Le Cœur chemine
VII
Dans la grande salle à manger, ouverte au large sur la gaîté verdoyante du dehors, le déjeuner prenait fin.
La conversation languissait. Des anxiétés diverses pesaient sur les cinq convives. Nicole et Ogier songeaient à la séparation imminente. L’écrivain ne voyait pas la possibilité de prolonger son séjour plus longtemps. L’après-midi même il retournait à Paris.
Comme ces huit jours avaient passé vite !… Plus vite encore que ceux de Bruges, dans une intensité d’émotion plus aiguë et plus précise.
Déjà ce n’était plus le rêve, l’appel timide des regards, démenti par le silence des lèvres, l’enchantement qu’on ne veut pas nommer. L’amour s’était démasqué avec la hardiesse magnifique d’un hôte qui connaît son prestige et ses droits, qui ne craint plus qu’on lui dispute la place. Il avait fallu le reconnaître. Certes, on ne lui céderait pas. Mais quelle douceur éperdue à constater sa présence, à le braver d’un commun accord, dans une révolte frissonnante ! Pour deux êtres passionnés, échanger des désirs enivre le cœur d’une volupté presque aussi accablante que d’en échanger les réalités.
Nicole et Ogier s’étaient, pendant la dernière semaine, avancés très loin sur ce calvaire de délices. Pourtant, l’étrange conscience amoureuse qui, à l’encontre de l’Évangile, met le péché dans l’assouvissement et non dans la convoitise, leur attestait encore qu’ils n’étaient point coupables. Nicole, âme pourtant harcelée de scrupules, nature opposée au mensonge, subissait la métamorphose qui, au fur et à mesure de nos expériences sentimentales, modifie notre jugement. Ce ne sont point nos raisonnements qui déterminent notre conduite, mais notre caractère, combiné avec les réactions que les circonstances provoquent dans notre sensibilité. Nos raisonnements suivent après coup. Si, par hasard, ils précèdent, du moins en apparence, c’est que les déterminantes de l’action se trouvent en nous si fortes, que cette action est virtuellement accomplie quand nous croyons en discuter encore les motifs.
Mme Hardibert aimait un autre homme que son mari, elle qui, jusqu’à ce jour, considérait la fidélité conjugale comme le premier des devoirs féminins, et la trahison comme la chose la plus odieuse, la plus basse. Elle transposait donc son point de vue. Dans une soif de justification personnelle, qui n’était ni de la vanité, ni de l’hypocrisie, mais un besoin d’harmonie morale, elle se disait qu’elle aurait d’autant plus de mérite à rester pure qu’elle aurait traversé la flamme d’une plus âpre tentation. Et cette tentation, elle la rendait irrésistible par la poésie même de la résistance qu’elle y opposait. Le piège était là, pour cette imaginative et cette tendre, dont l’imagination et la tendresse, trop contenues dans le mariage, débordaient pour la première fois… Et avec quelle impétuosité !… Il suffisait d’observer ses yeux, durant ce déjeuner, pour se rendre compte qu’une chimère y palpitait, en des reflets d’héroïsme et de suavité.
Ce n’était pas son mari qui songeait à lire dans les prunelles d’un gris mauve. Mais quelqu’un de plus perspicace les interrogeait. Mme Raybois — la cousine Berthe — assistait à ce déjeuner, avec son mari, le sous-directeur. Non pas uniquement pour prendre congé de Sérénis, devenu leur ami puisqu’il était celui de la maison, mais parce que Hardibert souhaitait avoir, en ce moment, près de lui, son collaborateur. Il attendait, d’une minute à l’autre, la réponse définitive des ouvriers. On ne pouvait guère la prévoir mauvaise, l’accord s’étant fait sur bien des points de détail, et la détente s’annonçant depuis quarante-huit heures. La grève serait une trop insigne folie. Mais tant d’intérêts politiques envenimaient la question industrielle, que les pires aberrations restaient vraisemblables.
