se rappellent en avoir vu en abondance dans toutes les villes, suspendus aux plafonds des boutiques, chez les marchands de victuailles, en compagnie de canards aplatis et fumés. On les mange en sauce dans la graisse de bœuf; c'est très gluant et plutôt lourd à digérer.

Un des mets recherchés des Chinois est également l'œuf pourri, c'est-à-dire cuit sous terre dans une couche de chaux, cela vous a un fort goût d'acide qui rebute bien des Européens; j'avoue que, personnellement, j'ai trouvé cela exquis.

La Chine du Nord et les pays montagneux du centre produisent du blé et de l'orge, mais néanmoins c'est de riz que se nourrit le plus généralement le Chinois. Le riz pousse d'ailleurs à une latitude assez élevée et on peut dire que toute la Chine en fournit.

Comme boisson, le plus souvent, ils consomment du thé chaud; cependant ils ne laissent pas de boire de l'alcool et la Chine en fournit en abondance. Le plus commun est celui de riz fermenté qui se fabrique et se boit dans tous les pays de civilisation chinoise, depuis le Japon jusqu'au Siam; et le plus renommé en Chine est l'alcool de Chao Ching. Vers le nord on en fait avec le Kao Léang ou sorgho; il est excessivement fort et enivre rapidement.

Dans les montagnes du Yunnan, du côté de Li Kiang fou, on prépare un alcool exquis avec du riz gluant; on dirait du Xérès et j'en ai rapporté moi-même à dos de mulet depuis Tali fou jusqu'à Lao Kay; il se conserve admirablement.

IV.—La famille chinoise est la base de la société; la tribu est la cellule organique du vaste empire des Célestes, et le plus ancien dans la tribu, l'aïeul ou le bisaïeul, le père, dans la famille, sont les véritables gouvernants. Car ici, l'État, contrairement à ce qui se passe dans beaucoup de pays qui se croient plus civilisés que la Chine, se contente du minimum de contact avec l'individu. Il réclame l'impôt, les honneurs dus à l'Empereur et le respect aux autorités; quant au reste il n'en a cure. Les familles, guidées par leurs chefs naturels, se conduisent comme elles veulent; le mandarin n'intervient pas, à moins d'en être prié, dans les affaires des particuliers. La justice, le châtiment le plus terrible, la mort, sont du ressort du père de famille; il a les mêmes pouvoirs que le paterfamilias romain. En 1893 j'ai vu, au Kiang Si, un jeune homme de vingt ans condamné à mort par le conseil de famille présidé par le père. Ce jeune homme était un paresseux et un débauché; plusieurs fois on lui avait pardonné et on avait essayé de le remettre dans le droit chemin; comme on n'y pouvait réussir il fut jugé et condamné. Le malheureux n'eut aucune révolte, d'ailleurs; il se soumit avec le flegme de tout Chinois devant la mort et fut jeté dans le lac Poyang une pierre au cou. J'ajouterai, au reste, que je crois ce fait assez rare, ou plutôt, s'il n'est pas rare, il se passe avec moins d'apparat et déploiement de cérémonies.

La famille, base de la société, n'existe pas seulement dans le présent, elle existe dans le passé et le culte des ancêtres est la forme sous laquelle on honore les aïeux disparus. Toute famille chinoise est une chaîne ininterrompue, de mâle en mâle; aussi le Chinois qui n'a pas d'enfant mâle, adopte-t-il le fils d'un parent, d'un ami; au besoin, il se rend en cachette à l'orphelinat des enfants trouvés où il en choisit un qu'il fera passer pour son fils. Une famille sans postérité masculine est une famille méprisée et malheureuse.

Le premier principe, la pierre fondamentale de leur état politique est ce sentiment de piété filiale qu'ils gardent vivace jusqu'après la mort de leurs pères à qui ils continuent de rendre les mêmes devoirs que pendant leur vie; il faut y joindre l'autorité absolue que les pères ont sur leurs enfants. De là vient qu'un père vit malheureux s'il ne marie pas tous ses enfants; qu'un fils manque au premier devoir de fils s'il ne laisse une paternité qui perpétue la famille; qu'un frère aîné, n'eût-il rien hérité de son père, doit élever ses cadets et les marier, parce que, si la famille venait à s'éteindre par leur faute, les ancêtres seraient privés des honneurs et des devoirs que leurs descendants doivent leur rendre; et parce qu'en l'absence du père, le fils aîné sert de père à ses cadets.

