Le Cœur chemine
V
Ce matin d’octobre offrait bien toutes les grâces frileuses, nostalgiques et défaillantes, qui suggèrent au cœur un désir éperdu d’amour.
Nicole, en marchant de la station de Passy jusqu’aux lacs, par les allées sèches où pleuvaient doucement les feuilles rousses, sentait une vie trop forte l’oppresser jusqu’au vertige, puis s’échapper d’elle et flotter dans la brume bleuâtre jusqu’à ce ciel, plus délicat de nuance qu’une rose de Bengale. La fraîcheur de l’air, qui fardait à peine ses joues mates, exaltait son âme. Elle ne réfléchissait plus à rien. Elle allait, grisée par l’heure, par l’émotion, dominée par des puissances secrètes.
Lorsque se découvrit l’espace entre les deux lacs, décor charmant d’eau vaporeuse entre les feuillages merveilleusement teintés par l’automne, sous un soleil hésitant, un effroi la prit. Des automobiles passaient, brutales et mal odorantes, et, de dessous les voilettes impénétrables et les masques, des regards se fixaient sur elle, sans qu’elle pût savoir s’ils ne la reconnaissaient pas. Mais ses relations à Paris étaient peu nombreuses. Et, sans doute, nul ne mit de nom sur la jolie silhouette en costume tailleur, dont la solitaire élégance piqua de passagères curiosités.
Déjà Sérénis accourait vers elle, l’entraînait du côté opposé.
— « Venez. Je sais un coin où nous n’aurons à craindre nulle rencontre. »
En silence, tous deux traversèrent le carrefour, puis s’enfoncèrent dans un sentier qui, parmi l’épaisseur d’une vaste futaie, conduit au Pré Catelan. Vers le milieu, ce sentier s’élargit en rond-point, et là, se trouve un banc, sur lequel, à une pareille heure et dans ce moment avancé de la saison, personne que deux amoureux ne devait songer à s’asseoir. Sous les arbres, qui se dégarnissaient à peine, et qui rougeoyaient ou se doraient au fond des taillis, dans le parfum du terreau nourri de feuilles humides, parmi les plaintes frêles des oiseaux attristés, c’était un endroit délicieux et mélancolique.
— « Vous ne prendrez pas froid ? » demanda Ogier.
Nicole secoua la tête. Elle s’était assise. Et lui, debout devant elle, il la regardait.
Que se dirent-ils tout d’abord ?… Et bientôt après, quand il eut mis un genou en terre, et qu’il lui eut pris les mains ?…
De ces choses qui ne se traduisent pas, qui ne se notent pas, car les paroles y sont trop peu. De ces choses qu’on appelle des aveux, et des reproches tendres, et des souvenirs, et qui ne sont pas cela encore, parce qu’elles prennent ces formes diverses pour exprimer ce qui ne s’exprime pas : le tourment et le désir, le regret et l’espoir, la palpitation des nerfs et l’affolement du cœur, toute l’extase de la tendresse, toute la fièvre de la passion. Elles n’ont leur valeur, ces paroles, que pour ceux qui les échangent, précisément parce qu’elles leur sont inutiles, et que, sans elles, ils se comprendraient.
— « Ah ! Nicole, nous avons perdu six ans… Six belles années de notre jeunesse !… Comme il faudra nous aimer pour regagner le temps perdu !…
— Nous aimer… » dit-elle avec un divin sourire. « Mais nous n’avons fait que cela.
— C’est vrai… C’est vrai… Que vous êtes bonne de le reconnaître !… »
Elle devint grave.