Au milieu de si importants soucis, comment le maître de la Martaude aurait-il songé à épier, sur le visage de sa femme, des nuances de sentiment que, même à loisir, eût à peine saisies son esprit peu romanesque. Plus éloigné que jamais, par ses préoccupations, de semblables subtilités, il avait, durant ces derniers jours, fermé, sans le savoir et sans le vouloir, tout refuge à la faiblesse effarée de Nicole. Au moment même où elle aurait eu besoin de sentir tout près son cœur, de s’y rattacher à des liens, trop invisibles, mais profonds et robustes, il l’avait tenue plus à distance que jamais, du haut de sa pensée dédaigneuse, quand il ne la froissait pas par ses façons cassantes et ses boutades ironiques.
Tout à l’heure, à table, une de ses reparties sans aménité venait de faire surgir sous les paupières mobiles de la jeune femme, non pas la prompte larme qui les humectait en pareil cas, mais un lent rayon de fierté triste, tandis que les lèvres frémissaient d’un faible sourire.
Berthe Raybois remarqua, non seulement ce jeu si nouveau de physionomie, mais encore l’involontaire caresse dont le regard d’Ogier enveloppa celle qu’un autre faisait un peu souffrir. Elle-même, cette Berthe, alourdie par la trentaine, aux traits inertes et épais, aux prunelles sans éclat, du même blond fade que ses cils, ses sourcils et ses cheveux, ne laissa rien paraître sur son inexpressive physionomie de ce que lui causa cette découverte — une espèce de délectation amère, faite d’incompréhension, de curiosité, de rancune. Incompréhension et curiosité de l’amour, rancune contre son mari, étendue à tout le sexe masculin. Elle n’était que mère, adorait ses quatre enfants, qu’elle élevait avec une sollicitude minutieuse et bornée de poule. Ils occupaient sa vie, suffisaient à son bonheur, la consolaient amplement des infidélités perpétuelles de son beau Gaston, un grand gaillard barbu, assez commun, qui commençait à grisonner, mais fanfaronnait quand même et plus que jamais au passage de la moindre jupe, comme le coq de cette bonne couveuse. Elle ne songeait guère à lui rendre la pareille, dans une ignorance de la passion qu’avait aggravée au lieu de l’éclaircir sa multiple maternité, et sans illusion sur sa figure, pire que laide par l’absence totale de charme. L’honnêteté de Berthe Raybois était indiscutable, solide, comme l’instinct et la fatalité. Ce qui n’empêchait pas cette brave créature de s’exaspérer sans trêve d’une jalousie rongeante, et de choyer le péché des autres femmes comme une revanche, avec des audaces de théorie singulières.
— « Écoute, » dit-elle à Nicole, comme celle-ci achevait de servir le café à ces messieurs sous la véranda. « Viens donc un instant. J’ai quelque chose à te dire.
— N’y allez pas, ma cousine. Ce doit être une billevesée, » fit le sous-directeur avec une gaîté peu sincère. Il ne se sentait pas tout à fait tranquille, ayant été par trop entreprenant avec la petite Coursol, et sachant que, si la jeune ouvrière s’était plainte, les choses pourraient se gâter. Nicole et Berthe pousseraient les hauts cris. Hardibert finirait par éprouver quelque ennui de ces histoires.
Sans l’écouter, les deux cousines se prirent par la taille, et s’enfoncèrent dans une allée, chuchotantes et mystérieuses comme des pensionnaires.
— « C’est de Toquette que je veux te parler, » commença Berthe. « Elle est dans sa pension, n’est-ce pas ? Dis-moi… Te montre-t-elle les lettres qu’elle reçoit de son père ?
— Quelquefois. Mais ce n’est pas moi qui le lui demande.
— Tu as tort.
— Pourquoi ?
— Parce que tu as pris la responsabilité de cette enfant. Et que tu ne devrais pas laisser monsieur Mériel contrecarrer l’éducation que Raoul et toi donnez à sa fille.
— Contrecarrer… Mais comment ?
— Voyons… Tu connais bien la marotte de ce demi-fou. Il se croit toujours à la veille de faire fortune. Je suis sûr qu’il entretient la pauvre petite dans l’idée qu’elle sera riche. Avec les goûts qu’elle a, les gâteries dont tu ne peux te défendre, qu’est-ce que cette fillette deviendra, je te le demande un peu, si elle se croit une héritière ?
