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Le Cœur chemine

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IX

Une accablante fin d’après-midi pesait sur le village, sur l’usine, sur la maison et le parc de la Martaude. C’était un de ces interminables jours de canicule, où il semble que le soir ne viendra jamais rafraîchir la terre, étreinte par le soleil depuis avant que les paupières les plus matinales se soient ouvertes.

Dans une sorte de vallonnement très ombreux, qu’un abrupt ressaut de terrain boisé entretient en une atmosphère presque de cave, y laissant s’égoutter une petite source au fond d’une vasque de pierre, les domestiques ont disposé une table chargée de carafes et de gobelets en cristal, où luisent les topazes roses ou dorées de claires boissons, puis, tout autour, de longues chaises d’osier ou de toiles, comme sur une dunette de paquebot.

— « Cela me rappelle ma traversée de la Méditerranée sur la Ville-de-Tunis, » observa Jeanine Chabrial, en étendant sur un de ces sièges son corps onduleux, nerveux, de splendide créature féline. Sous le flou presque impalpable de sa toilette, — mousseline de soie et guipures précieuses, — ses mouvements brusques et souples sillonnaient l’air d’une trace électrique. Gaston Raybois en tressaillait de la tête aux pieds, ayant peine à ne pas trahir son trouble devant cet exemplaire de féminité, d’une séduction autrement irritante que les ouvrières de la Martaude.

Il était le seul homme qui tînt compagnie à ces dames. Hardibert avait emmené Chabrial, qui, malgré l’excès de la température, désirait parcourir la célèbre usine. Par instants, sa femme dirigeait deux vertes prunelles phosphorescentes au delà des arbres proches, par-dessus l’immense pente gazonnée, vers l’allée carrossable, par laquelle ces messieurs devaient revenir en voiture.

— « Vous êtes préoccupée de monsieur Chabrial. Vous craignez qu’il ne veuille trop voir, et qu’il ne se fatigue, n’est-ce pas ? » demanda Nicole.

Elle faisait les honneurs à ses hôtes avec tant de bonne grâce qu’on aurait juré qu’elle y prenait plaisir. Pourtant rien ne lui semblait plus antipathique que ce type de mondaine à l’âme sèche sous une physionomie voluptueuse, d’une coquetterie si provocante que toute femme en était gênée auprès d’elle, même sans avoir les raisons directes de jalousie qui, en ce moment, mettaient la pauvre Berthe à la torture.

Jeanine retint à peine un sourire moqueur à la supposition d’une sollicitude qui lui eût fait redouter un peu de chaleur pour son mari. Cependant elle trouva bon de s’y prêter, et murmura :

— « Il fait si lourd ! Nous aurons certainement de l’orage. Édouard ne peut le supporter.

— Et mon cousin, si dur pour lui-même, ne songe pas assez que les autres peuvent avoir moins d’endurance, » avança Mme Raybois, enchantée de faire contraster l’énergie de Raoul avec la mollesse du médiocre sire que cette pécore menait par le nez.

Elle s’attira un regard de la plus dédaigneuse indifférence. Car cette provinciale mal mise, sans grâce, et dépourvue de toute influence, même dans son modeste milieu, comptait pour Mme Chabrial moins qu’un des deux chevaux, Capon et le Brûlé, qu’elle apercevait maintenant, hissant d’un pas de sommeil, le long de l’allée montante, la victoria où le chef d’usine et le député s’absorbaient dans une causerie sans distraction.

Que disaient Hardibert et Chabrial ?

Voilà ce qui préoccupait Jeanine, beaucoup plus que le geste machinal par lequel son mari s’épongeait le front, et, de temps à autre, s’éventait avec son chapeau. Édouard avait-il été persuasif, sans trop de réticences ni trop de brutalité ?… Pourrait-elle rapporter à M. de Prézarches, ministre des Relations Industrielles, son amant, l’assurance à laquelle tenait celui-ci, autant qu’elle-même d’ailleurs, car sa fortune personnelle et la situation de son niais de mari s’attachaient aux destinées du Ministère. Il ne fallait pas que le Cabinet fût mis en échec avant d’avoir obtenu le vote pour le rachat des lignes du Centre, où tant d’intérêts personnels étaient en jeu. Ah ! si seulement elle avait pu négocier elle-même avec Hardibert, comme naguère avec son adorateur Gurdenthal, le banquier israélite !… Ne l’avait-elle pas retourné comme un gant, ce financier roublard et noceur, le « gros Momo » des coulisses et des cabinets particuliers ? La besogne devait être moins facile ici, avec ce directeur de la Martaude, — un monsieur à la rude figure, au ton cassant, à l’âme tout d’une pièce et hérissée d’échardes comme une bille de chêne mal équarrie. Un de ces êtres qui n’ont pas de vices, qu’on ne peut pas prendre par leurs vilains côtés, les seuls faciles à saisir. Sûrement ce pauvre Édouard ne serait pas de force… Et Mme Chabrial s’énervait, tout en répondant par des mots vagues et de fuyants sourires aux essais laborieux de causerie où s’efforçait Nicole, — une petite femme sans malice, pensait Jeanine, qui eût été ravissante avec un peu de chic et de montant.

Mais, tout à coup, voilà qu’un frémissement, une palpitation de vie, traversa ce bavardage morne. On parlait des derniers livres en vogue, et quelqu’un avait nommé Sérénis.

Nicole ne sut pas qui venait de parler. Un tourbillon passa sur elle. Comme lorsqu’on se laisse bercer, en faisant la planche, dans une eau calme, et qu’une vague, surgie on ne sait d’où, roule sur votre visage en vous coupant la respiration.

C’était Berthe qui évoquait l’absent. Elle le faisait avec intention, sûre qu’à propos du jeune poète, aux lauriers si frais, la snobinette mondaine allait émettre quelque vantardise ou quelque rosserie. Le sincère désir qu’avait Mme Raybois de sauver sa cousine, justifiait en elle la non moins sincère envie de la voir tressaillir de souffrance. Comment une femme laide prendrait-elle à cœur l’honneur et le repos d’une jolie amie, si, pour se récompenser de la garantir, elle n’avait la satisfaction de la torturer un peu ?…

— « Sérénis… » dit Jeanine, avec une moue de sa belle bouche, sinueuse comme un péché. « Vous aimez ce qu’il fait ?… Moi, il m’agace… parce que c’est un faux décadent. Il est bourgeois comme un bonnet grec. Cela se sent… Toutes ses extravagances symbolistes, c’est du battage. Mais il est trop avisé pour n’en pas revenir bientôt. La nouvelle manœuvre s’indique déjà. »

Nicole, dans cette leste appréciation, démêla avec horreur une vérité qui, présentée autrement sur le rempart de Bruges, lui avait fait toucher le ciel. Elle entendait encore l’accent pénétré de Georget :

« Oui… En si peu de temps, madame, vous m’aurez transformé. Vous aurez fait de moi, du jongleur de mots que j’étais, un écrivain sincère. »

Et voilà cette merveilleuse évolution d’âme, ce mystère de leur efficace intimité, cet aveu et cette résolution de l’écrivain que transformait l’amour, voilà tant de divine émotion saccagée par une perspicacité d’autant plus odieuse qu’elle atteignait plus juste. Comment cette femme discernait-elle ce qui sonnait faux dans une page de vers ou de prose ? D’autres s’en apercevaient-ils ? La jeune gloire d’Ogier pouvait-elle subir une éclipse, même partielle, sous quelque ridicule ?…

Berthe vit battre plus précipitamment les paupières de Nicole, contre ses yeux plus foncés, au-dessus de ses joues plus blanches. Elle s’écria, s’adressant à sa cousine :

— « Ah !… je ne suis donc pas la seule à juger ce garçon comme un arriviste, très truqueur, très pratique.

— Il n’y a qu’à le voir, » fit Jeanine, avec une nonchalante oscillation des épaules.

— « Mais nous le voyons, madame. Il est reçu dans cette maison en ami, » prononça Mme Hardibert, avec une lenteur appuyée, aussitôt trop bien comprise.

