Le Cœur chemine
VI
Pendant les jours qui suivirent, Nicole Hardibert fut véritablement la proie de l’amour, le cœur assailli de flèches brûlantes que représente la mythologie grecque, — cette religion de la nature humaine, où règne souverainement le plus fatal et le plus fort des sentiments humains.
Une seule image la hantait, un seul souvenir, une seule sensation, un seul désir… Leur enlacement sur le banc solitaire, dans la fauve profondeur des bois, sous la pluie légère des feuilles mortes. Oh !… être là encore !… S’y retrouver bientôt !… Comme elle avait été lâche, hésitante et froide !… Pouvait-il se douter combien elle l’aimait ?… En se rappelant ses bras autour d’elle, la tiédeur un peu rude du drap de son pardessus tandis qu’elle y appuyait la joue, une souffrance délicieuse lui traversait la chair, une aspiration avide, une sorte de soif de toutes les fibres. Oh ! goûter cela encore !… Il existe donc, entre les êtres, des puissances d’attraction pareilles ?… Elle en demeurait confondue. Car, dans l’ensorcellement de l’évocation, elle perdait la faculté de prévoir, de réfléchir. Pourtant elle devait prendre un parti, savoir où elle allait, se placer en un suprême face à face avec elle-même. Elle s’y efforçait, en des rêveries interminables. Et quand elle en sortait, tout étourdie et chancelante, ayant peine à reprendre pied dans le réel, Nicole s’apercevait que les heures s’étaient passées à revivre une éternelle minute, dans le silence incompréhensible de sa conscience.
Mais aussi, quelle complicité dans les circonstances et les choses !… Octobre, avec l’aiguillon de ses parfums sauvages, attristait magnifiquement le parc de la Martaude. A travers les feuillages éclaircis, des lointains vaporeux apparaissaient tout alentour, de cette hauteur. Et c’était comme un élargissement mystérieux, des perspectives ouvertes, qui reculaient jusqu’aux confins du rêve la palpitation de la vie. Plus de limites, plus de barrière. Le regard et l’âme s’enfonçaient d’un élan démesuré vers l’inconnu, tandis que des souffles âpres s’engouffraient entre les lèvres haletantes. Vivre !… vivre !… C’était la suggestion aiguë qui volait dans la brise fraîche avec les aromes excitants et amers. Les marronniers d’or flambaient, sur les pelouses d’un vert mouillé. Jamais les jardiniers n’avaient fini de balayer sur le gravier rosâtre la rouille des hêtres et des chênes. Sans cesse, on entendait le grincement de leurs brouettes. Dans les parterres, autour de la maison, par milliers, fleurissaient les chrysanthèmes. Jaunes ou roux, pâles ou de pourpre sombre, ils avaient les nuances des feuilles mourantes, comme ils en avaient dans leurs pétales crispés, les recroquevillements convulsifs, et, dans leur âcre odeur, les effluves exaspérés. L’âme végétale s’affirmait plus violente au moment de s’endormir, exhalait de toutes parts, dans la même tonalité farouche, une clameur monotone, un long cri sans fin de passion.
Toutefois, au bord de l’allée descendant vers le pays, le groupe des catalpas restait vert. Leurs larges feuilles, si tardives au printemps, persistaient les dernières à l’automne. Nicole venait s’asseoir sur le banc voisin, et regardait ces beaux arbres. Jamais ils n’avaient cessé de lui rappeler le soir d’amour, de sacrifice et de douleur. Maintenant, avec la fierté de leur feuillage intact dans le désastre des futaies, elle leur trouvait des airs de triomphe et de revanche, qui la faisaient sourire. Et, dans ce furtif sourire, glissait le peu que son âme contenait de perversité.
Sa solitude était complète. Hardibert passait les journées entières à l’usine, et les soirées, quelquefois les nuits, dans son cabinet de travail. A peine était-il exact aux heures des repas, qu’il abrégeait le plus possible. La fièvre d’une découverte scientifique, dont il espérait beaucoup pour son industrie, le tenait jusqu’aux moelles. Moins que jamais, en ce moment, lui importaient les crises de sensibilité que pouvait traverser Nicole, et pas davantage, à coup sûr, ce qui se passait à Paris, dans un petit appartement de couturière, coquet à souhait, grâce à sa générosité, et où peut-être une jolie ouvrière aux fins yeux retroussés se lassait de l’attendre. Cette amusette ne pouvait que remplir les intervalles de court désœuvrement entre les grandes poussées intellectuelles qui l’absorbaient tout entier dans le seul fonctionnement de son cerveau. Cet homme appartenait à la science comme d’autres appartiennent à l’amour, à la cupidité, à l’ambition. Il devenait, durant des périodes plus ou moins longues, aveugle et sourd à tout ce qui n’était pas sa passion. Pour l’instant, il croyait tenir la solution d’un problème tel que s’il en venait à bout, non seulement il relèverait la Martaude, mais il en ferait un établissement unique au monde.