— A propos de quoi, ces réflexions ? » questionna Nicole, tout de suite impressionnée.
— « Gaston a eu des renseignements… C’est un voyageur d’une maison américaine, venu pour affaire à la Martaude, qui, par hasard, a nommé Mériel. Notre hurluberlu, paraît-il, a trouvé un truc infaillible — encore… toujours ! — pour gagner des millions. Il le dit à qui veut l’entendre, trouve des gens pour y ajouter foi, même chez ces Yankees pratiques, et, naturellement, doit tourner la tête à sa fille avec ces dangereuses bourdes…
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?…
— Tu le demandes !… Ne connais-tu pas le personnage ?… Ce ne sont pas les inventions saugrenues qui lui manqueront jamais. En l’espèce, je crois qu’il s’agit d’une entreprise de publicité. N’est-ce pas un comble ? Dans le pays de la réclame, se figurer qu’il innovera en mieux après tout ce qu’on a fait !…
— C’est drôle que Raoul ne m’ait pas parlé…
— Raoul n’a pas vu l’Américain. Tu sais bien que mon mari reste seul en rapport avec les étrangers tant que ne se conclut aucune transaction importante. »
Il y eut un silence. Les jeunes femmes, contournant une pelouse, revenaient en vue de la véranda. Nul appel aimable ne les pressa de s’en rapprocher. Hardibert et Raybois causaient, soucieux, tout en fumant des cigares. Sérénis, poliment pris en tiers, ne dissimulait qu’à peine son peu d’intérêt aux questions de salaire, de main-d’œuvre, de travailleurs syndiqués ou non syndiqués. Il rêvait, suivant des yeux une robe claire entre les feuillages, la nuque au dossier de son fauteuil de paille, dans un abandon élégant de son grand corps souple.
Nicole, en passant, ne regarda pas de ce côté. Mais Berthe, tout en entraînant sa cousine dans un nouveau circuit, tourna la tête vers les trois hommes.
— « Il y a quelqu’un qui a bien envie de savoir ce que nous disons, » murmura-t-elle.
Nulle question ne la poussant à en risquer davantage, elle ajouta, par une mystérieuse alliance d’idées :
— « Cette petite Toquette, après tout, si elle prend la vie trop gaîment, où sera le mal ? Pas le sou, une naissance irrégulière, rien de ce qu’il faut pour acheter la respectabilité, et de bons atouts pour réussir autrement. De l’esprit, une frimousse drôle, le diable au corps, nulle ombre de sentimentalité… Ce serait dommage qu’elle ne se servît pas de cela pour tourmenter quelques-uns de ces jolis égoïstes qui se prétendent nos maîtres.
— Oh ! Berthe…
— Puisqu’il faut souffrir d’eux quand on ne les fait pas souffrir.
— Raoul ne me fait pas souffrir, ou du moins pas sérieusement, » prononça Mme Hardibert, sans trop savoir — tant la phrase jaillit spontanée — si c’était l’équité, le remords, la prudence, ou une inconsciente hypocrisie, qui la lui dictait.
— « Raoul ?… Non, » reprit Berthe d’un ton singulier. « Il ne te fait pas souffrir parce que tu ne l’aimes pas d’amour. C’est un autre qui s’en chargera.
— Que veux-tu dire ?… »
Brusquement, Nicole s’arrêtait, toute pâle, cherchant les yeux de sa cousine, ces yeux blonds et ternes, dans lesquels, d’ailleurs, elle ne lut rien. Un massif défleuri de rhododendrons les isolait. La distance éteignait le bruit des voix. Elles pouvaient se croire seules dans la chaleur silencieuse du grand jardin désert.