— « Bonne ?… Oh ! non… Comment vais-je nous défendre, l’un et l’autre, contre la vilaine action qu’il ne faut pas commettre ?…
— Quelle vilaine action ?…
— La rupture de vos fiançailles. »
Il dit avec feu :
— « Elles sont rompues déjà, dans ma volonté, dans mon cœur, sinon de fait. Serais-je près de vous s’il en était autrement ?… »
Puis, comme Nicole gardait un silence de détresse, il ajouta :
— « Mais vous-même, mon amie adorée, croyez-vous qu’un devoir quelconque puisse nous séparer encore ? Ce que vous avez fait il y a six ans, aurez-vous le courage de le refaire ? »
Elle prit une voix humble, une voix d’esclave amoureuse :
— « Le courage, non… Et pas même le droit… Puisque je suis venue à vous, ce matin, puisque je vous ai dit : « Je vous aime… je n’ai pas cessé de vous aimer… » Comment reprendrais-je mon rôle si fier d’autrefois ?… Ce ne serait plus qu’une impuissante comédie. Mais je fais appel à vous, mon Georget, à votre conscience, à votre honneur… Je ne suis plus la Nicole infaillible de jadis… Je ne suis qu’une pauvre femme qui vous supplie… »
Tremblante invocation, peu résolue à être exaucée, et qui, dans son abandon passionné, devait suggérer plus de folie que de sagesse. Et c’est ce qui arriva. Car, sans la laisser finir, Ogier prit Nicole entre ses bras et la fit taire avec un baiser. La jeune femme frémit tout entière. L’ardent souvenir d’une étreinte semblable, dans le soir lointain, sous les catalpas de la Martaude, vint aiguiser l’ivresse présente. Les années de résignation disparurent. La force invincible de l’amour renoua les minutes intenses par-dessus la durée abolie. Et les lèvres de Nicole fondirent de délices sous la caresse inoubliée.
— « Oh ! Georget… » murmura-t-elle en se dégageant. « Que faisons-nous ?… Et la pauvre Toquette !… »
Il y a, dans les puériles syllabes où se transforment les noms familiers, des échos mystérieux. Nicole avait une façon de prononcer : « Georget, » qui faisait courir dans les veines du jeune homme un frisson de volupté tendre. Et quand elle dit : « Toquette, » ce fut comme le son d’une petite cloche de cristal, qui mourut très tristement.
— « Toquette ! » s’exclama-t-il sur un tout autre ton. « C’est une fille fantasque et volontaire, qui s’est mis en tête de m’épouser, je ne sais par quel caprice… Un peu comme elle s’était mis en tête d’être la première femme qui jouerait au polo. Aimer ?… Sait-elle seulement ce que c’est ? Elle ne souffrira que dans sa vanité… » (Il se reprit :) « Pas même, parce que, non, elle n’est pas vaniteuse… Mais dans sa fantaisie contrariée… dans le sentiment que sa volonté n’est pas irrésistible. D’ailleurs, » continua-t-il avec vivacité, comprenant que la persuasion s’insinuait en Nicole, « Toquette ne sera pas étonnée. Elle sait que je l’épousais sans enthousiasme. Chaque fois que nous nous séparons, je sens bien qu’elle appréhende vaguement de ma part une retraite définitive. Elle se demande toujours si elle me reverra le lendemain. »
Nicole eut un léger rire.
— « Eh !… quelle confiance vous inspirez !…
— Ne soyez pas méchante… Vous savez bien que, pour les femmes, nul serment ne compte, s’il n’est ratifié par leur divination secrète. »
Ils se turent. Des feuilles tombaient, lentes… détachées par on ne sait quel arrachement suprême. Pourquoi celle-ci, qui semblait verte et vivante encore ?… D’où venait le souffle imperceptible et fatal qui l’avait condamnée ?… Toutes descendaient de la même chute égale, abandonnant, avec la branche, la place où leur frêle existence s’était agitée dans les brises et consumée sous le soleil, leur part trop brève du songe merveilleux de la vie, que toute l’éternité ne leur rendrait jamais.
— « Mais, » reprit Nicole, qui cherchait ses mots, très troublée par ce qu’elle voulait dire, « ce n’est pas seulement Toquette… »
Ogier leva les sourcils, ne voulant même pas avoir l’air de soupçonner ce qui la préoccupait.
Elle s’embarrassa dans les circonlocutions, les réticences… Puis, brusquement, dévoila sa pensée. Elle n’aurait pas l’égoïsme de ramener à un niveau médiocre la destinée qui se faisait si brillante pour celui qu’elle aimait.
Sérénis eut un mouvement de révolte.