Dans cet état d’âme, Raoul Hardibert montrait à sa femme une humeur plus âpre, plus agressive que jamais. Car la seule vue de Nicole lui rappelait les prétentions insupportables de créatures inférieures, qui, pour vous garder fidèlement une somme de satisfactions médiocres, exigent qu’on s’occupe d’elles sans cesse. Hé quoi !… pour s’assurer la propriété exclusive de ce que ces gentilles poupées appellent « leurs faveurs », il fallait sacrifier à des soins puérils, humiliants, et d’ailleurs codifiés par les plus déconcertants caprices, un temps et des facultés que réclamaient le raisonnement, la logique et le progrès ?… Rien n’avait de prestige sur elles, assez pour les fixer : pas même le mariage. La loi intelligente du mâle aurait dû s’en tenir aux clefs, aux verrous et aux grilles du harem. Fallait-il, parce qu’on avait autre chose en tête que l’art de débiter des fadeurs, renoncer à posséder avec quelque sécurité une épouse, ou même une maîtresse ?… Le malheur voulait que toute la philosophie de Raoul ne l’en consolât pas, quand il y pensait. Et il n’y pensait guère qu’en présence de Nicole. Celle-ci ne prenait donc conscience de cette sensibilité bizarre que par le dédain, l’ironie ou l’acidité de propos, toujours les mêmes, moins froissants, mais plus énervants, par la répétition.
Elle avait, dans le pays, peu de relations de son monde. Aucune intimité féminine n’avait compensé pour elle l’absence de Berthe Raybois. Elle essaya d’aller visiter, comme elle le faisait si souvent, les familles ouvrières. Mais, plus que jamais, à travers la vibrance du sentiment qui l’emplissait toute, sa finesse d’impression devinait l’antagonisme obscur, l’impossibilité d’une sympathie réelle entre la « dame » qu’elle était et ces êtres qu’elle essayait de traiter en amis, en égaux. Depuis la crise où faillit sombrer l’usine, Mme Hardibert avait dû restreindre le bienfait matériel. Et quant au bienfait moral, où donc sa pauvre âme vacillante en eût-elle trouvé la ressource ?… Victime, comme ces humbles, de l’universelle incertitude, elle n’osait leur avouer par quel lien de convoitise et de révolte elle devenait vraiment leur sœur. Eux, désillusionnés d’une espérance éternelle, demandaient brutalement à la Société le droit de manger à leur faim, de boire à leur soif, de s’amuser à leur guise, en un mot de vivre pleinement la vie du corps, puisqu’ils ne croyaient plus à celle de l’âme. Elle, dans la même déroute des croyances immortelles, demandait à la Nature, à cette Nature enflammée et défaillante de l’automne, toute chuchotante de mystères, toute décomposée en véhéments parfums, son droit d’aimer jusqu’à la plénitude de ses sens et de son cœur, puisque leur fougue effrayante et délicieuse est peut-être le seul frisson de l’au-delà dont puisse tressaillir la périssable argile humaine.
Qu’est-ce que Nicole Hardibert, plus tremblante qu’une brebis oubliée par le troupeau en marche au bord d’un précipice, aurait dit à l’indépendance audacieuse de ces moutons sans berger ?… « Où donc est la vérité ?… » pensait-elle. Car, pour flottantes et indécises que fussent, dans sa faible pensée, des questions si formidables, elle ne négligeait pas de se les poser.
D’ailleurs, quelle énigme de conscience, même chétive et toute personnelle, ne se fût élargie dans un tel cadre. Quand tombaient les rapides crépuscules, et que les fumées noires de l’usine, les fumées bleuâtres du village, montaient à la rencontre des vastes brumes surgies des horizons lointains ; quand des ciels tragiques, semblables à des champs de violettes traversés par des ruisseaux de sang, se découvraient à l’issue d’une allée déjà ténébreuse ; quand des souffles crépitaient parmi les feuillages secs, avec un son déchirant qui lui étreignait le cœur, il ne lui était plus possible de méditer égoïstement sur sa seule angoisse d’amour. L’universelle inquiétude de toutes les tentations suaves s’engouffrait dans son âme pensive. Et lorsque Nicole se demandait : « Où vais-je ?… Que faire ?… » elle entendait sa question tomber dans un abîme plus profond que sa destinée. Des échos d’éternité s’éveillaient. Mais si distants, si voilés, qu’elle n’en distinguait pas le sens.
Quelques jours passèrent, qui lui semblèrent sans fin. Elle ne reçut rien de Georget. Mais il ne pouvait lui écrire à la Martaude. L’initiative devait venir d’elle. C’était chose convenue qu’elle lui enverrait un mot la première, pour lui indiquer un moyen de correspondre. Car chaque subterfuge lui semblait vilain et dangereux. Elle les avait repoussés tous, promettant d’y réfléchir. Et son hésitation durait encore.
Ce qu’elle attendait, avec une appréhension qui l’empêchait de préciser son attente, c’était la rupture officielle des fiançailles de Sérénis avec Toquette. Ce petit événement serait notoire, et quelque bruit lui en reviendrait avant même que les intéressés l’en informassent. Les journaux n’avaient pas encore annoncé le mariage du jeune auteur, et Mlle Mériel n’appartenait pas au monde parisien. Mais, si ce n’était par la voix publique, la nouvelle en arriverait à la Martaude par des relations communes, par Berthe Raybois, tout au moins.
