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Le Cœur chemine

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IX

La première neige est tombée. Bruges étincelle sous un léger soleil rose. Son Beffroi sombre, sa barbare Cathédrale, le clocher aigu de Notre-Dame, s’érigent, effrayants d’ombre et de siècles, sur le velours éclatant dont l’hiver a tendu ses rues. Tout est blanc, sauf les profils abrupts des tours millénaires et l’obscur miroir des canaux. L’eau semble y dormir plus mystérieuse, dans sa torpeur luisante et noire, entre ses bords frangés d’une blancheur touffue. Une dentelle plus fine que le point fameux des filles de Bruges, brode les pignons effilés des maisons, les arcatures gothiques des églises, les clochetons en poivrière du Franc. Le silence de la cité rêveuse devient presque tangible sous ce linceul qui l’assourdit encore. Et il se divinise sans se troubler quand les carillons jettent sur lui leurs bouquets argentins, floraison de filigrane et de cristal, qui descend en blancheurs sonores sur une blancheur sans écho.

Dans le Béguinage, les maisonnettes s’alignent, embéguinées elles-mêmes aujourd’hui sous les plis accumulés d’incomparables mousselines. Leurs façades semblent plus grises, mais, aux étroites portes, d’un vernis net et foncé, que jamais ne ternit la poussière, les poignées de cuivre lancent leur étincelle d’or sous la pâle caresse du soleil. L’herbe de la pelouse disparaît sous la couche immaculée, et se confondrait avec le chemin tournant, si les soigneuses béguines n’avaient balayé, jusqu’au pont du Minnewater et jusqu’au seuil de l’église, un sentier dont le gravier jaune serpente comme entre un double remous d’écume.

Sur cette blancheur incomparable, cette blancheur lumineuse et pure de la neige, à côté de laquelle rien ne paraît blanc, pas même le voile virginal d’une épousée, se détachent, d’un noir intense, les silhouettes en cloche des béguines. Leurs lourdes mantes, qui s’élargissent vers leurs pieds, effacent définitivement ce qu’elles pouvaient conserver de souplesse et de sveltesse féminines. Pourtant, rien n’est laid ni grotesque dans le glissement de ces êtres désexués et sombres sur le suave tapis du jardin glacé. Le hasard, ou quelque instinct secret, leur a fait prendre, précisément, la forme symbolique des cloches, et comme la même livrée de bronze, ténébreusement oxydée par le temps. Tandis que leurs sœurs d’airain égrènent là-haut, dans l’azur diaphane de ce jour d’hiver, leur chapelet de perles mélodieuses, elles vont, les béguines, d’une cadence plus humble, à ras du sol, égrenant, non moins mystiques et ferventes, les perles silencieuses de leur rosaire.

Mais, hors de leur essaim taciturne, une figure se détache, bien différente. Elle marche d’un pas leste et ferme, se dirige vers l’entrée, passe sous le fronton triangulaire où se dresse l’image de la Vierge. La voilà dehors… Elle suit le quai, s’en allant vers les remparts. Et, dans la grande paix sereine de ce jour, où le blanc, le rose et l’azur font une atmosphère d’opale, le seul bruit en ce moment perceptible, c’est le craquement léger de la neige sous les fins talons de la promeneuse.

Dans les beaux yeux de Nicole, d’une nuance indécise comme ce tendre ciel, il n’y a pas de tristesse, mais un infini de réflexion et de songe. Ici, dans cette ville, dans le recueillement de son refuge, elle a trouvé ce qu’elle cherchait pour son cœur : la résignation et le détachement, avec le charme d’un ineffable souvenir. Mais sa raison n’est pas satisfaite. Son âme sans héroïsme, qui, en une heure décisive, a découvert en elle-même le ressort d’une force inconnue, s’interroge avec stupeur. Son devoir… Elle a fait son devoir… Mais non… Faire son devoir, c’est mettre en balance le mal et le bien, la vertu et le péché, et fuir l’un en choisissant l’autre. Nicole n’a pas le sentiment d’avoir agi ainsi. Elle a beau s’épier au plus profond de l’être, elle n’y peut surprendre la satisfaction légitime et orgueilleuse d’avoir choisi le droit sentier. Elle garde plutôt une impression d’épouvante et de faiblesse. Après tout, ce qui l’a retenue, c’est la peur… Peur du désastre qu’elle allait causer, des désespoirs qu’elle ferait naître, et peur plus terrible, plus secrète, plus décourageante, de n’être pas assez aimée. Elle ne goûte donc pas la fierté d’un mérite qu’elle ne s’attribue pas. Elle incline sa tête charmante dans une modestie pensive, et, considérant les femmes simples et pieuses, ses compagnes d’aujourd’hui, elle envie leur foi naïve, qui, du moins, donne une cause, et promet une récompense, à l’abnégation.