— « Oh ! comprenez-moi, » implora-t-elle. « Je n’ai pas la pensée de mêler à nos sentiments des considérations d’intérêt. Encore moins de vous y supposer accessible. La fortune à laquelle vous renonceriez, n’importe pas en elle-même. Seulement, pour un écrivain, quel levier de succès !… La faculté de ne produire qu’à vos heures, de n’admettre aucune nécessité en dehors de l’art… de faire jouer vos pièces quand vous voudrez, comme vous voudrez… Que vous dire, mon ami ?… Pardonnez-moi… Mais puis-je ignorer que vous vous disposez à accomplir, à cause de moi, un immense sacrifice ?… »
Ogier l’écoutait de haut, avec un sourire ambigu, comme s’il s’amusait de ses précautions oratoires.
— « Voilà donc le grand mot lâché ! » s’écria-t-il. « Et si je vous prouvais que je n’ai même pas ce pauvre mérite ! Si je vous démontrais qu’en me préservant de ce mariage vous me rendrez un incalculable service. Vous sauverez le peu que je vaux, comme homme et comme artiste. »
Elle le regarda, sincèrement étonnée.
— « Oui… Écoutez-moi, Nicole… Ma chérie… Ma chère inspiratrice retrouvée. Je vais être sans orgueil devant vous. Pourquoi votre tendre cœur ferait-il de moi le héros que je ne suis pas ?… Daignez me voir en la réalité de ma nature, pleine de faiblesse et de défauts… »
Quelque chose, dans l’enthousiasme de l’amante, se froissa d’un tel préambule, s’effaroucha de la confession qui allait suivre. Pourquoi ce pressentiment ?… Une inflexion de voix, peut-être, un changement de visage, moins que rien, suffit à lui faire craindre qu’en effet Ogier ne se diminuât en s’expliquant. Presque aussitôt, ses yeux enivrés perçurent, dans ce regard qui la troublait si profondément, sur ces traits où semblait s’inscrire la douceur passionnée de son destin, une expression qu’elle ne reconnut pas. Les six années enfuies avaient donc, malgré tout, accompli leur œuvre ?… Et, si pareil que semblât le Georget d’aujourd’hui au Georget d’autrefois, le cœur insondable qui battait dans cette mâle poitrine, ce cœur qu’elle avait tant regretté, qu’elle ne se défendait plus de ressaisir, avait perdu, comme elle-même, beaucoup d’idéal, en cheminant sur les sentiers de la vie. Brusquement, — sut-elle pourquoi ? — à cette seconde précise, sa méditation de la nuit, où elle avait constaté la défaillance de ses nobles chimères, l’œuvre endurcissante des jours, lui revint, avec l’idée terrible : « Mais alors… lui aussi !… » Et voilà qu’un frisson glacé lui hérissa la chair, tandis qu’elle écoutait le jeune homme, dans la contraction d’une irrésistible inquiétude.
Quelle ne fut pas sa stupeur quand, sur les lèvres chères, elle entendit l’écho de son amère et si secrète expérience ! Oui, lui aussi s’avouait désennobli, matérialisé par le travail des jours.
— « Ah ! Nicole, sur le rempart de Bruges, quelle ivresse de poésie !… Quelle exaltation de sentiments et de pensée ! Quel rêve entraînant et sublime !… J’en suis sûr, vous m’auriez gardé sur ces hauteurs, dans l’étreinte de votre belle âme, si vous m’aviez pris tout entier, comme je me donnais, si follement, si complètement. Mais vous m’avez rejeté à la solitude, hors de notre atmosphère surhumaine, au contact des réalités déprimantes. Alors, au lieu d’écrire pour vous enivrer, ce qui m’eût inspiré des chefs-d’œuvre, j’ai fait mon métier d’amuseur, j’ai épié le goût médiocre de la foule, afin d’obtenir le succès et l’argent. Oui, l’argent… auquel je ne pensais guère alors, et que j’ai apprécié de plus en plus à mesure que je l’ai conquis. La ferveur de l’art me reste, Nicole. Chaque jour, je me dis : « Après cette pièce, après ce roman, qui me rapporteront un résultat matériel, je ferai mon œuvre, à moi, celle que je sens confusément dans ma personnalité la plus profonde, celle qui me donnera peut-être la vraie gloire… et qui sait ?… un peu d’immortalité. » Mais le temps passe, ma résolution s’affaiblit… la difficulté de l’exécution m’accable… Le doute me prend… L’ai-je vraiment en moi, cette œuvre ?… A quoi bon me tourmenter ?… puisque j’ai tout ce qui rend la vie agréable, et que les camarades me jalousent, — même, et surtout peut-être, ceux qui valent mieux que moi, qui ont persisté dans la recherche de l’absolu, mais qui sont incompréhensibles pour le vulgaire, et dont le public s’écarte.