« Georget ira d’abord la trouver, » pensait Nicole, supposant à l’homme qu’elle aimait des subtilités de délicatesse qui l’empêcheraient de lui apprendre un fait dont elle devait être sûre, et dont il ne voudrait pas aviser directement Hardibert.
Quant à Toquette, savait-on quelle attitude prendrait la fantasque fille ? Son orgueil sauf, — car Ogier lui laisserait l’initiative apparente de la brouille, aurait-elle une autre idée que d’arrêter son passage sur le premier paquebot à destination de New York ?… Trop franche pour jouer sérieusement le rôle d’inconstance dédaigneuse qu’il offrirait de lui prêter, trop fière pour trahir du dépit, et encore moins du regret, elle ne parlerait guère, et se garderait bien d’écrire. La correspondance n’était pas son fort. Sa marraine, à qui, pendant des années, elle n’avait pas donné signe de vie, et qu’elle s’était rappelée seulement dans l’intérêt de son espoir romanesque, lui redeviendrait indifférente aussitôt cet espoir brisé. Si, décemment, elle avait pu épouser Sérénis sans renouer avec les Hardibert, l’ingrate aurait-elle retrouvé le chemin de cette Martaude, où son enfance d’orpheline dénuée avait pourtant reçu asile et s’était blottie en une si chaude affection ?…
« Ah ! je n’ai pas de scrupules à son égard. Celle-là ne souffrira jamais par le cœur !… »
Ainsi songeait Nicole, tandis que la férocité furtive de la jalousie l’aidait aussi, de ce côté, à supprimer tout remords.
Un après-midi, comme elle venait de sortir après déjeuner, la pluie la chassa du parc. C’en était fait des promenades sans but et des rêveries sans conclusion, où elle écoutait à la fois la rumeur de son cœur troublé et le gémissement si doux des feuilles sèches remuées par la traîne de sa robe. L’humidité glaciale où s’effondre la beauté de l’automne jetait son suaire gris sur les choses. Elle en sentit le froid s’insinuer jusqu’à son âme. Alors ce fut la révolte décisive de sa vie, à elle, de sa jeune vie frémissante et avide de bonheur. Elle n’écouterait pas les suggestions de l’eau désastreuse et monotone, ni le renoncement du grand parc blême, elle secouerait l’engourdissement de cette odeur mortelle et triste qui se répandait dans la maison sans intimité, sans joie, sous la désolation ruisselante du dehors, derrière les vitres dépolies de brume. Elle était aimée, elle aimait !… Un délire la prit. Sans ce temps effroyable, elle aurait couru là-bas, le retrouver, lui… Comment avait-elle pu attendre ?… A l’instant même, elle allait écrire à Georget.
Nicole monta au premier étage, dans un boudoir attenant à sa chambre, où elle se tenait le plus volontiers. Son petit bureau de noyer incrusté d’étain l’attendait. Ses bibelots préférés étaient tous à leur place. Son âme ordonnée et claire aimait autour d’elle l’ordre et la clarté. Comme elle eût souhaité que sa violente tendresse ne fût qu’une note plus haute, plus merveilleusement sonore dans son harmonie intérieure !…
Mais elle était à la minute où ce contraste même lui devenait insensible. Une impulsion souveraine l’entraînait. Avant de jeter sur le papier toute la folie de son cœur, elle s’arrêta pourtant, puis se détourna, pénétra dans sa chambre à coucher, se plaça devant une glace.
Elle se vit belle… Plus belle qu’elle n’avait jamais été… Le visage spiritualisé par une flamme mystérieuse, par ce feu cher et secret qui, depuis la rencontre d’Anvers, ne s’était jamais éteint. Elle s’étonna de la profondeur de ses yeux. Elle les interrogea avec une espèce d’effroi mêlé de compassion. En même temps, elle se réjouissait de voir leur splendeur si fraîche sous l’arc frémissant et velouté des cils.
Et tout à coup, elle se rappela qu’elle s’était regardée ainsi, avec la même fierté anxieuse, dans un miroir d’hôtel, le jour du départ pour Bruges. Elle pensa : « Nous autres femmes, nous ne goûtons notre beauté que par l’amour. Mais d’ailleurs, tout est dans l’amour… Rien n’a de prix en dehors lui. »
Elle crut entendre qu’on frappait à la porte extérieure de son boudoir. Elle retourna dans cette pièce, l’oreille aux écoutes. Un second coup.
— « Entrez ! »
La femme de chambre surgit, avec un peu d’effarement.
— « Madame !… Mademoiselle Mériel ! »
Nicole tressaillit, pâlit. Mais, ne s’expliquant pas l’émotion de la domestique, elle dit sèchement :
— « Eh bien ?…
— Madame ne se doute donc pas du temps qu’il fait ?… Et Mademoiselle n’a pas trouvé de voiture à la gare !…
— Priez-la de monter. C’est ici qu’elle aura le plus chaud. »
Machinalement, pendant la minute qui suivit, Nicole arrangea le feu, le fit flamber, y ajouta des bûches. Ses mains frémissaient. Son cœur bondissant arrêtait le souffle dans sa poitrine.