Si le père, ou, à son défaut, le frère aîné joue le rôle important dans la famille, il n'en est pas de même de la femme. La femme, en Chine ne compte pas et la naissance d'une fille dans la famille est presque considérée comme un malheur. Si on ne les supprime point toutes, c'est qu'il en faut bien pour avoir des garçons. On peut dire, sans exagération, que la condition de la femme en Chine est terrible. Quand il s'agit de la marier, sa famille lui signifie simplement qu'elle épousera le fils de telle autre famille (jusque-là c'est un peu la coutume française). Mais quand elle est mariée, elle est la domestique, l'humble servante de toute la famille de son mari. Aucune intimité, aucune tendresse entre le mari et la femme. Le mari va à ses affaires toute la journée et la femme reste à la maison sous l'autorité de sa belle-mère qui lui rend la vie insupportable, surtout si elle n'a pas bientôt un fils. Aussi n'est-il pas rare de voir de jeunes femmes se suicider de désespoir peu de temps après leur mariage.

Si le Japon est le paradis des enfants[4], on ne peut en dire autant de la Chine; aussi, dans ce dernier pays, les enfants craignent, mais n'aiment pas leurs parents. Ceux-ci les élèvent en vue de la continuité de la famille, non pour eux-mêmes et pour les rendre heureux. La tendresse n'est pas le fort du Chinois. Au Japon on voit les enfants gais, souriants, gentils, débrouillards déjà, courir les rues et les parcs, les tout petits portés avec amour par la maman ou la grande sœur; en Chine on voit d'affreux petits magots empaquetés dans plusieurs couches de vêtements, avec des visages graves, presque mélancoliques; ce n'est pas étonnant, personne ne leur sourit jamais.

[4] Cf. L'Empire japonais, par J. Dautremer, ch. V, p. 68 et suiv.

V.—Le Chinois n'est pas religieux; l'ensemble de la nation prend pour guide le code des livres sacrés, refondus par Confucius et commentés par plusieurs philosophes. Aucun peuple, soit en Europe, soit en Amérique, ancien ou d'âge relativement moderne, n'a possédé un plus beau code de morale que les King ou livres sacrés.

Aucune idée licencieuse, aucun sacrifice humain, aucune orgie; au contraire, le respect des parents, l'humilité, l'amour du travail et la justice: la morale chinoise est parfaitement belle, mais malheureusement aujourd'hui elle n'est plus pratiquée. Le Bouddhisme, qui a pénétré en Chine, y a encore de nombreux temples et de nombreux fidèles, mais il a dégénéré en une religion de superstitions extraordinaires, propagées, selon toute vraisemblance, par les disciples de Lao-Tseu, philosophe qui vivait en 600 avant J.-C.; il a précédé Confucius, qui cependant l'a connu. La superstition existe dans tous les actes de la vie chinoise: elle fait partie de la nature même du Chinois, mais si elle a saisi son âme à un tel point, cela vient des Taoistes ou prêtres du Tao. Le Tao est la voie droite, le chemin à suivre, expliqué par Lao-Tseu dans son livre le Tao-te-king ou livre pour arriver à connaître la voie. D'un caractère philosophique et moral fort élevé, ce livre n'a jamais été bien compris par ceux qui se sont intitulés les disciples de Lao-Tseu; et aujourd'hui leurs successeurs ou prêtres du Tao sont de vulgaires charlatans, qui remplissent la profession de devins.

La superstition qui tient le plus au cœur des Chinois est le feung chouei, littéralement le vent et l'eau; si l'on construit une maison, il faut consulter le devin pour savoir si le vent et l'eau sont favorables; si, par exemple, votre voisin bâtit une maison et qu'elle ne soit pas tournée comme la vôtre, mais que l'angle qui fait la couverture prenne la vôtre en flanc, c'en est assez pour croire que tout est perdu; la seule précaution qui vous reste à prendre, c'est de faire élever un dragon de terre cuite sur votre toit; le dragon jette un regard terrible sur l'angle qui vous menace et ouvre une large gueule pour engloutir le mauvais feung chouei; alors vous êtes en sûreté; ou bien, devant la porte de votre maison, à deux ou trois mètres de distance, vous faites construire un mur sur lequel un fin lettré inscrira en énormes lettres le caractère fou (bonheur). Vous êtes sauvé.