— Oh ! » s’écria Nicole avec une flamme dans les yeux, « ne vous calomniez pas, Georget. Vos tourments sont ceux d’un grand artiste. Avec eux, vous ferez de la beauté. »
Il la regarda, comme ébloui.
— « Avec eux ?… Avec vous plutôt, ma divine chérie. Voyez comme d’un mot vous me rendez à moi-même. Votre amour me sauvera de l’enlizement dans la platitude, dans la paresse et le luxe affadissant. Sauvez-moi, car je me sens lâche. Si j’épouse Victorine Mériel, je deviendrai un impuissant et un repu… Et je veux, oui… je veux un triomphe littéraire, l’éclat de mon nom, l’affirmation chez moi d’une originalité que l’on commence à contester cruellement… »
Quelque chose comme une fumée légère passa sur la splendeur élargie des yeux de Nicole. Elle eut un imperceptible recul des épaules. Ogier ne le remarqua pas. Il s’animait, parlant sans chercher ses mots, sans en observer l’impression, comme s’il eût refait un monologue déroulé déjà en lui-même, et bien réfléchi point à point.
— « La fortune ?… Pourquoi ?… Ses satisfactions ne dépassent qu’illusoirement celles de l’aisance, que j’ai atteinte. Mais le bonheur, la vaillance et l’inspiration… voilà ce qu’il me faut, pour remplir vraiment ma destinée. Et c’est cela que vous tenez entre vos chères petites mains, ma Nicole. »
S’il voulait effacer en elle des scrupules de délicatesse, lui prouver que l’intérêt de sa carrière ne perdrait rien au sacrifice qu’il lui faisait d’un mariage riche, il n’avait que trop réussi. Ce bilan si nettement établi, cette balance exacte des profits et des pertes, même en la supposant destinée à vaincre de généreuses résistances, décelait une force de vérité, une acuité de vues, trop contraires à l’impétueux aveuglement de l’amour. C’était le calcul d’une ambition supérieure, d’un cœur et d’un esprit sans vulgarité, mais c’était un calcul. Et les quantités en étaient pesées trop rigoureusement pour ne pas surgir de méditations circonspectes, pour n’être que l’improvisation hasardeuse et ardente d’une passion qui veut se faire persuasive.
Impression légère d’ailleurs, qui ne pouvait contracter qu’une âme subtilement sensible comme celle de Nicole. Le langage était noble. Des magnifiques yeux bleu sombre d’Ogier irradiaient de hautains désirs. Parfois aussi les vertigineuses prunelles se voilaient de cette gravité singulière, plus poignante que la caresse ou la langueur, et qui faisait frissonner, comme des cordes gémissantes, les fibres de l’amoureuse. Pourtant une très fine amertume, une vapeur de tristesse, montait en elle, tandis que lui parlait, — si proche, si délicieusement son maître déjà, — celui qui la voulait avec une contagieuse ardeur. Dans un trouble d’une douceur telle que jamais elle n’eût imaginé rien de plus irrésistible, une espèce de lucidité mélancolique lui montrait le Passé adorable, meurtri et rabaissé par le brûlant Aujourd’hui. Que faisaient-ils tous deux ?… Ne détruisaient-ils pas quelque chose de merveilleux, de sacré ?… Une pointe aiguë de regret la perçait dans son délire même. Ah ! c’était sa faute, pensait-elle. Trop longtemps elle avait attendu l’amour. N’est-ce pas en elle-même qu’elle l’avait glacé par trop de résistance et de raisonnements ?… Idée horrible !… Serait-elle maintenant impuissante à le goûter ?…
Sous ce dernier souffle d’angoisse tombèrent ses hésitations suprêmes…
— « Ne parlez plus… n’ajoutez rien… » dit-elle soudain à Georget, dans une supplication défaillante. Et, d’un mouvement involontaire, elle se rapprocha de lui, avec un frémissement de tout son être. Sans qu’elle pût s’en rendre compte, tant elle obéit à une souveraine impulsion, c’était le rêve éperdu de son amour qui fuyait vers un asile de vertige la refroidissante influence de l’analyse et des discours. L’asile s’ouvrit… entre les bras, contre la poitrine de l’homme adoré. Pendant quelques secondes, elle y resta blottie… Mais une émotion tellement profonde tremblait dans sa prière et dans son élan, il y avait sur ses joues pâles, en son incertain sourire, tant de tendresse irrésistible et désespérée, que Georget se sentit étreint par quelque chose de presque solennel. Nulle pensée hardie ne glissa de son regard sur ce visage où les paupières mi-closes mettaient une ombre d’énigme. Vaguement il eut l’intuition que toute sa fougue d’amoureux, que toute sa ferveur de poète, et que même le flot impétueux de sentiments qui lui gonflait le cœur, ne valaient pas ce qu’exprimait le muet abattement de la créature charmante réfugiée contre son épaule. Il se contenta de l’y retenir, d’un enveloppement immobile. Elle lui était sacrée. Quelle fierté d’éprouver ce respect et d’en donner la preuve, alors qu’un autre, moins chevaleresque, aurait gâté cette communion divine par sa maladroite impatience.