— « Marraine !… »
La grande fille impulsive et franche, décidée et puérile, se jetait dans ses bras, plongeait le visage entre sa joue et son épaule, et répétait le mot d’appel dans une espèce de sanglot qui la secouait toute :
— « Marraine !… »
La confiance, l’abandon sincère, le jaillissement tumultueux d’une jeune douleur, émanaient de l’élan, de la voix, de l’étreinte, de toute la fougue immobilisée du souple corps que Nicole sentait trembler contre le sien. Elle fut bouleversée. Que signifiait cela ?… Et qu’est-ce qui allait suivre ?…
Mais ses mains, errant dans une caresse vague sur la jaquette de drap, rencontrèrent des places ruisselantes.
— « Tu es trempée !… C’est de la folie !… Qu’arrive-t-il ?… Comment es-tu venue ?… Seule ?… »
Naturellement. Est-ce qu’une indépendante comme Toquette, et américanisée encore, s’embarrassait d’une femme de chambre ?
— « Eh ! qu’importe un peu de pluie !… Mais je vous inonde, marraine… Pardon… »
Elle s’écarta. Nicole, avec une crispation secrète, la vit singulièrement embellie et émouvante, transfigurée par une expression nouvelle, ses yeux d’or brun alanguis d’une tristesse délicate, et le teint si éclatant, rosé par l’air vif et humide, sous la chaude auréole des cheveux fauves, où frisaient des mèches folles, perlées de bruine.
— « Tu vas retirer cette jaquette. Je te mettrai un châle sur les épaules. Et tu boiras quelque chose de bouillant. Tu n’avais donc pas de parapluie ?…
— Si, mais avec ce vent…
— Voyons tes chaussures… Oh ! ces souliers minces !… La femme de chambre va te les ôter tout de suite. »
Elle sonna. Son âme s’amollissait à ces soins. N’était-ce pas, dans cette chambre familière, la petite Toquette d’autrefois, revenue de quelque équipée à travers le parc noyé d’averses ?…
Ah ! Nicole… cœur mal fortifié, trop ouvert à la sensibilité des autres, que vous êtes peu faite pour les revendications où il faut de l’égoïsme, et pour les rivalités où il faut de la haine !
Mme Hardibert regarde cette pauvre grande fillette, dont les yeux s’embrument, non pas de la vapeur du thé qu’elle boit, mais de vraies larmes, tandis que, suivant l’ordonnance formelle, Toquette avale une pleine tasse brûlante avant de parler. Par-dessus le bord de cette tasse, le regard ingénu, ardent, désolé, va vers cette marraine, qui se demande encore ce qu’elle doit y lire, mais qui, déjà, n’en peut supporter la supplication.
— « Voyons… Tu es réchauffée ?… C’est bien vrai ?… Parle maintenant. »
La voix se défend de toute cordialité. Nicole se raidit. Sa filleule est-elle venue en accusatrice ?… Elle n’acceptera pas d’explication. D’abord il n’y en a pas de possible entre elles deux. Elles ne sont pas dans la même région de la vie. La vierge aurait trop d’avantage contre celle dont l’amour est un péché. Mais cet amour, coupable ou non, il peut ici demander, plutôt que de rendre, des comptes. N’est-ce pas Toquette qui l’a réveillé en flamme dévorante parce qu’elle a commis l’imprudence de s’attaquer à lui ?… Cet amour… il existait bien avant que la jeune inconsciente connût seulement le sens du mot aimer.
— « Marraine, il m’arrive quelque chose d’affreux. Je suis trop malheureuse !… Alors je viens à vous… Je n’ai pas toujours été gentille… Mais vous m’avez pardonné… Puis vous me plaindrez tellement !… Et d’ailleurs, à qui aurais-je recours ?… »
Elle parlait à petites phrases hachées, les lèvres tremblantes de sanglots contenus. Toute sa turbulence joyeuse était tombée. Ce n’était plus l’adolescente à l’imagination et au sang en effervescence, grisée de sa propre sève, et marchant sur terre comme en pays conquis. C’était la jeune fille en qui s’éveille une souffrance de femme. D’ailleurs, elle s’intimida, — chose non moins neuve chez elle. La manifeste froideur de Mme Hardibert la consterna.
Celle-ci lui disait :
— « Mais, Victorine, avant toute confidence, je dois te suggérer que ton père te guiderait mieux que moi. Il a toujours été en désaccord avec les conseils que je te donnais. Et je ne voudrais pas…
— Oh ! marraine… Il s’agit de circonstances où un homme ne saurait que faire des maladresses… Et aussi de quelqu’un que vous connaissez mieux que lui.
— Quelqu’un ?… Qui cela ? »
Toquette balbutia, comme si le nom, maintenant, lui faisait mal :
— « Ogier Sérénis.