— « Oh ! en ce cas, je vous demande pardon. Du moment que monsieur Sérénis est votre ami… »

Le sous-entendu fut clair, mais sans méchanceté. Mme Chabrial cligna ses larges yeux glauques, pour examiner avec un intérêt tout nouveau la femme du peu maniable Hardibert. Cette gentille personne n’était donc pas une vertueuse bécasse de chef-lieu de canton ?… Hé ! hé !… elle ne manquait pas de crânerie avec un mari comme le sien.

L’arrivée de ce mari, côte à côte avec son invité, ramena Jeanine à des observations moins folâtres. Les deux hommes s’efforçaient en vain de ne pas avoir l’air sombre. On les plaignit de la chaleur, dont ils ne paraissaient guère s’apercevoir. Ils réclamèrent pourtant de la bière, dont ils aperçurent des bouteilles trempant dans le petit bassin, sous l’égouttement glacé de la source.

Tout à coup, Hardibert passa la main sur son front, où se fixait un pli soucieux, et il eut un étrange mouvement, comme s’il écartait décidément quelque chose d’oppressant, de pénible.

Chabrial le regardait.

— « Allons, commences-tu à voir que ta philanthropie fait fausse route ? » émit le député, avec ce tutoiement que, malgré des années de séparation et leurs chemins si divergents dans la vie, tous deux gardaient de leur camaraderie à l’École des Mines.

— « Il y a quelque chose que tu ne m’as pas dit, Chabrial, » fit le directeur avec un regard profond. « Conviens donc que, sous tes raisonnements de tout à l’heure, se cachait un but immédiat et effectif.

— J’en conviens d’autant mieux que je pensais te l’avoir suffisamment fait comprendre.

— Les énigmes ne sont pas mon fort, » riposta sèchement Hardibert.

— « Je suis tout disposé à te les expliquer. » Et Chabrial se leva, en ajoutant : — « Si toutefois ces dames le permettent.

— Oh ! vous allez encore partir ! » s’écria Jeanine avec une plaintive mièvrerie. « Restez donc. Les affaires ne nous ennuieront pas, et nous ne soufflerons pas mot. »

Sa prière ne fut pas écoutée. Le sujet de l’entretien devait être grave. Elle suivit de l’œil, avec un dépit ironique, ces deux hommes qui s’isolaient pour traiter des questions soulevées par son intrigue et dont elle possédait la clef mieux qu’eux-mêmes.

Hardibert et Chabrial marchèrent quelques minutes en silence, aussi bien pour s’éloigner que pour atteindre une allée ombreuse. Enfin le député reprit, avec une rondeur conciliante :

— « Voyons, mon vieux, avoue que je suis dans le vrai. Tu reconnais que les utopies socialistes de tes ouvriers les égarent. Donc, leur véritable intérêt demande que tu les diriges dans leur vote. Dis que tu ne veux pas le faire, par détachement, orgueil, que sais-je ?… Mais ne prétends pas… »

Hardibert interrompit :

— « Je ne me refuse pas à les diriger. Je me refuse à les contraindre…

— Les contraindre !… » s’exclama l’autre. « Entendons-nous. En expulsant quelques meneurs dangereux, — comme Coursol, par exemple, — avant l’élection de dimanche, tu donnerais simplement à réfléchir aux autres.

— « Coursol ne peut pas être expulsé… Il s’est soumis… Il a ma parole… »

Dans l’accent de Hardibert quelque chose fléchit.

Chabrial s’y trompa, croyant à du terrain gagné. Depuis deux heures, il travaillait le directeur de la Martaude — si tant est qu’un esprit de cette trempe devînt malléable sous la faconde du politicien.

La population usinière avait récemment donné de l’inquiétude. Il se trouvait ici un foyer de socialisme, d’anarchie peut-être. Un exemple était nécessaire. On attendait du maître une manifestation d’énergie. Le Gouvernement attachait la plus grande importance à l’élection de dimanche. Les huit à neuf cents votes des ouvriers de la Martaude pouvaient donner la victoire au candidat officiel.

« Je souhaite qu’ils se prononcent dans votre sens, » avait dit Raoul. « L’élection du socialiste serait des plus fâcheuses, aussi bien pour nous, patrons, que pour vous, ministériels. »

Des phrases de ce genre, et le nuage dont s’assombrissait le front du directeur au nom de Coursol, — un propagandiste par le fait, sur qui, de haut, on avait l’œil, — illusionnaient Chabrial quant à la facilité de sa mission. Car c’était bien une mission, et des plus scabreuses, dont il essayait de s’acquitter. La netteté de Hardibert allait le forcer d’en préciser les termes.

— « Non, mon cher, » déclara celui-ci, « ne compte pas que j’arracherai un vote, même raisonnable, à mes ouvriers, par une pression morale ou matérielle, par ma puissance redoutable de patron, qui tient en main le pain de tous ces gens-là.

— Même si pour conserver le pain, comme tu dis, de quelques énergumènes, tu mets en péril celui de tous ?…

— Et de quelle façon ?…

— Tu le sais aussi bien que moi… On leurre les classes ouvrières avec les programmes socialistes. On les mène à des expériences désastreuses… Elles y vont en aveugles, éblouies par des mots sonores, incapables de raisonner ou de prévoir. »

Hardibert, non par insouciance, mais en philosophe qui sait que certaines évolutions sont inévitables, haussa les épaules.

— « Hélas !… le troupeau humain n’a jamais marché autrement.

— Mais ici, dans une circonstance déterminée, quand tu peux, en étendant le bras, retenir au bord du gouffre ces pauvres moutons de Panurge, tu refuses… sous prétexte que ce serait abuser de ton pouvoir de patron !…

— Je refuse.

— Pourquoi ?

— Parce que, » prononça Hardibert avec force, « je ne dirai jamais à un homme, fût-ce au plus obtus de mes manœuvres : « Tu as une chimère de bonheur… Renonces-y, ou je te jette à la misère, toi et ceux que tu aimes, ceux que ton travail nourrit. »

Chabrial, vivement, saisit le mot au vol :

— « Une chimère de bonheur… Tu le reconnais… Une chimère !

— Soit ! » convint l’usinier. « Mais, pour le pauvre diable, c’est la meilleure part de la vie. Quand il glisse son bulletin dans l’urne, il entrevoit un avenir de félicité. Il rentre… Il dit à sa femme : « Si notre candidat est élu, les choses iront mieux pour nous. On mangera plus souvent de la viande, tu auras des robes neuves, et, plus tard, nos enfants seront des messieurs. » Cela s’appelle l’espérance, Chabrial. C’est aussi sacré que le pain. »

Le mari de Jeanine eut un mouvement. Hardibert, s’arrêtant de marcher, lui mit une main sur le bras :

— « Lorsque toi, lorsque les démocrates qui pensent comme toi, vous avez accordé à cet homme le droit de vote, pourquoi n’avez-vous pas raisonné comme aujourd’hui sur son ignorance, son aveuglement, son besoin de tutelle ? Vous avez pensé qu’il se contenterait à perpétuité de votre État bourgeois, de votre Providence administrative. Le droit divin du rond-de-cuir… après celui de la couronne. Allons donc ! Un coussin percé n’a pas le prestige d’un diadème ! »

Le rire sardonique de Raoul abasourdit son ancien camarade. Le jacobinisme borné de Chabrial ne comprenait rien à cette alliance d’une philosophie, incrédule aux panacées de la politique, dédaigneuse du puéril espoir des masses, avec un esprit de justice et une générosité qui respectaient ce même espoir.

Il murmura :

— « Tu n’es pourtant pas socialiste ?…

— Oh ! non. Mais je ne puis empêcher que mes ouvriers le soient. Je le serais à leur place, comme eux ignorant des lois économiques qui régissent les sociétés modernes, en même temps qu’héritier de générations religieuses ayant cru aux lois divines qui régissaient les sociétés anciennes. Le peuple a une mentalité toute métaphysique. Il ne conçoit pas la réalité. Trop longtemps il en a oublié les nécessités si dures, en allant dans les églises écouter les prêtres qui lui promettaient le ciel. Aujourd’hui, il va dans les meetings politiques, écouter les farceurs qui lui promettent l’égalité de bien-être pour tous et le partage des richesses. Ne doit-on pas lui fournir un idéal nouveau, puisqu’on lui a enlevé l’idéal d’autrefois ?…

— Mais, » dit Chabrial, « cet idéal nouveau, il est mensonger !

— S’il était vrai, ce ne serait pas un idéal.