On pourrait raconter beaucoup d'autres absurdités semblables sur ce qui regarde la situation des maisons, l'endroit où il faut mettre la porte, le jour et la manière dont on doit bâtir le fourneau ou faire cuire le riz; mais où le feung chouei triomphe, c'est en ce qui concerne les sépultures; il y a des charlatans qui font profession de connaître les montagnes et les collines dont le séjour est favorable; ils prennent leurs mesures, consultent les astres, exécutent une foule de simagrées et se les font payer très cher; car lorsqu'ils ont déclaré tel endroit propice, il n'est pas de somme que le Chinois ne sacrifie pour posséder cet endroit.

Les Chinois regardent le feung chouei comme quelque chose de plus précieux que la vie même, persuadés que le bonheur ou le malheur de la vie dépend de lui uniquement. Si quelqu'un réussit dans ses affaires, si un jeune homme passe brillamment ses examens, ce n'est ni son esprit, ni son habileté, ni sa probité, ni son travail qui en est la cause: c'est parce que la maison est heureusement située, c'est parce que la sépulture de ses ancêtres est dans un admirable feung chouei.

D'autres superstitions sont d'un usage journalier; par exemple: une jonque ne commencera pas un voyage sans faire partir des pétards et brûler de l'encens; dans le Yunnan la mule qui précède la colonne porte sur sa tête un petit drapeau rouge avec une invocation pour qu'il n'arrive pas malheur en route à la caravane. Quand un Chinois meurt, il faut désenchanter sa chambre, sans quoi elle deviendrait inhabitable pour un autre. Les Chinois attribuent tous les effets les plus communs à quelque mauvais génie, et ils tâchent de l'apaiser par des cérémonies: tantôt ce sera quelque idole ou plutôt le démon qui habite dans l'idole; tantôt ce sera une haute montagne, ou un gros arbre, ou un dragon imaginaire qu'ils se figurent dans le ciel ou au fond de la mer; ou bien, ce qui est encore plus extravagant, ce sera quelque bête malfaisante qui prend la forme des hommes pour les tromper: un renard, un singe, une tortue, une grenouille. Aussi, que d'encens et de pétards faut-il brûler pour se rendre ces génies propices!

Ces superstitions, qui nous apparaissent naturelles dans l'Inde, par exemple, avec bien d'autres encore, par suite de la nature tropicale, féroce et écrasante, et du caractère exalté des habitants, nous semblent assez bizarres, au contraire, en Chine où la nature est calme et l'homme très froid.

VI.—Les divertissements du Chinois sont le théâtre et la musique; divers jeux tels que le cerf-volant, les échecs, les cartes, les dominos; mais il a parfaitement horreur des jeux violents tels que nous les pratiquons en Europe. Le théâtre est ambulant, il n'existe pas, comme en Europe et comme au Japon, de constructions spéciales où se donnent les représentations. Les troupes parcourent le pays et là où elles sont louées par un mandarin, par un négociant riche, elles s'installent. Des bambous et des planches, et voilà le théâtre construit. Les femmes ne jouent pas et leur rôle est rempli par de jeunes garçons. La pièce dure généralement plusieurs jours, et les représentations commencent le matin pour finir le soir. Les acteurs sont revêtus de costumes bariolés et dorés; la musique qui les accompagne est une cacophonie épouvantable à laquelle des oreilles européennes ne peuvent résister.