— Ton fiancé ?…
— Il ne le sera peut-être plus demain ! »
Un silence suivit ce cri, où tremblait une si réelle et si naïve douleur que Nicole en fut atrocement remuée. Mais son trouble se compliqua. Le « peut-être » et le « demain » sonnèrent étrangement à son oreille. Comment ! Georget n’avait pas encore franchement, loyalement, rompu !… Qu’attendait-il ?… Doutait-il d’elle ?… Ou traversait-il les mêmes hésitations ?… Mais elle ne luttait qu’à cause de son devoir… Tandis que lui ?…
— « Que se passe-t-il donc ? » demanda Mme Hardibert, avec une anxiété où sa filleule crut voir l’émoi soudain de la sollicitude.
— « Ah ! marraine… C’est inexplicable… Ou plutôt, si… Je ne comprends que trop. Monsieur Sérénis ne m’aime pas. J’ai voulu ce mariage… Il s’est trouvé touché, flatté, un peu pris même… qui sait ? Mais aujourd’hui, Ogier s’aperçoit que ce léger entraînement n’est pas l’amour. Et alors, comme il est fier… que je suis riche… »
Sa voix se brisa.
Nicole, stupéfaite, regardait ce visage de clarté, où tout se lisait avant la parole. Ce visage, d’une si triomphante jeunesse que le chagrin n’y effaçait pas les touffes rosées, nourries d’un sang frais et pur, épanouies tout à l’heure sous la caresse cinglante de l’air, dans la marche hâtive. Ainsi Toquette n’avait pas un soupçon !… n’imaginait seulement point, entre son fiancé et elle-même, l’intervention d’une autre femme… Nulle jalousie, pas même indécise…
Fut-ce un soulagement ?… Sans doute. Pourtant un âcre regret mordit Nicole en plein cœur.
Elle se serait sentie plus forte pour défendre son amour devant une agression, directe ou sournoise, que dans l’enveloppement de cette confiance, qui la liait, la désarmait. Puis il y avait quelque chose d’humiliant pour elle dans cette maîtrise de soi qu’avait pu conserver Georget. Son sentiment n’avait donc rien d’indomptable, de fulgurant ?… Celle-ci qui l’aimait, ne le soupçonnait pas d’aimer !… De quelles habiles phrases il avait dû parer sa retraite !… Ah ! quelle circonspection il avait acquise depuis le soir lointain où il accourait se cacher dans les taillis de la Martaude !…
Un éclair traversa l’âme de Nicole. Est-ce que, ces derniers jours, sans le savoir elle-même, elle ne s’était pas attendue à quelque délicieuse folie semblable ?… Mais les feuilles pleuvaient sur son passage, sans rien dévoiler que la solitude au fond des bosquets dévastés.
— « Voyons, Toquette… Que t’a dit Ogier ?… Que s’est-il passé entre vous ? Est-ce que ton caractère ?…
— Mon caractère n’a rien à voir avec son changement d’attitude. Ah ! marraine… mon caractère !… Mais je n’en ai pas avec lui… Je n’ai plus de volonté en sa présence… Je l’aime. »
Comment ne pas la croire ?… Elle trouvait les mots et les pensées que seul un sentiment dominateur inspire. Sa logique d’enfant gâtée n’eût pas découvert ces choses. Elle était bien dans le miracle de la tendresse. Devant les yeux effarés de Nicole tombait la légende d’un impérieux et vaniteux caprice.
— « Depuis que je pressens mon malheur, j’ai beaucoup réfléchi, marraine. J’ai pensé que, peut-être, un écrivain — surtout nerveux et impressionnable comme Ogier Sérénis — redoutait de se dépayser, de s’exiler dans une atmosphère différente de la sienne. Je ne lui ai pas assez caché combien la vie américaine me plaît, les idées de là-bas, tout… et quel plaisir j’aurais à l’emmener dans ce Nouveau Monde qui nous a faits ce que nous sommes, père et moi. A-t-il eu peur d’y être circonvenu, retenu, d’y perdre un peu de sa subtilité légère, de son alerte facilité française ?… »
Elle s’interrompit devant la stupeur évidente de Nicole.
— « Croyez-vous que j’aie mal vu, marraine ? » demanda-t-elle avec une soudaine humilité.
— « Vu ?… Tu n’as pas pu voir… Tu es trop inexpérimentée, trop jeune… Il t’a parlé dans ce sens, n’est-ce pas ?
— Non.
— Ce n’est pas possible !
— J’ai tâché de le comprendre. J’avais un tel désir de le rendre heureux ! »
« Moi aussi, » pensa Mme Hardibert, « j’aurais voulu le rendre heureux. Mais je ne l’eusse pas diminué en lui supposant tant de préoccupations en dehors de l’amour et une si singulière méfiance de son inspiration. Il a fallu qu’il m’en fît part. Je lui prêtais une âme si magnifique !… Cette petite fille, avec son sens plus modeste du réel, le comprendrait-elle mieux que moi ?… »
Quelque chose de douloureux jusqu’à l’égarement crispa les beaux traits de Nicole, cerna ses yeux, troubla la suavité des prunelles, claires et veloutées comme des pétales d’hortensia. L’enfant qui lui faisait tant de mal n’en vit rien. Cette jeunesse ardente et maladroite ne se disciplinait jusqu’à l’attention que pour pénétrer un cœur adoré qui lui échappait. Mais, à l’épier, ce cœur incertain, elle apportait une finesse sauvage. Celle qui l’écoutait, confondue, bouleversée, en eut tout de suite une autre preuve.