— Et quand la déception viendra ?

— Elle ne sera pas plus amère que l’écroulement de tant d’autres rêves. L’immuable réalité n’en deviendra ni meilleure ni pire. Il y a une somme de causes qui doivent produire leurs effets, quoi qu’en pense et quoi qu’en dise l’humanité. Les événements nécessaires s’accomplissent toujours malgré nous. »

Hardibert prononça cette réplique d’un ton bref et détaché, comme s’il jugeait oiseux de résumer en quelques phrases, forcément trop abstraites, tout un enchaînement formidable d’idées absolument incompatibles avec la façon de raisonner de son auditeur. Et tout de suite, dans une intonation très différente :

— « Mais tu avais autre chose à me dire. Quelle est donc cette énigme dont tu m’annonçais l’explication ? Je suis plus loin que jamais de la deviner, je t’assure. »

Le député perdit un peu de son assurance. Son visage massif et sanguin, dont une pointe de barbe châtaine corrigeait à peine la lourdeur, se décolora visiblement. Mais il le détourna aussitôt et se remit en marche. Il évitait ainsi le regard gênant de son compagnon.

— « Voyons… Ce n’est pas à un homme comme toi, connaissant la vie et les choses, que je devrai mettre les points sur les i. Ne t’ai-je pas démontré pourquoi, et à quel point, le Gouvernement tient au bon résultat de l’élection ?

— Parbleu, oui. C’est assez clair.

— Eh bien, si tu refuses le gage de dévouement qu’on attend de toi, une indication à tes ouvriers, le renvoi de Coursol et de ses principaux acolytes, ne crains-tu pas ?…

— Quoi donc ?…

— Réfléchis que l’État est ton meilleur client. S’il suspendait ses commandes…

— Hein ?… »

L’exclamation de Hardibert partit en un cinglement sous lequel tressaillit Chabrial. Car, si le directeur de la Martaude n’en croyait pas ses oreilles, c’était moins dans le doute des mots que dans l’étonnement indigné de les recevoir d’une telle bouche.

— « C’est toi qui t’es chargé de me donner cet avertissement !… Tu as accepté une pareille mission !…

— Mon devoir est de te prévenir, en ami.

— En ami ! » répéta Raoul. Déjà sa voix se posait de nouveau, reprenait sa redoutable douceur ironique, après le léger éclat de surprise. « C’est aussi en ami, j’espère, que tu as fait le prix de ma conscience. Quelle cote lui as-tu donnée, sur ton marché politique ?

— Il ne s’agit pas de cela, mon cher. J’ai pris sur moi de t’exposer certains vœux du Gouvernement…

— Et de les appuyer par certaines menaces ?

— Les conséquences se déduisent d’elles-mêmes.

— Aie donc le courage de ta démarche, mon pauvre Chabrial. »

Et le chef d’usine lança une raillerie sur les exigences de la politique, si peu d’accord avec celles de la température. Le déplacement de Paris à la Martaude était fatigant par cette chaleur, surtout pour Mme Chabrial.

— « Ma femme est venue par pure sympathie. Elle aime beaucoup la tienne, » affirma le député.

Ce fut sa dernière tentative de diplomatie. Encore cinq minutes, et la ferme précision de Hardibert avait fait jaillir les dessous malpropres, comme un bistouri sûrement manié fait jaillir le pus d’un abcès. Le fait brutal apparut. On s’était trouvé désappointé en haut lieu par l’avortement de la grève, à la Martaude. Car on attendait un prétexte pour une répression énergique, et, en particulier, l’arrestation de Coursol, avant l’élection. Les excès des meneurs, donnant lieu de sévir, eussent intimidé les hésitants. On aurait, tout au moins, divisé le groupe ouvrier. Tandis qu’il apparaissait compacte et bien discipliné, montrant par sa modération même qu’il obéissait à un mot d’ordre, qu’il préparait sa revanche légale, c’est-à-dire l’envoi du représentant socialiste à la Chambre. Dans cette conjoncture, le Ministère faisait entendre au directeur que, s’il n’agissait pas, en pesant sur le vote de ses ouvriers, et tout au moins en expulsant Coursol, la Martaude se passerait à l’avenir des commandes de l’État.

Hardibert vit le dilemme clairement : l’abus de pouvoir, ou la ruine. Il ramena Chabrial du côté de ces dames, vers le petit vallon d’obscurité, de fraîcheur. Des voix gaies y babillaient dans le murmure de la source. On avait étalé des échantillons de dentelle sur la table, en écartant les carafons et les verres. Une jeune fille se tenait debout, jolie, avec des yeux retroussés et rieurs. C’était Fanny Coursol, que Nicole avait fait appeler pour soumettre à la critique parisienne de Jeanine un projet de boléro en vieux venise. Et, sur ce sujet de chiffons, les quatre femmes présentes, y compris l’experte ouvrière, se passionnaient joyeusement, tout à coup sans rivalité ni méfiance, dans une véritable franc-maçonnerie de leur sexe, oubliant, l’une, ses intrigues, l’autre, son amertume jalouse, celle-ci, les convoitises du chef odieux et l’indifférence du prestigieux maître, celle-là, même l’appréhension délicieuse qui la tenait au bord de l’avenir comme sur la marge d’un abîme d’extase et de terreur.

— « Ah ! ah !… » s’écria Raoul, avec un enjouement qui ne lui était pas ordinaire. « Nous arrivons à temps, mesdames. Vous pataugeriez de la belle manière sans un avis masculin. Et Raybois même vous a abandonnées !…

— Il est descendu aux ateliers, » interposa Berthe, tandis que Mme Chabrial protestait quant à la compétence des hommes en matière de toilette.

— « Si vous croyez que nous nous habillons pour vous plaire ! Nous ne sommes sensibles qu’à la critique des autres femmes.

— C’est bien pour cela que vous commettez tant de lourdes fautes en fait de lignes et de couleurs. Vous écoutez vos amies, qui prononcent selon la mode, approuvent ce qui est luxueux, et non ce qui sied à votre type, à votre teint, à votre silhouette…

— Oh ! Raoul Hardibert, le savant directeur de la Martaude, donnant une consultation de toilette !…

— Parfaitement… Voyons un peu… Passez-moi ces petites loques… Qu’est-ce que vous alliez faire de ça ?… »

Il prenait les morceaux de dentelle, indiquait des arrangements, des combinaisons, et même dessina un modèle de corsage sur son calepin. C’était si nouveau, d’une si aimable fantaisie, que Nicole en éprouva comme un attendrissement, et que Jeanine, cherchant le regard de son mari, resté en arrière, sourit avec un battement de cils, comme pour lui dire :

« Allons, tu n’as pas trop mal manœuvré. Ça y est, n’est-ce pas ? »

Chabrial secoua la tête. Et Jeanine ramena sur Hardibert la méchanceté déçue de son regard. Celui-là n’était pas un des pantins dont elle ferait jouer les ficelles.

L’heure du dîner approchait. On l’avait avancée, pour que les visiteurs pussent prendre un train rapide qui passait à Sézanne assez tôt dans la soirée. Les instances de la maîtresse de maison ne les décidèrent pas à profiter des chambres préparées à leur intention.

Le crépuscule traînait encore au ciel en des reflets plus délicats qu’un effeuillement de pétales, quand le landau descendit à travers le parc, entre les masses des arbres déjà noirs, pour reconduire M. et Mme Chabrial. Les Hardibert les accompagnaient. Du moins le directeur devait aller jusqu’à la gare, tandis que Nicole, les quittant à la grille, ne sortirait pas de la propriété. Autour de la voiture, gambadaient Mâtho et Tanit, les deux dogues danois.

Tout à coup, les chiens se mirent à donner de la voix. On passait à ce moment au-dessous de l’allée en terrasse où se trouvait le banc sur lequel Ogier avait un jour attendu Nicole et le massif d’où Toquette lui avait lancé des roses.

— « Il y a quelqu’un là-haut. Stoppez donc, Honoré ! » s’écria Hardibert.

— « J’ai cru voir une ombre, » fit Jeanine. « Mais je supposais qu’un de vos jardiniers…

— Les chiens n’aboieraient pas, » observa Nicole.

— « Crains-tu donc les vauriens ? Je croyais le pays si sûr, » insinua Chabrial.