Ainsi, tout sincèrement épris qu’il fût, le fin metteur en scène se regardait sentir et agir. Quant à Nicole, entre ses cils abaissés, elle voyait une chose : des feuilles tombaient, détachées par un souffle de mystère. Et leur légère chute alanguissait davantage son âme triste et enivrée. Il eût été doux de se laisser glisser comme elles dans le néant, à cet instant même. Comment s’arracher, autrement que par la mort, au terrible bonheur qu’elle goûtait à aimer, à se savoir aimée ?… Ah ! maintenant, quelle puissance, quel remords ou quelle crainte, la défendraient contre ces bras, qui l’enserraient pourtant d’une étreinte si soumise ?… Un mot d’elle, un ordre, une prière, et ils s’ouvriraient… Non… non !… Elle ne pouvait pas… Ah ! qu’ils la gardent encore !… qu’ils la gardent toujours !… Combien son amour était ombrageux et fort, pour avoir tout à l’heure, frissonné si farouchement à la première discordance entre ses sentiments et ceux qu’elle devinait chez Ogier !… Elle ne voulait plus éprouver cela. Son doute était absurde, indigne d’elle et de lui. A quoi bon craindre, lutter encore ?… N’était-il pas ici, seul avec elle, seul dans ce bois exquis d’automne comme dans l’univers immense, celui dont le cœur répondait à son cœur ?… Oui, seul avec elle dans l’univers. Qu’était-ce, en dehors d’eux, que le tourbillon des êtres et des choses ? Quelle pensée l’inquiétait au prix de la pensée veillant sous ce cher front ?… Quelle lumière l’éclairait comme ce profond regard bleu ? Savait-elle seulement à quoi ressemblait le bonheur avant d’avoir appuyé son épaule, comme en ce moment, sur cette poitrine aux palpitations si douces, qui la berçait dans une extase inconnue ?…
— « Nicole… ma chérie…
— Georget…
— A quoi réfléchissez-vous ?… »
Elle leva les yeux avec une tendresse infinie. Mais elle n’eut pas de réponse. Puis elle s’écarta de lui, et, lentement, sourit, avec une expression qu’il ne lui connaissait pas, fatale, ambiguë, insidieuse et enivrée…
Lui, s’affolant, voulut aspirer sur ses lèvres la saveur de ce sourire. Mais déjà, Mme Hardibert s’était redressée, reprise.
— « Allons-nous-en, Georget. Nous sommes à notre amour, mais notre amour n’est pas encore à nous.
— Que voulez-vous dire ?
— Que nous devons conquérir, non pas le droit, — hélas ! nous nous en passerons, — mais la liberté, de nous aimer sans mensonge. »
Il sembla surpris, puis, tout aussitôt, joyeux.
— « Quel espoir ? Viendriez-vous à moi, toute ?… O mon aimée !… »
Elle eut un sursaut, et ferma les yeux, comme devant un abîme.
— « Je ne mentirai pas. Je ne pourrais pas, je ne saurais pas mentir.