— « Je crois, » poursuivait Toquette, « que j’ai regagné un peu de terrain. Hier… tenez, Ogier me parlait d’une façon si catégorique, que j’ai vu la minute où il allait rompre, là, définitivement, prononcer quelqu’une de ces paroles après lesquelles la fierté d’une femme ne peut tergiverser, discuter. Oh ! marraine… Le cœur me tombait dans la poitrine, le parquet fuyait sous mes pieds, à voir la froideur de son regard, à écouter sa voix indifférente… Non, voyez-vous… Il ne m’aime pas… Si je l’épouse malgré tout… » (Nicole tressaillit) « je sais bien que je finirai par lui plaire… J’y mettrai tant du mien !… » (Le visage rose et blanc resplendit sous la jeune auréole d’or, les yeux de métal incandescent se noyèrent de sombre douceur. Une irrésistible magie fut en elle.) « Mais l’épouserai-je ?… Et pourtant je suis encore sa fiancée !…
— Quel est ce terrain regagné hier ? » interrogea Nicole, lui rendant le fil du récit, comme elle aurait remis au bourreau l’instrument même de sa torture.
— « Voilà… Sans avoir l’air de comprendre où il essayait de m’amener, je lui ai exposé tout un plan d’existence pour après notre mariage, en faisant une part très large à son travail. Je lui ai demandé ce qu’il penserait d’un long séjour en Italie. — « Si vous y cherchiez, » lui ai-je dit, « un sujet de drame, dans quelqu’une de ces petites cités tragiques ?… Ou bien quelque histoire de mystère et d’amour, dans un cadre adorable, que vous évoqueriez en poète… » Il m’a considérée, tout surpris, comme s’il me voyait pour la première fois. — « Vous me laisseriez donc travailler ?… — Comment !… mais je vous y forcerais, » ai-je fait en riant. — « Dans un coin solitaire de l’Italie, loin du monde ?… — De quel monde ?… Vous seriez le monde pour moi. » Je ne sais comment cela m’est venu, ni avec quel accent… Il a semblé ému. — « Et votre Amérique ?… » m’a-t-il demandé. — « Elle ne sera plus « mon » Amérique s’il ne vous agrée pas qu’elle soit la vôtre. » Vous comprenez, marraine, je prenais le ton du flirt gai, je ne voulais pas paraître trop inquiète. Mais il a bien vu à quel point j’étais sincère, et combien je l’aimais pour lui…
— Ah ! comment ne l’aurait-il pas vu ! » gémit Nicole. « Et que viens-tu donc me demander, toi que l’amour fait plus rusée et plus savante qu’une femme ?…
— Vous me blâmez, marraine, » balbutia Toquette. « Vous trouvez que j’ai manqué de dignité ?… Non… Quoi ?… de réserve ?… Ah ! c’est que vous ne savez pas… »
Elle se leva, s’approcha, et, désolée, câline, suppliante, se jeta à genoux sur le tapis, enveloppa Nicole de ses bras, coula sa tête contre ce cœur, dont elle ne comprenait ni la résistance, ni la sévérité.
— « Vous ne savez pas, marraine… Je l’aime !… Je ne vis plus, depuis huit jours qu’il est devenu une énigme pour moi. Il se retire… Je le sais… Je le sens… Demain il rompra nos fiançailles. Hier, il l’aurait fait si je n’avais trouvé ces paroles qui l’ont touché, fait hésiter peut-être. Mais qu’a-t-il ?… Pourquoi ?… Je ne sais plus. Je ne vois pas autre chose. Alors je suis venue à vous… Marraine, vous le connaissez… Il était votre ami d’enfance. Il vous admire par-dessus tout. Ah ! si… Vous ne vous doutez pas à quel point !… Je suis certaine que vous seule pourriez le ramener à moi… Ou alors, dites-moi ce qu’il faut faire… Oh ! marraine, marraine… Sauvez-moi !… Ne me tenez pas rigueur d’avoir été une méchante ingrate !… Vous ne me condamneriez pas à mort pour cela, n’est-ce pas ? Eh bien, votre petite Toquette mourra de chagrin si vous ne venez pas à son secours… »
Nicole tourna vers ce jeune désespoir des yeux où s’amassaient d’indicibles larmes. Était-ce là, dans ce souple et chaud abandon, dans cette détresse candide, et qu’elle mesurait si profonde, dans cette enfantine posture, et tellement à sa merci, la rivale qu’il lui fallait combattre ?… Ah ! du moins, cette enfant secouée de sanglots pouvait crier son mal. Elle, l’épouse insoupçonnable, qui, dans la vie, n’avait pour perspective de bonheur que d’enlever le fiancé de cette jeune fille, de l’enchaîner à elle en brisant aussi son propre foyer, et qui, pourtant, ne souffrait pas moins à l’idée de le perdre, eût souhaité, à son tour, de hurler sa douleur comme une bête blessée. Une clameur farouche montait du fond de son être et venait s’éteindre au bord de ses lèvres, qui, cependant, tremblaient à peine. Oh ! comme elle souffrait, d’une souffrance compliquée et barbare !… Mais, par-dessus tout, de sa pitié, qui la violentait, qui lui arrachait sa part de joie humaine, qui décontractait ses bras crispés autour de sa chimère, et qui la forcerait, — elle commençait à en être sûre, — de livrer son pauvre trésor d’amour à celle dont la véhémence l’implorait.