— « Écoute, Nicole, » reprit Hardibert sans relever l’ironie, « tu me ferais plaisir de nous laisser là. Nous attendrons deux minutes, le temps que tu remontes en vue de la maison, et tu prendras les chiens. Ne viens pas jusqu’au bout du parc.

— Mais, quelle idée ! Jamais nous n’avons eu peur…

— Allons… J’aime mieux… Dépêche-toi. Tu vas nous faire manquer le train. »

Elle obéit, sans conviction.

— « Tiens, Raoul… regarde… Les chiens sont là-haut maintenant. Tu vois… Ils ne disent plus rien. »

Cependant elle serrait les mains de Chabrial, de Jeanine.

— « Revenez quand même. Vous savez… Il n’y a jamais eu de crime à la Martaude.

— Au revoir. La journée a été charmante !

— Il faudra, une autre fois, accepter l’hospitalité de nuit, cria-t-elle encore, en riant.

— Adieu.

— A bientôt.

— Bon retour !

— Allons, va, va… » pressait Raoul. « Je veux te savoir rentrée, et nous ne sommes pas trop tôt… Mais non, ne prends pas par là !… Remonte la grande allée… Appelle les chiens… Toto !… Nini… Uït. »

Il siffla les danois qui, en quelques bonds, ayant escaladé la pente, venaient de fouiller le massif, où ils avaient cessé d’aboyer.

Nicole, pour couper au plus court, prenait le même chemin. Elle grimpa si légèrement qu’elle se trouvait dans le sentier d’en haut avant que les deux bêtes en fussent descendues.

— « Là… Ne m’attendez pas. J’ai mes gardes du corps. »

Elle courut. On vit sa robe claire voltiger, rapide, contre les ténèbres du massif, puis il y eut un arrêt, un cri étouffé.

— « Nicole !… » appela Raoul.

Quelques secondes muettes… Il s’élançait… Mais de nouveau, une pâleur de robe au bord du talus.

— « Je suis là… Au revoir !

— Qu’y avait-il ?

— Mais rien… Pas une âme… Tu vois bien comme les chiens sont tranquilles. Allons, partez, ne manquez pas le train. »

Était-ce la distance qui faisait sa voix si assourdie, comme ouatée ?…

— « Je ne suis pas tranquille, » jetait Hardibert. « Elle a eu peur, et ne veut pas le dire. »

Il sautait de la voiture.

— « Excusez-moi si je la rejoins. Madame, tous mes respects, et mille pardons, vraiment. Filez, Honoré… Ne flânez pas. Vous n’avez que juste le temps. »

Il n’avait pas serré la main de Chabrial — dans sa hâte, sans doute.

Le député cria :

— « Et ton dernier mot ?…

— Je te l’enverrai demain, » répliqua le directeur d’usine, qui déjà escaladait la pente gazonnée.

— « Grotesque !… » murmura Jeanine, dans le souffle plus vif du soir. Car la voiture filait à un trot extraordinaire de Capon et du Brûlé.

A quoi s’appliquait le vocable ? A la gauche tentative de son mari pour arracher, au dernier moment, une réponse, quand il n’avait pas su l’obtenir de toute la journée ?… Au congé si brusque de Hardibert ?… A l’effarement de leurs hôtes pour une feuille qui remuait dans un taillis ?…

Édouard hésita sur l’interprétation, et ne jugea pas à propos d’éclaircir son doute. Savait-on ce qu’Honoré pouvait entendre de son siège ? D’ailleurs, le silence maussade de Jeanine valait mieux que ce qu’elle aurait à lui dire quand elle serait fixée sur l’échec, plus que probable, de sa négociation. Elle tenait tant à ce qu’il rapportât cette assurance de succès au Ministère ! Elle se préoccupait tellement de son avenir ! Vraiment le pauvre garçon éprouvait plus de peine à lui causer ce déboire que d’inquiétude pour la politique de ses protecteurs, même de cet excellent Prézarches, qui devait créer à son profit une Direction générale des chemins de fer.

Cependant Hardibert atteignait l’allée supérieure et criait :

— « Nicole !… Nicole !… Me voilà !… »

Dans l’ombre profonde, sous le couvert des arbres, sa femme s’arrachait à deux bras, qui, d’une étreinte insensée, venaient de la saisir.

Ogier Sérénis était là. Il avait commis cette dangereuse escapade d’arriver à la Martaude, le soir, pour s’introduire dans le parc à la faveur du crépuscule, guetter celle qu’il aimait, puis frapper son imagination et son cœur en une apparition romanesque. Dans ce but, il avait évité la gare de Sézanne, pour que sa présence ne fût pas signalée, parvenant ici par des détours, et au moyen des véhicules les plus bizarres. Son voyage s’achevait par une longue course à pied. A l’instant, il franchissait la grille ouverte, et c’est tout juste s’il avait eu le temps de grimper dans la contre-allée et de se jeter sous bois pour éviter la rencontre de la voiture. C’est après lui que les chiens avaient aboyé, c’est lui qu’ils avaient dépisté dans le massif. Bien lui en avait pris d’avoir fait, dans son récent séjour, la connaissance des deux redoutables bêtes, qui, sans cela, eussent tôt fait tourner au drame son inconséquente idylle. Mais Mâtho et Tanit s’étaient immédiatement calmés en flairant cet ami dont ils appréciaient les caresses magnétiques et chaleureuses. Les animaux d’une maison se prennent vite à l’atmosphère de langueur tendre qu’y apportent les amoureux. Aussi, quand Nicole eut grimpé à leur suite, ils revinrent à elle, dans un froissement d’arbustes, leurs grands corps tout frémissants de joie, leurs queues nerveuses fouettant l’air, pour retourner aussitôt vers Ogier, qui, la voyant seule, s’avançait dans le taillis.

— « Mon amour !… N’ayez pas peur !… C’est moi !… »

Une émotion indicible avait anéanti la jeune femme, lui laissant à peine la force de répondre à ceux qui l’interpellaient d’en bas. Et voilà que son saisissement pressenti, le son étrange de sa voix, faisaient accourir Hardibert, au moment où, dans la surprise d’une telle aventure, Ogier pressait sur sa poitrine cette forme palpitante, initiée pour la première fois au fougueux emportement de la passion.

— « De grâce !… laissez-moi !… » gémit-elle, mourante d’effroi et d’un délice inconnu.

— « Vous reviendrez… » supplia-t-il dans un souffle, avec un accent qui la bouleversa. « Je vous attendrai ici toute la nuit… Promettez-le… Vous voyez bien que je suis fou !… »

L’imprudence inouïe de lui parler, dans un instant pareil, avec le mari tout proche, et parmi le silence sonore du soir, la flamme de ses yeux perçant l’obscurité, disaient assez sa folie, en effet. Nicole, défaillante d’angoisse, promit, pour mettre fin à un dialogue si périlleux.

— « Oui… oui… je reviendrai… tout à l’heure.

— Jurez !…

— Je le jure !… »

Il détacha ses mains ardentes. Mme Hardibert bondit dans l’allée. Il était temps.

— « Où avais-tu passé ?… J’étais vraiment inquiet, » dit Raoul.

Elle eut, malgré la suffocation, le cœur en tumulte, assez d’astuce féminine pour répondre :

— « Je me cachais… Je voulais te punir d’être si poltron.

— Tu sais bien que je deviens lâche lorsqu’il s’agit de toi, Niclou chérie. »

Ce petit nom de Niclou qu’il avait trouvé, qu’il lui donnait seul, la caresse dont il l’enveloppa, les paroles câlines qui suivirent aussitôt, glacèrent Nicole. Par quelle fatalité ce mari dont, en l’occurrence, elle attendait plutôt quelque rebuffade, si peu enclin aux douceurs, s’avisait-il de se montrer galant ?… A quelle minute ! en quelle présence !… Elle pantelait d’un tel frisson !… Et Ogier, là, dans les ténèbres, qui entendait !…

Nicole hâta le pas, autant que possible du moins, car ses jambes la portaient à peine. Toutefois, malgré l’effarement de sa délicatesse, une confuse reconnaissance monta de son cœur vers celui qui intervenait si miraculeusement à propos, avec l’affirmation de sa tendresse légitime. Rien ne pouvait, mieux que cette diversion poignante, lui faire sentir l’abomination du partage, ni lui démontrer que c’est à cette vilenie qu’elle marchait. Hélas ! dans ce tourbillon tragique, elle traversait une autre expérience. Toute la sensibilité de son être venait de s’émouvoir d’une volupté inconnue… Ses fibres criaient encore de joie au souvenir du brusque et doux enveloppement dans l’obscurité… Elle avait subi la caresse des bras et des lèvres avant d’avoir pu la repousser… Georget !… Mon Dieu !… Eh quoi ! l’aimait-elle donc avec passion, elle pour qui ce mot renfermait un mystère qu’elle aurait cru ignorer toujours ?… Ah ! cette fièvre qui pourrait la faire trembler et défaillir, proie fragile, fascinée, soumise, dans l’emportement dominateur… Désespérée, elle s’en défendait.