— Mais alors ?…
— Que puis-je vous dire ?… Venez, Georget. Partons. Ce n’est pas ici que je trouverai le sang-froid d’une résolution… Ici !… »
Elle regardait en arrière, vers le banc déjà quitté, vers la clairière retombée à la solitude, entre les arbres fauves.
— « Ah !… » soupira-t-elle, comme avec une gratitude pénétrée pour la grâce inoubliable de ce lieu.
Cependant Georget relevait son dernier mot.
— « Une résolution ?… La mienne est prise. Je vais rompre mes fiançailles. »
Elle se tut. Ils achevèrent de parcourir le sentier en silence. Ogier se déconcertait, n’osant lui demander le sens précis de ce qu’elle venait de dire. Pensait-elle au divorce ?… Mais lui-même, quelle situation lui créerait un pareil coup de théâtre ?… Hâtivement, il envisageait l’alternative, se gardant bien de laisser voir qu’il n’y avait pas un instant songé.
Quand tous deux quittèrent le sous-bois, et parvinrent à la route qui contourne le lac, leur unisson passionné subissait la sourde pression des choses vécues, accumulées si diversement dans leurs âmes. Chacun de son côté se trouvait ressaisi par les nécessités, les souvenirs, et par ces millions de sentiments morts, qui se déposent en nous pour modifier notre sensibilité, comme les feuilles que ce couple ardent et triste foulait aux pieds et dont les débris se superposent peu à peu au sol naturel de la forêt.
A mesure qu’on s’éloigne de la jeunesse, l’amour absolu se fait plus rare, mais prend plus de force lorsqu’il triomphe. Car, plus les cœurs ont de choses à mettre en commun, moins ils ont de chance de n’en pas trouver qui les sépare. Mais aussi, quand une flamme inattendue dévore tout, fait table rase, efface la tyrannie d’un double passé, quelle résurrection merveilleuse, quelle affinité puissante, quel lien !…
Nicole et Ogier n’en étaient pas là. Ils s’interrogeaient trop. Les voix anciennes, écho des jours nombreux, gardaient en eux trop de résonances. Lui, tout absorbé par d’involontaires combinaisons en face des conjonctures nouvelles que les dernières paroles de son amie lui faisaient entrevoir. Elle, dans son besoin de loyauté, préoccupée déjà d’accorder son amour, fût-ce par de désastreuses imprudences, avec cette intransigeante noblesse de son âme, qui ne voulait rien savoir des compromis mondains ni de la morale des five o’clock.
Hors des taillis, par les larges avenues, dans la trouée bleuâtre du lac, la délicate matinée d’octobre s’achevait dans une grâce tiède, à peine voilée. Des voitures, des cavaliers, des cyclistes circulaient. Ogier dit :
— « Nous sommes imprudents. »
Elle, en femme que l’amour tient, et non la coquetterie ou le caprice, ne voyait rien autour d’eux. Rappelée à elle-même, elle murmura :
— « Quittons-nous. Adieu, Georget. »
Il prit sa main.
— « Quand vous verrai-je ?
— Bientôt.
— Vous m’écrirez, ma Nicole ?
— Oui.
— Vous m’aimez… Vous êtes bien à moi ?…
— Je vous aime… Je suis bien à vous. »
Il plongea ses yeux tenaces au fond des doux yeux si tendres. Et très bas :
— « Quand serons-nous heureux ?… »
Elle rougit, sourit, et avec un peu de malice :
— « Toujours…
— Méchante chérie !… Quand commencera-t-il, ce « toujours »-là. N’oubliez pas que je l’attends, que je mourrai, à toutes les minutes, d’impatience et d’espoir… »
Ils durent se séparer, avec, maintenant, sur leurs lèvres, un instant muettes, tout un flot de protestations et de questions enfiévrées, qu’ils ne pouvaient plus se dire. On les regardait. Un passant avait ralenti le pas pour les observer. Tous deux de taille haute, mais de proportions si élégantes, avec leurs deux visages éclatants de beauté, d’amour, ils attiraient trop l’attention. Et lui était connu. Ils ne purent s’attarder ensemble plus longtemps.
Alors ce fut, dans leurs deux cœurs, la secousse déchirante, la chute froide dans l’isolement, et pour leurs yeux, tout à l’heure fondus ensemble, la désolation de ne plus se voir…
Nicole s’en alla vers la station de Passy, sans oser retourner la tête.