Ah ! si seulement elle pouvait se croire indispensable à Georget !… Peut-être s’armerait-elle, ivre et aveugle, jusqu’à la férocité de la conquête. Mais le doute s’infiltrait en elle, perfide, glacial. Si plus tard elle devait surprendre en lui quelque regret !… Plus tard ?… Était-elle bien certaine de n’en pas déjà trouver la trace dans ses tergiversations étranges, révélées par les confidences de Toquette.
— « Ah ! marraine, marraine… Vous n’avez donc rien à me dire ?…
— Mais… je réfléchis… ma pauvre petite. N’est-ce pas préparer un double malheur que de t’aider à ramener un fiancé récalcitrant ?… »
Une amertume fait fléchir les douces lèvres qui prononcent l’ironique parole. C’est la plus extrême cruauté dont elles sont capables.
— « Je l’aime… Je l’aime… » gémit Toquette.
— « Tu l’aimes ?… Enfin !… Connaît-on son propre cœur, à ton âge ?… Cet amour est venu bien vite !… Tu ne sais pas ce que c’est… garder le même sentiment pendant des jours, des mois, des années… Comprendre que ce sentiment est rivé à votre chair et à votre âme, et qu’on n’existe pas en dehors de lui… »
Toquette la sent frémir tout entière.
— « Ah ! oui… marraine… Vous, dès l’enfance, on vous élevait dans l’idée d’épouser monsieur Hardibert… Comme c’est beau !… Appartenir à celui qui eut toutes vos pensées depuis l’éveil de votre cœur, qui fut le héros de vos songes d’enfant… C’est bien ce bonheur-là que je souhaite…
— Comment ?… Tu es arrivée à Paris il y a trois mois, et il y en a deux que tu es fiancée. »
Toquette, toujours blottie contre celle qu’elle embrasse et qu’elle déchire, lève ses yeux d’or fondu, désormais si beaux de langueur et de flamme.
— « Et Bruges ?… marraine… Vous ne vous rappelez pas… Bruges ?…
— Bruges !!… »
Le mot passe comme un souffle dans la bouche soudain convulsive et blêmie. Est-ce que l’enfant énamourée va lui disputer aussi ce souvenir ?…
— « Vous ne vous en doutiez guère, marraine. Je n’étais qu’une petite fille… Eh bien, pourtant, j’ai commencé alors de l’aimer. Oui… oui… Je l’ignorais… Mais c’était bien de l’amour… Je le sais aujourd’hui. Qu’il me semblait beau, et grave !… Comme il parlait bien !… Je serais morte sur un signe de lui… J’ai pleuré follement toute une nuit parce qu’il avait jeté une rose que je lui envoyais… Le lendemain, j’ai demandé que vous me rameniez à la pension… »
Les larmes se sont séchées dans les yeux de Nicole. Un souffle de désastre brûle ses paupières, chasse le sang de son visage, lui contracte affreusement le cœur. Il lui semble que son inconsciente et innocente rivale fait, à chaque parole, un pas de plus dans la prairie close de son âme et piétine les fleurs de son secret, de son rêve, de sa longue tendresse. Tout s’écrase, saigne et se flétrit sous la marche dansante de cette petite nymphe allègre. N’est-ce pas le domaine de cette libre jeunesse, un si frais parterre d’amour, où elle affirme son droit de s’élancer hardiment ?…
Pourtant la pauvre femme proteste. Si elle doit s’effacer, du moins veut-elle emporter l’assurance que son sentiment fut incomparable.
— « Allons donc… Victorine !… De l’amour ?… à treize ans !… tu l’as vite oublié, et pour longtemps… avec tes flirts, en Amérique.
— Vous êtes méchante, marraine, » dit l’autre, en se redressant, blessée. (Et la rudesse enfantine d’autrefois restitua un peu de force combative à la malheureuse Nicole.) « Je n’ai pas vu un jeune homme m’approcher sans faire une comparaison avec Ogier. Son souvenir s’interposait entre moi et les autres, m’eût à tout jamais empêchée d’aimer complètement. Mais que pouvais-je faire ?… Je le croyais marié, ou pris non moins irréductiblement. — Je connais la vie, marraine, » — ajouta Toquette avec toute l’assurance de son ingénuité. — « Un homme célèbre, adulé, flatté… Pensez donc !… Et moi, une petite fille, et qui lui avait déplu encore !… Tenez, il est bien tard pour vous le confesser, vous ne me croirez pas… qu’importe ! Mais si je n’osais vous écrire, c’est que j’avais peur d’entendre parler de lui. »
Ah ! que tout cela était parfumé de vérité ! Ce virginal, ce farouche amour, exhalait sa senteur verte et sauvage, comme une touffe de menthe et de thym sur un escarpement inviolé. Nicole en subissait la fascination avec un attendrissement mêlé d’horreur. Elle ne pouvait pas plus s’empêcher d’admirer la grâce incomparable de ce sentiment fier et pur, qu’elle ne fût restée indifférente à celle de jasmins et de lis respirés pour en mourir.