Ou plutôt elle comprenait qu’on ne peut s’en défendre… que la vraie faute est d’affronter un péril dont rien ne préserve plus dès qu’il a effleuré la chair. Qu’avait-elle fait, malheureuse ! en promettant de retourner tout à l’heure… cette nuit… dans ce buisson ardent, vers ce piège d’ivresse, sous les arbres muets et lourds ?…

Nicole regarda les étoiles… Elles fleurissaient, splendides, dans la pureté sombre du ciel… Un calme planait, qui n’était pas le sommeil, mais une respiration apaisée des choses, après l’étouffement du jour. L’atmosphère était immobile et chaude. La beauté de la terre, obscure sous l’espace inconcevable, étreignit le cœur de la pauvre amoureuse. L’étrange impression !… Il lui sembla rêver un rêve d’autrefois, s’incliner du bord de son destin comme du haut d’une tour, sur l’immensité de la vie ancienne, où quelque chose d’elle se lamentait doucement… très loin.

— « Est-ce que tu m’écoutes ? » demanda Raoul. « Ce que je vais te dire est grave, ma chérie. »

L’émotion de sa voix frappa Nicole. Déjà, l’instant d’avant, quand il lui parlait avec une affection inaccoutumée, elle l’avait trouvé frémissant et bizarre. Maintenant, il glissait son bras sous celui de sa femme, l’entraînant hors du chemin, dans un sentier de traverse.

— « Ne rentrons pas tout de suite. J’ai à t’entretenir d’un sujet bien sérieux. Nous serons mieux dehors. Il doit faire si chaud dans la maison ! »

Le sentier était éloigné de l’endroit où se cachait Sérénis. Nicole n’éprouvait donc plus aucune crainte immédiate. Le besoin si exceptionnel de confidence que manifestait Raoul lui sembla presque opportun, reculant l’exécution de sa promesse. Elle avait juré de revenir. Mais, du moins… ah ! qu’elle eût le temps de recouvrer son sang-froid.

— « Explique-toi, mon ami, » dit-elle.

— « As-tu du courage, mon petit Niclou ? Es-tu une vaillante petite femme ?…

— Cela signifie ?… »

Il ne pouvait la voir pâlir, mais il perçut l’altération de cette douce voix.

— « Je t’effraie… Moi qui aurais voulu te faire l’existence si sûre ! Mais j’ai une décision à prendre, que je ne veux point, que je ne peux point assumer tout seul. »

Elle s’étonna. Il avait si peu l’habitude de la consulter ! Et elle en fit l’observation.

— « C’est peut-être mon tort, » dit Raoul.

Est-ce lui qui parlait ?… Vraiment, devant cette attitude, une vague anxiété pénétrait Nicole. Elle, qui souhaitait une diversion à son entraînante aventure, une contrainte à son affolement, n’allait-elle pas rencontrer plus qu’elle ne cherchait ? L’inquiétude, la curiosité, la rendirent attentive.

— « C’est, » reprit Hardibert, « qu’il s’agit de ton avenir autant que du mien, de ta fortune autant que de la mienne. C’est surtout qu’il s’agit de la Martaude, l’œuvre de ton père, et de toute cette brave population de travailleurs, son legs le plus sacré.

— Notre avenir… notre fortune… la Martaude ?

— Oui. En deux mots, voilà. On me met le marché à la main. Ou je perdrai la clientèle de l’État, ou je consentirai à le servir par certaines manœuvres politiques.

— Quelles manœuvres ?

— Contraindre le vote de mes ouvriers. Renvoyer ceux qui proclament trop haut des théories collectivistes. Et, naturellement, Coursol.

— Coursol !… Tu ne peux pas. J’ai promis à sa fille qu’il resterait.

— Et moi, je le lui ai promis à lui-même.

— Alors ?

— Laisse-moi, » fit Raoul, « baiser ta petite main pour cet « alors ».

Il le fit comme il le disait. Un changement singulier apparaissait en lui. La secousse profonde faisait surgir à la surface tout ce que son caractère concentré recélait au fond, et ce que, du reste, il avait de meilleur. Dans son accent adouci passaient de la tendresse, de la confiance, une estime singulière pour cette âme féminine, avec laquelle il cherchait une entente sur le domaine de la loyauté, du devoir, du sacrifice. Pas de dédain, ni d’ironie, pas de mesquines contradictions de mots. Est-ce maintenant qu’il était lui-même, ou d’habitude, sous l’anguleuse enveloppe du caractère ? Mais à quelle minute est-on soi-même ?… La Nicole qui marchait là, à son côté, qui allait lui répondre, était-ce la Nicole de Bruges, hallucinée par des rêveries trop aiguës, par des yeux trop caressants ? Ou la Nicole du bosquet de ténèbres, foudroyée par une révélation brûlante ?… Ni l’une ni l’autre. Déjà, dans la créature charmante, indistincte et suave sous la nuit, s’éveillaient des possibilités, endormies aux profondeurs de l’être, et que dégageaient les circonstances. L’attitude de son mari, en se transformant, la transformait. Puis, de nouvelles perspectives morales se dessinèrent.

Raoul expliquait :

— « Comprends-tu bien ce qu’on attend de moi ?… Expulser des ouvriers à cause de leurs opinions. Influencer par menace le vote des autres. Persuader à tous ces électeurs soi-disant libres, que l’indépendance de leur suffrage ne s’accorde pas avec la nécessité de gagner leur pain.

— Mais c’est une infamie qu’on te propose !

— Voilà le mot que j’attendais de toi, Nicole.

— Et… si tu refuses ?

— L’État suspendra ses commandes.

— Oh ! cela nous fera beaucoup de tort, dis ?

— D’autant plus que pour ne pas jeter brusquement un trop grand nombre d’ouvriers sur le pavé, je ne liquiderai que peu à peu l’excédent du personnel. Et il sera considérable, cet excédent. Certains ateliers chômeront tout à fait.

— Tu y mettras du tien, pour eux ?

— Du mien, Nicole ?… Du tien, du nôtre, ma pauvre enfant. Et voilà pourquoi je ne peux rien décider qu’avec ton avis.

— Sans moi, quel parti prendrais-tu, Raoul ?

— Tu ne t’en doutes pas, mon petit Niclou ?

— Si… J’en suis sûre. »

Il y eut un silence. Leurs pas les avaient ramenés près de la maison, autour d’une pelouse découverte, au sommet du parc. Cet endroit dominait l’usine et le village. La transparente nuit d’été leur laissa distinguer l’élancement des cheminées gigantesques, les longs toits luisants des halls, et, plus loin, parmi l’amas noir des habitations, — humbles demeures tassées et chétives, — les petites lumières des foyers incertains. Constellations soucieuses et éphémères, sous la sérénité immuable des constellations célestes. De quelle splendeur brillaient ces vastes étoiles au-dessus de ces étincelles jaunâtres — plus touchante pourtant que la magnificence enflammée des astres !… Le mystère de la vie consciente et de la douleur était là. Et pour cette frêle palpitation, sur les planètes tièdes, chauffaient sans relâche, éternellement, les fournaises énormes des soleils.