— « Qui donc ?… Quel autre se chargera de me faire souffrir ?… »
Oh ! l’accent de ces mots, sur ces lèvres qui tremblaient d’amour !… Le frémissement d’appréhension dans ce cœur palpitant !…
— « Voyons, Nicole… »
Le sourire de Berthe disait : « Pourquoi vouloir me donner le change ? »
— « Je t’assure…
— Ne m’assure donc rien. Ce n’est pas moi qui te blâmerai, qui te ferai de la morale. Es-tu plus heureuse avec Raoul que moi-même avec Gaston ?… Et quand même… Doit-on la fidélité dans un pacte de dupe ?… Les hommes nous la jurent bien, la fidélité, le jour du mariage, quand, jeunes filles, nous ignorons qu’ils se parjurent d’avance, volontairement, sciemment, de complicité avec les conventions sociales, les lois, la morale, et tout le tremblement ! L’amour, suivant eux, est la joie suprême de la vie, puisqu’ils la cherchent sans cesse, partout, qu’ils n’en sont jamais rassasiés. Eh bien, prenons-la comme eux, où nous la trouvons, puisqu’il n’y a ni religion, ni serments, dont ils ne fassent litière pour l’obtenir.
— Berthe, ma chérie, est-ce toi qui parles ?… Toi, si foncièrement honnête…
— Honnête… Oui… Mais pourquoi ?… Parce que j’ai quatre enfants, qui absorbent toute ma puissance d’aimer. Et parce que je suis laide, que personne ne m’a jamais fait la cour. »
Mme Raybois constatait ces choses avec sa déconcertante placidité de physionomie. Sa figure, molle de contour et brouillée de son, avec cette même nuance d’un jaune terne dans les prunelles et la chevelure, ne trahissait pas plus d’ironie que d’amertume, de colère que de fierté. Elle avait réfléchi au train de l’existence. Elle disait ce qu’elle pensait, voilà tout. Mais ses paroles, à elle, l’inattaquable, révoltèrent sincèrement la créature accessible et tentée qui les écoutait. Nicole, loin d’accéder, s’épouvantait. N’avait-elle pas besoin de croire au péché dans l’amour ?… C’était sa sauvegarde. Que ferait-elle le jour où elle en douterait ? Précipitamment, elle invoqua les raisons qui lui interdisaient de faillir. Raoul n’était-il pas un mari sans reproche ? Il ne songeait même pas à regarder une autre femme. Oui, c’est vrai, son caractère offrait des aspérités où se blessait un cœur sensible. Mais elle-même se reconnaissait une susceptibilité déraisonnable. C’est elle qui ne devrait pas faire attention… Un si haut esprit, une si active intelligence, toujours à la poursuite d’un progrès pour son industrie, pour ses ouvriers… Comment lui en vouloir de ses distractions, de ses brusqueries ?… Elle l’estimait et l’admirait par-dessus tout. Elle serait vraiment bien coupable si elle manquait à ses devoirs envers lui.
Comme elle s’arrêtait, haletante, blanche jusqu’aux lèvres, de penser ce qu’elle disait, et de s’entendre le dire, le tranquille visage de Berthe se tourna vers elle :
— « Bien, ma chérie… Tant mieux !… Parce que, vois-tu, si je crois impossible qu’avec ta beauté, les sollicitations que tu rencontreras, ton besoin d’être comprise, câlinée, adorée, et le caractère de ton mari, tu ne le trompes pas un jour, j’aime autant pour toi que ce ne soit pas avec monsieur Sérénis. »
Nicole essaya de rire.
— « Ah ! vraiment… Il n’est pas l’élu de ton choix pour m’entraîner au crime. Et pourquoi ne lui donnerais-tu pas ce singulier brevet ?
— Parce qu’il est trop séduisant, d’une séduction… — comment dirais-je ?… — trop immédiate et magnétique (n’employons pas de termes grossièrement matériels), pour ne pas devenir, fût-ce malgré lui, ce type martyriseur qui s’appelle un homme à femmes. Puis vous ne marcheriez pas longtemps côte à côte sur la route de l’idéal. Tu aurais tôt fait de le dépasser, tout poète qu’il est. Je le crois, au fond, un garçon très pratique.
— Lui !… » cria Nicole sans le vouloir.
— « Lui, » répéta Berthe, soulignant l’exclamation, non sans malice.
— « Comme tu te trompes !
— Pour le moment, peut-être. Il est jeune, il est amoureux, il est sincère. Il se grise avec ses rimes… et avec tes yeux…
— Oh !…
— Mais nous verrons dans quelques années.