Mais l’épreuve suprême allait venir. Toquette reprit :
— « Ah ! marraine… Quand je pense à ma folie d’enfant, dans ce voyage de Bruges !… J’aurais tout donné pour être grande et pour vous ressembler… Il vous admirait tant !… C’était tellement visible, même pour des yeux de fillette, comme les miens ! Croyez-moi… Toute petite sotte que j’étais, j’ai deviné quelque chose que vous ne voyiez pas, ou que peut-être vous ne vouliez pas voir… Rien ne m’ôtera de l’idée qu’à cette époque-là Ogier était amoureux de vous… »
Et sur un mouvement de Mme Hardibert.
— « Oh ! ne vous fâchez pas, marraine… Vous, si haute dans la vie, et qui aviez votre part… »
Elle s’interrompit.
— « Tais-toi !… » ordonnait Nicole, et du geste, du regard, plus impérieusement que de la voix.
Il y eut un silence. L’après-midi si bref de ce jour sombre et noyé glissait déjà aux lividités du crépuscule. Toquette, assise en face de sa marraine depuis le mot vif qui les avait désenlacées, cessa de tendre son jeune buste avec anxiété vers la déconcertante conseillère. Est-ce que, vraiment, elle avait perdu l’affection de celle qui fut si bonne pour son enfance ? Pourtant elle ne méritait pas cela. Maintenant moins que jamais, puisque tout était expliqué. Comment un cœur de femme, aussi tendrement subtil que celui-ci, ne comprenait-il pas, à présent, l’ombrageuse réserve où s’enfermait au loin l’adolescente, qui craignait de ne pas vivre sa vie si elle n’arrivait à oublier ?… Jalousie, terreur, pudeur… tout cela fut instinctif sans doute, mais d’une si violente sincérité !… « Ah ! elle ne m’aime pas… Et Ogier, non plus, ne m’aime pas… Qui donc m’aimera ?… » pensa désespérément Toquette. Toute la frénésie des chagrins de la jeunesse, moins amers, mais plus emportés qu’en la suite de la vie, la dévasta avec une fureur d’ouragan. Ses sanglots éclatèrent, non plus contenus et assourdis comme tout à l’heure, mais déchaînés, suffocants, lugubres… toute la pitoyable explosion d’un pauvre cœur qui se brise.
— « Ah ! je veux mourir !… Je veux mourir…
— Non, ma petite Toquette… Non… Tu ne mourras pas. Assez… assez !… Ne pleure pas ainsi… Mignonne, écoute… Tu m’as appelée à ton secours… Tu as bien fait… Me voilà. Je t’aiderai… Le miracle est aisé, je t’assure… L’époux de ta jeunesse sera à toi… »
Toquette sent autour d’elle des bras qui l’enveloppent et qui tremblent. Une voix, qui vient d’une insondable profondeur d’âme, chuchote à son oreille l’espoir avec un accent de solennité. Quelque chose a changé… Quoi donc ?… La jeune fille ne comprend pas. Mais c’est comme une résurrection délicieuse… On la caresse, on la console, on lui restitue les perspectives enchantées. Elle se presse contre le tendre cœur qui lui est merveilleusement rouvert. Elle goûte la douceur et la chaleur du refuge. Elle y reste, apaisée déjà, balbutiante et souriante de joie, tandis que sa jeune poitrine halète encore parmi les dernières convulsions de sa souffrance qui s’éteint.
Un moment plus tard, Victorine Mériel, dans le coupé bien clos qu’assaille la pluie persistante, et accompagnée d’une femme de chambre, retournait prendre le train pour Paris.
— « Pars, » lui avait dit sa marraine, avec une espèce de hâte singulière, — comme si sa présence lui causait, non plus l’énervement raidi du début, mais une insoutenable oppression. « Pars sans inquiétude. Il me semble savoir ce qui trouble ton fiancé… Un scrupule de délicatesse… Je le dissiperai. Je puis presque t’en répondre. Surtout maintenant… J’ai vu combien tu l’aimes… Je crois… je suis sûre que vous serez heureux l’un par l’autre. Va… rentre… et sois tranquille. Tu peux avoir confiance en moi. »
Énigmatique adieu, terminant une énigmatique entrevue. Toquette en emportait un malaise. Mais pas un instant elle ne douta, ni de la sagesse, ni de l’influence, ni de la résolution, de Mme Hardibert. Son mariage, de nouveau, lui apparut certain. C’était le bonheur revenu, radieux et complet comme on l’imagine à cet âge. Et pourtant un peu de mélancolie restait à la jeune fille, à cause du mystère qu’elle avait effleuré.