— « Mon ami, » dit la voix tremblante de Nicole, « je suis avec toi dans ce qui est notre devoir. Tu ne renverras pas un seul ouvrier. Tu sais bien que je ne tiens ni au luxe ni à l’argent. Ce qui m’inquiète, c’est toi… tes inventions, tes expériences… ces nouvelles machines qui coûtent si cher… Comment feras-tu ? Ne vivais-tu pas pour tout cela ? »

Lentement, avec une intonation basse et profonde, Raoul répondit :

— « Je vivais peut-être trop pour cela. Je négligeais un peu le cher trésor que je possède. Petit Niclou, pardonne-moi si j’ai été un mari bourru, désagréable… Tu m’apparais si simplement généreuse, ce soir, que j’ai des remords…

— Tais-toi… tais-toi… » murmura-t-elle.

Mais il poursuivait :

— « Voilà le bon côté de ce qui nous arrive. Je me verrai astreint à des travaux plus pratiques, et m’enfoncerai moins dans les calculs abstraits. Alors, près de toi, je ne serai pas si absorbé. D’ailleurs, je ne veux plus l’être… Tu finirais par ne plus savoir combien je t’aime, si vraiment, si profondément… Tu n’en as jamais douté, dis, mon Niclou ? Va, tu n’auras pas à regretter ta vaillance de ce soir… Je te rendrai heureuse, mignonne. Tu le mérites si bien !… »

Il s’arrêta, surpris, car elle fondait en larmes. Qu’avait-elle ? Le sacrifice accepté était-il au-dessus de ses forces ? Craignait-elle le changement de situation, la gêne possible ?… Hardibert la questionnait sans obtenir de réponse. Il l’entraîna vers un banc, la fit asseoir, et, presque effrayé des sanglots qui la secouaient, il parla de lui chercher quelque chose à boire, d’appeler sa femme de chambre.

— « Pour rien au monde ! » fit-elle, se cramponnant à son bras.

— « Mais qu’as-tu ?…

— C’est toi… c’est toi… » balbutia-t-elle. « Je ne te savais pas si bon… »

Il rit.

— « Je t’ai donné une bien mauvaise idée de moi, Nicole… Quel vilain monstre étais-je donc ? Ah ! j’ai beaucoup à me faire pardonner. »

A genoux près d’elle, maintenant, il exagérait son repentir, mêlant aux graves paroles les puérilités par lesquelles sa gaucherie d’homme froid se tirait des expansions difficiles. Et il y avait dans sa maladresse même quelque chose d’attendrissant, qui perçait le cœur de sa femme.

Elle, comme lui, et lui, comme elle, ils se trouvaient à ce moment dans le meilleur du bien qu’ils voulaient faire. Ce qu’ils accompliraient demain plus ou moins entièrement, suivant la formule de leurs natures, ils le préméditaient ce soir dans une perfection merveilleuse. Nicole, plus imaginative, dépassa Raoul sur ces hauteurs idéales que l’âme atteint, mais où elle ne peut rester. Une irrésistible exaltation l’envahit.

— « Relève-toi, » prononça-t-elle d’une voix doucement rauque et impressive. « C’est à moi de m’agenouiller devant toi.

— Que dis-tu ?… »

L’irréparable se tisse à la trame de nos existences par nos gestes nobles aussi bien que par nos mouvements pervers. Nicole ne pouvait être vertueuse avec circonspection. Seule et de sang-froid, l’énergie lui manquerait. C’est ce qu’elle craignit, c’est ce qu’elle exprima ; en jetant cet appel — plus dangereux qu’elle ne supposait à un mari tel que Hardibert :

— « Sauve-moi !… »

Il répéta, se relevant comme elle le lui enjoignait, et l’accent soudain durci :

— « Que dis-tu, Nicole ?… Perds-tu la tête ?…

— Non… Mais j’ai failli la perdre… J’ai eu un moment de folie… Je ne serai en sécurité qu’après m’être confessée à toi… Tu viens de m’apparaître si grand… Ah ! Raoul, sois mon refuge… »

Elle tremblait. Les mots s’étranglaient dans sa gorge. A peine avait-elle commencé l’acte de contrition, qu’elle en sentait la difficulté, le péril. Ce qu’elle n’en voyait pas, c’était la cruauté. Mais l’amant, dans son mari, ne pouvait apparaître à son cœur, qu’aveuglait une autre passion. Celui vers qui jaillissait son aveu, c’était l’époux abstrait, à qui elle voulait garder sa foi, le héros si ferme dans l’accomplissement du sacrifice, l’ami suprême, dont elle venait de mesurer le dévouement, la sollicitude… A ce personnage mystique, elle adressait des gémissements de faiblesse humaine. Mais c’étaient des oreilles humaines, c’était une poitrine de chair et de sang, qui recevaient la hasardeuse confidence. A mesure que la griserie sublime et que la terreur de la chute, haussaient Nicole jusqu’à la plus extravagante franchise, le déchirement d’une blessure atroce ramenait Raoul dans la région brutale des instincts. Seulement, chez lui, la brutalité restait froide, l’orgueil dominait tout.

Il posait nettement, férocement, la question :

— « Parle clair. Je n’entends rien aux fuyantes périphrases des femmes. Tu as une intrigue ?… »

Elle s’effara. La réalité surgit. L’enthousiasme généreux se retira d’elle comme une vague qui reflue. Balbutiante, sa protestation trébucha sur ses lèvres.

— « Ah ! on a des surprises étranges avec vous autres ! » dit amèrement Raoul, en une de ces formules dédaigneuses où il enveloppait volontiers tout l’autre sexe. « J’avais pourtant confiance en toi, Nicole. Pourquoi ?… Je n’en sais rien, car je connais les femmes. Quant à te demander au juste où tu en es de ton aventure, ni de qui il s’agit, je n’essaierai même pas. Les aveux de ce genre ne sont jamais que des demi-aveux.

— Raoul !…

— Qu’est-ce qui t’a pris de me faire celui-là ? Je ne le conçois pas. Le moment n’est pas si gai pour moi, et je n’avais pas trop de toute mon énergie.

— Mon Dieu !… Mon Dieu !… »

L’invocation éclata si plaintive dans la gorge spasmodique de Nicole, que les deux danois, Mâtho et Tanit, couchés au bord du gazon, se dressèrent, et vinrent frôler leur maîtresse de leurs mufles inquiets. Elle ne sentit pas leur souffle compatissant. Par un grand effort, maîtrisant le désarroi de ses nerfs, elle prononça :

— « Raoul, tes doutes et ton ironie me sont plus cruels que ne serait ta colère. Mais j’ai cherché un châtiment, je ne m’en plaindrai pas. Fais-moi expier comme tu l’entendras la défaillance de cœur dont je m’accuse. Seulement, crois-moi quand je te fais le serment que je n’ai pas à me reprocher une démarche dont ton honneur ou le mien puissent prendre ombrage. Je ne regrette pas d’avoir parlé, car cette folie se dissipera d’autant plus vite que tu me feras plus souffrir.

— Souffrir… » murmura-t-il en un écho ricanant.

Comment Nicole eût-elle deviné, à travers la gouaillerie âcre, de quel commentaire secret s’accompagnait le mot ?… « Souffrir ?… » se disait Hardibert. « Et moi, est-ce que je ne vais pas souffrir ?… » Son ricanement raillait cette réflexion intime plus encore que les paroles de sa femme. Non, il ne laisserait pas sa sensibilité détendre l’armature rigide de son vouloir. Encore moins la laisserait-il se manifester, pour donner prise, sur sa force, à cette fragilité ondoyante qu’est une âme féminine. La sauvage pudeur qui refrénait chez lui toute marque de tristesse sentimentale, s’accentuait d’une orgueilleuse rancune. Nicole, — sans le savoir, car elle le voyait planer dans une sérénité supérieure, — l’avait écorché à vif en lui avouant une infidélité, fût-ce d’imagination. Il ne lui laisserait pas surprendre que le sang coulait. Ah ! qu’il la connaissait peu ! Que l’organisation morale de l’un était mal en rapport avec celle de l’autre !… Un cri de rage douloureuse ou même une divagation de fureur jalouse, de la part de Raoul, et Nicole, ce soir, lui revenait toute. Mais non… C’était plus impossible que le déplacement d’une de ces étoiles, là-haut, dans les effrayants hiéroglyphes du ciel. Ils étaient là, tous deux, elle, effondrée dans la secousse d’une de ces émotions qui jettent toute l’âme au dehors, lui, debout devant elle, plus fermé qu’un hermès dans sa gaine de pierre.