Si les jeux de force et d'adresse sont peu prisés en Chine, par contre le jeu de hasard y est universel. Dans toutes les maisons de mandarins ou de bourgeois on joue; les dames au fond de leur appartement fermé jouent; le coolie dans la rue joue. Des maisons de jeu sont ouvertes à tout venant dans toutes les villes chinoises, et le passant peut voir, au coin d'une rue, deux ou quatre ou six porteurs de chaises attendant la pratique et jouant leur dernière sapèque. Ce goût du jeu a amené des négociants chinois à spéculer et à se ruiner; ils rattrapent d'ailleurs parfois leur fortune en quelques mois. Un des amusements favoris des enfants comme des grandes personnes est le cerf-volant; ils le font de papier et de soie, et ils imitent parfaitement les oiseaux, les papillons, les lézards, les poissons, la figure humaine; le jour principal dans l'année pour enlever les cerfs-volants est le neuvième jour du neuvième mois.

Le jeu d'échecs est, paraît-il, très ancien et remonterait à Ou-Wang qui régnait en l'an 1120 avant J.-C. Il ne diffère pas beaucoup, d'ailleurs, du nôtre et renferme les mêmes pièces.

J'ai eu occasion de signaler le dédain qu'a le Chinois pour tout sport qui exige de la force ou de l'énergie. Il n'en était pas ainsi autrefois, lorsqu'il avait à combattre et à lutter pour la conquête intégrale du pays qu'il habite aujourd'hui; il a déployé dans les débuts et au milieu de sa période historique des qualités de force et d'adresse, des vertus militaires qui ne le cèdent en rien à celles d'aucun pays; mais lorsqu'il s'est trouvé seul maître, lorsqu'il n'a plus eu d'ennemis à vaincre, il s'est efféminé, a délaissé les exercices physiques qui font les soldats robustes. C'est à cette époque de paix prolongée qu'il a sans doute trouvé ce proverbe: On ne prend pas de bon acier pour en faire un clou; on ne prend pas un honnête homme pour en faire un soldat.

Il verra sous peu que, si on continue à ne pas prendre de l'acier pour en faire des clous, il faut, de toute nécessité, prendre les honnêtes gens pour en faire les défenseurs du pays. Les pays d'Europe qui ne veulent plus de soldats feront bien de méditer sur l'état de décomposition de la Chine, trop longtemps plongée dans une paix profonde où elle va se dissolvant.

VII.—Le Chinois est essentiellement démocratique; un Chinois est l'égal de n'importe quel autre Chinois; pas de noblesse, pas de titres héréditaires; la seule suprématie, la seule noblesse est celle des lettres, et tout fils du Ciel peut y arriver par son travail et son intelligence. Il est soumis aux ordres impériaux, a le respect du trône et des mandarins que le trône lui envoie pour l'administrer, mais encore faut-il pour obtenir de lui ce respect que les mandarins soient justes et probes. Si un mandarin se conduit mal, par exemple, il sera saisi par les notables, mis dans une chaise à porteurs, avec tous les honneurs qui sont dus à son rang et porté en dehors de la ville; puis une pétition sera adressée au vice-roi de la province pour avoir un remplaçant plus digne de l'emploi. Si, au contraire, un mandarin a mérité l'amour et la confiance du peuple, lorsqu'il quitte sa résidence pour gagner un autre poste, le peuple lui demande respectueusement ses bottes, et, en signe de respect, les suspend à la porte par laquelle il quitte la ville, témoignant par là son désir de le voir revenir.

En général le fonctionnaire chinois ne s'occupe guère de ses administrés, et le peuple fait à peu près ce qu'il veut pourvu qu'il paye ce qu'on lui demande, qu'il se tienne tranquille et laisse le mandarin grossir en paix sa fortune. Cependant, quand un impôt supplémentaire est décidé par le vice-roi pour un motif quelconque (chose qui arrive encore assez souvent), le peuple ne se soumet pas toujours; j'ai vu le cas à Hankeou. Le vice-roi avait décidé que chaque porc tué payerait une taxe provinciale de tant de sapèques pendant tant de temps, afin de subvenir à un besoin quelconque de l'administration. Le jour où on voulut appliquer ce décret à Hankeou, pas un cochon ne fut tué, et cela dura ainsi plusieurs jours; le peuple se priva, mais aucun fonctionnaire n'eut de porc. Or, comme cet animal forme, chair et graisse, la base de la nourriture chinoise, les fonctionnaires et leurs familles furent cruellement privés; rien n'y fit: il fallut rapporter l'édit.

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