Comme d’habitude, cette méditation l’occupe, tandis qu’elle s’en va, ce matin, dans la solitude blanche du faubourg, vers un but qu’elle connaît et qui l’attire. Nul passant ne croise son chemin. Sa délicieuse beauté, son visage d’une jeunesse touchante, la grâce de sa démarche, l’élégance si sûre et si simple de ses précieuses fourrures sur un costume de drap tout uni, sont des trésors perdus pour la volupté humaine. Tout ce charme fleurit dans le froid paysage comme une rose au désert.

Elle avance encore. Elle gagne les vieux remparts. Elle veut revoir, sous la poésie de la neige, la place où Georget et elle s’arrêtèrent jadis, éblouis par leur amour et par l’enchantement indéfinissable de ce lieu.

Elle y arrive. Elle se tient debout sur le glacis poudré de givre. Ses yeux cherchent d’abord, sous ce voile immobile, l’ondulation vivante, qu’elle évoque si bien, de l’herbe rêche et sauvage. Hélas ! aucune palpitation ne soulève les tiges, emprisonnées aux mailles de cristal. Son regard franchit alors la surface torpide du canal, scintillante comme une cuirasse d’acier. Là-bas, Bruges se fond dans une vapeur qui semble la glaciale émanation de toute cette neige, qu’on voit ou qu’on devine, au long de ses rues, sur les pentes de ses toits, au bord de ses croisées, aux broderies de pierre de ses édifices. Mais, de cette masse confuse, des formes précises s’élancent, que la lumière hivernale fait étinceler, flèches de vermeil dans la douteuse perspective… Ce sont les clochers de ses sanctuaires.

Et le symbole pénètre, dans l’âme de bonne volonté qui s’élargit à ce spectacle. Ame de la femme moderne, que l’Amour sollicite et que la Religion ne défend plus assez. La libre pensée rejette à l’instinct cette créature impulsive. Mais l’instinct, ce n’est plus seulement, comme au temps de la primitive ignorance, la voix de la Nature. L’instinct s’est enrichi de tous les mobiles, superstitieux ou sublimes, que les générations successives ont adoptés comme leur raison d’être et la règle de leurs actions. Surtout, la beauté du rêve chrétien, l’effort démesuré hors de la brutalité des convoitises, laisse aux cœurs, même effrénés, une hantise de pureté, de fidélité, de sacrifice. L’Humanité, qui se veut libre, rougit des suggestions de sa liberté, parce que sa nature, découronnée du signe divin, lui semble à présent trop au-dessous de l’idéal dont elle essayait au moins de se rapprocher autrefois. Se résigner à être l’animal humain, — si noble et perfectible qu’on l’imagine, — quelle déchéance ! Ceux mêmes pour qui cette déchéance est la vérité, règlent inconsciemment leur conduite sur des formules supérieures, — sur ces formules que nos ancêtres trouvèrent précisément pour surgir hors de l’animalité, et par lesquelles ils s’élevèrent toujours plus haut… jusqu’à la cime qui croule aujourd’hui sous nos pas.

Dans cette crise inouïe d’une race, qui retourne à ce qu’on appelle : la Vie, la Nature, l’Amour — parce qu’on ne veut pas dire : à l’instinct… — et qui découvre dans cet instinct, modifié par des siècles de foi, mille impulsions plus hautes dont elle rejette en vain le principe, le pire conflit se passe au secret des consciences, dans la solitude individuelle.

Le tragique de la lutte n’est pas entre le croyant qui reste sur la brèche et le rationaliste militant. Le fanatisme exclut la souffrance morale. Et si, du choc de tels antagonistes, résultent des malaises sociaux, la pitié du penseur s’en détourne, par dégoût des violences, des insultes échangées, de l’inepte et odieuse assurance des partis.

Mais qu’un cœur s’immole sans savoir pourquoi, et cherche avec des larmes, par des chemins de doute, la raison d’un sacrifice dont il n’aperçoit la consécration ni dans ce monde ni dans l’autre, et que pourtant il ne peut point ne pas accomplir, voilà l’émouvant mystère.

Et qu’il devient délicat, ce mystère, déchirant et délicieux, quand le cœur assez noble pour connaître une si altière angoisse est celui d’une femme !…

En face de Bruges, noyée dans un brouillard de nacre, d’où jaillissent les aiguilles aériennes des clochers, rêve Nicole Hardibert. Et son âme se sent la sœur de cette ville, qui recèle tant de passé. Ame complexe et trop chargée de souvenirs séculaires, vainement elle se cherche en de subtiles brumes, tandis que, sans le savoir, elle ne brille là-haut, par delà sa conscience d’elle-même, que grâce aux flèches étincelantes des sanctuaires abandonnés.

Achevé d’imprimer
le cinq mars mil neuf cent trois
PAR
ALPHONSE LEMERRE
6, RUE DES BERGERS, 6
A PARIS

3. — 3915.

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