Mais quelle erreur n’avait-elle pas commise en prenant tout à l’heure pour des avenues ouvertes dans cette personnalité si complexe, les échappées de désintéressement, d’honnêteté magnifique, de confiance même ! Par ces portes, elle s’était engouffrée comme une libellule qu’étourdit l’orage, et voici qu’elle se meurtrissait à d’incompréhensibles murailles. Désintéressé, il pouvait l’être, et magnifiquement honnête, et même confiant. Mais il restait, par-dessus tout, logique autant qu’une équation d’algèbre.

Le sublime illogisme de l’amour, incompatible avec sa nature, l’exaspérait. Et le malheur voulant qu’il souhaitât en secret l’amour, son esprit si droit éprouvait sur ce point l’infirmité de sa rectitude même, avec l’amertume inconsciente d’une telle anomalie.

Tout, en lui, se tendait pour le moment vers la mesquinerie de ce résultat : ne pas donner à Nicole la satisfaction de constater sa cuisante mortification. Cet homme ignorerait toujours la magie de la petite phrase : « Tu me fais de la peine », quand elle pénètre dans l’infini d’une tendresse de femme — surtout d’une femme telle que la sienne.

Il dit à celle-ci :

— « Tu penses bien qu’avec les préoccupations dont tu as pu te faire une idée, je ne vais pas encore me mettre martel en tête pour des fariboles — un de ces caprices comme vous en avez toutes, et qui vous fait éprouver pendant cinq minutes des passions foudroyantes, auxquelles vous ne pensez plus le lendemain. Je te supposais au-dessus de ces niaiseries romanesques. Je me suis trompé, voilà tout. Je ne dis pas que j’ai été trompé, » — et son accent sardonique souligna le pénible jeu de mots, — « parce que le jour où cela arriverait, je m’en apercevrais tout seul. Tu n’aurais pas besoin de me le dire… Nous autres, manipulateurs de mécanismes précis, nous avons des méthodes d’observation dont ne se doutent pas les petites femmes. »

Cette prétention, dans une menace de croque-mitaine, eût fait sourire celle qui l’écoutait, si elle avait eu le cœur à sourire. Pauvre manipulateur de mécanismes précis ! qui n’évitait même pas de froisser sa femme devant un consolateur charmant, et que rien n’avait éclairé tous ces derniers jours sur le trouble où elle se débattait ! Mais Nicole, dans son sentimentalisme débordant, ne pouvait posséder un seul atome de cette substance cristallisatrice qui s’appelle la dérision. D’ailleurs toute velléité malicieuse eût été bien vite étouffée par la question flagellante qui suivit :

— « Je ne te demande qu’une chose : as-tu autorisé quelque entreprise inconvenante ? Quelqu’un a-t-il une seule lettre de toi ? Parce qu’alors j’aurais à agir. »

Nicole frémit. Sa poétique aventure, sous ces termes exacts, prenait un aspect vil, qui l’emplissait de honte angoissée. Une entreprise inconvenante… Qu’est-ce que Georget avait fait d’autre, dans son audacieuse expédition de ce soir ? Et quand il avait osé la saisir entre ses bras ? Une lettre ! Mais oui… N’avait-elle pas oublié toute dignité jusqu’à lui écrire : « Ne souffrez pas autant que moi. » Sous la rosée de ses larmes, ses joues devinrent brûlantes. Ce qui l’avait si doucement exaltée rentrait donc dans la catégorie des fautes vulgaires et basses ?… Contraste suppliciant de la règle nécessaire et unique avec les régions si diverses où se situent les actes individuels.

Cependant, Raoul insistait. Son anxieuse irritation s’affilait en sarcasme :

— « Tu vois… Tu te dérobes devant une interrogation catégorique. Les femmes nous donnent, quand la fantaisie leur en prend, la mise en scène de la franchise. Mais dès qu’on les presse un peu, on n’obtient plus rien. Allez donc leur extraire le plus simple fait, sans qu’elles l’entortillent d’alambiquage.

— Je ne puis pas te donner des faits, » dit Nicole, « puisqu’il n’y en a pas.

— C’est bien vrai ?

— Oui, Raoul, c’est vrai.

— Alors, » reprit-il brusquement, « ne me reparle jamais de cette sottise. Rentrons. »

Nicole se dressa, les larmes taries, l’âme dégonflée et abattue comme une oriflamme qui, après avoir flotté éperdument, retombe lorsque le vent du ciel l’abandonne. « Qu’importe, » se dit-elle, « je ferai ce que je dois. » Et, tout à coup cette pensée la frappa, qu’elle avait atteint son but. Ne voulait-elle pas s’arrêter sur la pente vertigineuse ? L’ascensionniste roulé aux abîmes se cramponne où il peut, fût-ce à une arête de glace, et ne discute pas son soutien. Le sien était d’une rude, mais inébranlable, efficacité. Aucune tentation ne sollicitait plus, à cette minute, son cœur amorti. Elle s’abandonnait à un engourdissement mélancolique. De froides ondes envahissaient peu à peu les retraites de sa joie, de sa tendresse, de son désir. Les choses ardentes et cachées qui brûlaient naguère dans son sein, s’éteignaient toutes ensemble, noyées sous un flot taciturne. Elle pensait, avec une inertie singulière, à cette cachette de feuillage, où Georget, tout palpitant, guettait sa venue.

« J’ai pourtant juré d’y retourner, » songea-t-elle. « Mais que lui dire ?… Comment le persuaderai-je de s’éloigner sans retour ?… »

La difficulté de le décourager assez irrévocablement, et peut-être, malgré tout, la crainte de faiblir, le souvenir du trouble inouï, qu’elle ne retrouvait plus, mais qu’elle n’osait braver, suggérèrent à Nicole une étrange résolution. Elle s’en avisa soudainement, tandis qu’en silence Raoul et elle s’avançaient vers la maison, suivis par la marche veloutée des deux grands chiens.

— « Faisons encore un tour, » dit-elle à son mari. « Je ne veux pas que nous restions sur une équivoque. Quoi que tu en penses, je suis sincère. Je sens bien que j’ai en moi les paroles définitives qui t’en persuaderont.

— Les mots sont bien inutiles. Mais c’est comme tu voudras, » dit Raoul.

Détournant alors la conversation, il revint au sujet dont la gravité pathétique avait remué si à fond leurs âmes. Quelle serait bientôt la situation de la Martaude ? On y fabriquait des machines diverses, mais principalement des moteurs à vapeur pour la marine de l’État. La disgrâce qui l’atteindrait demain aurait des conséquences déplorables. Tous les calculs du directeur tendaient à ce que ces conséquences ne retombassent que le moins possible sur les ouvriers. Il sacrifierait sa fortune personnelle, celle de sa femme, il sacrifierait ses ambitions scientifiques, pour garder quand même ceux qui attendaient leur pain de l’usine, en même temps que pour retrouver des débouchés industriels immédiats et combler la fâcheuse lacune.

Hardibert, sorti du domaine sentimental où il pataugeait si lourdement, venait de retrouver ses moyens, et même ce qu’il appelait volontiers d’un terme emphatique : son prestige. Il en avait un, non douteux, aussi bien intellectuel que moral. Tout ce qu’il disait maintenant était d’une lucidité superbe et d’une générosité rare. En l’écoutant, Nicole remontait peu à peu l’échelle mystique, se sentait reprise et portée par un souffle grandiose. Son cœur se gonflait d’une ivresse de sacrifice. Profitant de la distraction de son mari, qui, rempli maintenant de son idée, ne remarquait pas les allées parcourues, elle le dirigeait vers l’endroit où Georget l’attendait. N’avait-elle pas juré d’y revenir ? Elle tiendrait parole. A mesure qu’elle en approchait, le tremblement dont elle était secouée devenait intolérable. La pulsation affolée de ses artères mettait un bourdonnement dans ses oreilles. Sa poitrine sautait sous des chocs si violents que Raoul finirait par les entendre. Dans cette crainte, Nicole pressait sur son sein ses mains convulsives. Mais tout à coup, voici que l’image de Georget, perdue jusque-là sous les orageuses vapeurs de sentiments si troublés, surgit en elle avec une intensité saisissante. Les yeux, les yeux bleus, les yeux de rêve, d’amour et de reproche, la transpercèrent. Rien d’aussi aigu, durant cette soirée d’agonie, ne l’avait poignardée. Qu’allait-elle faire ?… Oh ! le pauvre ami !…

Un regard égaré de Nicole implora la nuit charmante, les étoiles de splendeur, la grâce obscure des feuillages. Pourquoi ces conseils de joie, de volupté, d’insouciance, dans la Nature, si une caresse, un battement de cœur, compromettent l’ordre universel plus qu’un léger souffle nocturne sur les corolles frissonnantes ? Tant d’impassibilité dans les espaces sans bornes et une si torturante ardeur dans l’atome humain ! Pourquoi ?… Tout être a senti l’effarant contraste, qui a traîné, comme Nicole, une âme et une chair saignantes à chaque fibre, dans la paix d’un vaste jardin, sous l’écrasante sérénité d’un beau soir.

« Il le faut !… » se dit-elle. « Allons… Allons ! Il le faut. »

Elle arrivait, côte à côte avec son mari, devant le massif — énorme corbeille d’ombre, surmontée par des catalpas aux fleurs pâles — dans lequel se tenait Sérénis. Dieu !… elle crut entendre un craquement léger… Heureusement, les chiens n’étaient plus là. En courant vers l’ami caché, peut-être l’eussent-ils fait découvrir à leur maître. Nicole avait donc pris la précaution de les rentrer au moment où l’on contournait l’habitation.

Elle ralentit le pas. Aussi bien, comment trouvait-elle la force de mettre un pied devant l’autre ?

Sa voix s’éleva, incertaine, étouffée, puis soudain résolue et claire dans l’impressionnant silence.

— « Écoute-moi, » dit-elle à son mari. « Écoute. Tu vas suivre ta conscience. Tu vas courir des risques et traverser une épreuve. Je veux en prendre ma part avec toi. J’en suis digne. Ne m’en écarte ni par un doute, ni par un dédain, ni par une méfiance. Tout à l’heure, en te faisant l’aveu de ma folie, j’ai voulu te montrer mon cœur tout entier, pour que tu le reprennes, même — surtout — dans ce qu’il a de faillible et de chancelant. Peut-être y ai-je mis de la maladresse. Tu ne m’as pas comprise. Mais essaie du moins de me croire. Je suis, je serai toujours ta femme loyale et fidèle. Tu as ma foi, mon admiration, mon obéissance… »

Touché de son accent, atteint à des profondeurs inconnues par cette sincérité pénétrante, sans savoir d’où en venaient les tragiques vibrations, Hardibert demanda doucement :

— « Est-ce tout ? »

Ce fut le seul mot que risqua sa fierté. Violemment, il souhaitait une protestation d’amour. Ah ! plus violemment que jamais, depuis que la trouble confession lui avait ouvert, sur l’émotivité passionnelle de sa femme, d’étranges aperçus. Mais il ne l’eût provoquée par nul impérieux élan de sa propre tendresse. Peut-être même, s’il eût voulu s’assouplir jusque-là, n’aurait-il su comment s’y prendre. Quand Nicole exprima les plus vifs sentiments à son égard, sauf celui qu’il attendait, il ne trouva donc que cette froide question :

— « Est-ce tout ?… »

Elle comprit. Et cette façon de lui réclamer l’inestimable grâce, comme si elle eût rendu des comptes matériels et dû rectifier le total d’une addition, aurait, même en des dispositions plus favorables, paralysé sa bonne volonté. Cependant il ne s’agissait plus de ce qu’elle éprouvait. Le devoir accepté lui mettait à l’épaule une serre puissante et terrible. Elle ne pouvait plus y échapper. Elle irait jusqu’au bout. Il fallait que, dans les ténèbres, soudain épaissies de fatalité, Georget entendît des paroles irrévocables. Il fallait que, sur la nébuleuse clarté du chemin, il vît se dessiner le geste qui l’arracherait d’elle.

— « Non, » répondit Nicole, « ce n’est pas tout. Si je ne te disais pas que je t’aime, c’est que je voulais mériter de le dire en te prouvant bientôt que rien ne reste en moi d’une illusion insensée. Quand tu seras persuadé que mon cœur n’a jamais cessé de t’appartenir, alors j’oserai te parler de mon amour.

— Parle-m’en tout de suite… » murmura son mari en la pressant contre sa poitrine.

— Je suis à toi, Raoul, » s’écria Nicole.

Comment eût-il observé qu’elle n’exhalait pas ce mot dans le soupir délicieux d’une amante qui s’abandonne, mais qu’elle le lançait farouchement, renversée contre son bras en une raideur spasmodique, et l’oreille attentive, les yeux dilatés, épiant — eût-on cru — quelque épouvantable écho.

Rien ne répondit pourtant, rien ne bougea dans la merveilleuse paix éparse. Sur la corbeille d’ombre du taillis voisin, les catalpas, plus clairs, avec leurs larges feuilles et leurs thyrses pâles, s’épanouissaient somptueusement. Quelque chose se contractait peut-être horriblement à leurs pieds. Quoi donc ?… Une liane convulsive ?… une couleuvre déchirée par un hérisson ?… ou ce qui leur importait moins encore… un cœur d’homme ?… Les beaux arbres n’en prirent point souci.

Sur ses lèvres glacées, Nicole acceptait les lèvres de Raoul.

— « Viens… » lui dit l’époux triomphant. « Viens, mon joli Niclou. Tu verras comment ton grincheux de mari chasse les chimères des petites folles. »

Hélas ! voilà les gentillesses qui remplaceraient, aux heures où elle voudrait transformer le réel en idéal, les adorables couplets d’amour que, pour son malheur, Nicole avait maintenant dans la mémoire. Et, ce qu’il y avait de plus déconcertant peut-être, c’est qu’elle ne pouvait méconnaître ni dédaigner le sentiment conjugal qui se traduisait si bizarrement.

Complexes problèmes des âmes et de la chair !

Dévastée d’angoisse au point qu’elle s’étonnait de n’en pas mourir, la jeune femme se laissa entraîner vers la maison.

Arrivée là, son malaise apparut si véritable, que, sur ses prières, Raoul consentit à la laisser. Elle accepta un verre d’eau, et s’enfuit dans la chambre où elle avait obtenu de s’isoler depuis son retour de Bruges.

Cette chambre donnait, non pas du côté de la façade, — qui regardait le parc, — mais en arrière. Par conséquent, elle dominait l’usine et le pays.

C’était à peu près la perspective que Raoul et sa femme contemplaient tout à l’heure d’une terrasse : les longs fûts d’ombre des cheminées, et là-bas, l’amas noir des maisonnettes du village. Nicole, en s’approchant de la fenêtre, ne retrouva plus les petites constellations jaunes. A cette heure, elles étaient toutes éteintes. La frêle palpitation de vie pour laquelle chauffent éternellement les fournaises énormes des soleils, se suspendait là, dans le repos.

Même sur le tournant de route pâle, distinct entre l’épaulement de la colline et les premières maisons, rien ne passait à cette heure.

Rien… ô Dieu !… Mais si. Voilà qu’une silhouette y apparaît. C’est celle d’un piéton qui se hâte, à grandes enjambées rapides, comme dans une fuite désespérée. La frêle palpitation de vie, l’éternelle pulsation de douleur, ne s’apaisera donc jamais, tant que, pour tiédir les planètes, chaufferont les fournaises énormes des soleils ? Il y aura donc toujours quelqu’un qui souffre, quand tout dort ?

Oh ! cette silhouette qui s’en va, chargée de fureur et de chagrin, sur la route pâle !… Ce passant… ce passant, qui ne reviendra plus !…

Nicole le regarde, jusqu’à ce que l’alignement des maisons le lui dérobe. Elle sait que c’est Georget, qu’il gagnera Sézanne à pied, sans doute, pour prendre ensuite, vers Paris, le premier train du matin.

Quelles pensées emporte-t-il ?

Elle s’abîme sur son lit, sanglotant d’une douleur qui ressemble au plus brûlant remords.

Car, sous la forme de son horrible épreuve, s’insinue en elle cette vérité : que nos cœurs, avides d’absolu, ne se satisfont pas, même dans ce que nous convenons d’appeler LE DEVOIR. La meilleure de nos actions est pour quelqu’un une action mauvaise. La face resplendissante du bien a toujours un revers d’ombre.

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