— Comment mesurerais-tu l’idéal que contient une âme, Berthe ? N’es-tu pas, de ton propre aveu, la femme la plus terre à terre…
— Petite Nicole, ne me dis pas des choses désagréables. Ce n’est pas nécessaire pour que je sois fixée sur tes sentiments. J’ai quelques années de plus que toi, et — après mes enfants et mon chenapan de mari — tu es la seule créature que j’aime au monde. Voilà pourquoi je t’ai dit ce que j’avais dans le cœur. Si je n’ai pas réussi à te convaincre, c’est que tu es plus pincée que je ne l’imaginais. Alors, pardonne-moi, et sois heureuse comme tu l’entendras. Ce n’est pas moi qui t’en blâmerai, je te le répète…
— Ah ! » s’écria Nicole, « ne va pas croire… »
Elle s’interrompit, étranglée d’émoi. Au détour d’une allée, la grande silhouette de Sérénis se dressait devant elles.
— « Je ne sais comment m’excuser d’être si indiscret, mesdames, » dit-il, avec son sourire de gravité nonchalante, « mais monsieur Hardibert m’envoie vous donner une bonne nouvelle. Toute velléité de grève est éteinte. Les ouvriers acceptent les propositions offertes. Les boudeurs même reprendront le travail demain.
— Quel bonheur !… Mais est-ce bien sûr ?… Qui est venu dire cela ?… Est-ce Coursol ?…
— Oh ! ce Coursol !… » s’exclama Ogier, avec le rire de ses dents éclatantes, « je finirai par l’envier, tant il vous occupe ! Non, ce n’est pas Coursol, ou du moins pas lui-même. Je partirai sans avoir contemplé ce formidable mythe. C’est, ma foi, une très gracieuse image du monstre qui est arrivée en messagère de concorde. Une jeune personne aux yeux japonais… Madame Chrysanthème à la Martaude…
— Fanny Coursol ! » cria Berthe Raybois.
Et, malgré sa tranquillité, l’instinctif élan de sa jalousie l’emporta d’un pas si rapide, que, sans préméditation, Nicole et Ogier se trouvèrent seuls en arrière.
— « Mon Dieu ! » murmura le jeune homme. « Je ne puis vous quitter. Je suis capable de quelque folie.
— Georget !… Et votre promesse !… Et notre pacte d’alliance si pure, si haute !… Votre œuvre à venir… C’est en elle que votre cœur doit rencontrer le mien.
— Comment écrire, loin de vous ?… Ah ! Nicole, n’aurez-vous pas assez confiance en moi pour venir vous pencher une fois… une seule fois !… sur ma table de travail ?… Ensuite, j’aurai tous les courages. »
Elle secoua la tête, le regarda au fond des yeux. Il soupira.
— « Mais, » demanda-t-il, « vous venez à Paris, souvent ?… Vous venez visiter Toquette à sa pension. Ne vous verrai-je pas, quelques minutes seulement ?… Dehors… dans les rues… dans un parc… comme à Bruges, comme ici… Qu’y aurait-il de mal ?… »
Elle dit, très vite et tout bas :
— « Peut-être… Cela, oui… peut-être. »
Mais il remarqua la tremblante incertitude de sa voix, et, sur son charmant visage, une tristesse qu’il n’y avait pas vue encore. Où était l’exaltation de tout à l’heure, durant le déjeuner ? et cette sécurité fière, avec laquelle, des hauteurs les plus périlleuses du sentiment, l’adorable imprudente défiait toute faiblesse ?…
— « Qu’avez-vous, Nicole ?… Qu’est-ce que votre cousine a bien pu vous dire ? Voulez-vous donc que je m’en aille avec un poids de doute sur le cœur, au lieu d’emporter notre beau songe ailé, la certitude d’une communion surhumaine entre nous ? »
Elle murmura :
— « Georget !… » sans le regarder, tandis que ses vibrantes paupières descendaient et s’arrêtaient sur la douceur du songe, comme des papillons sur une fleur enivrante. Et tant de douloureux amour avait frémi dans ce mot, que le jeune homme tressaillit d’une impression presque solennelle.
— « N’ayez peur de rien, » dit-il. « Ni de moi, ni de vous, ni de la vie… De rien… Soyez en paix… Je vous adore ! »
Le tournant de l’allée, en les amenant devant la maison, arrêta l’effusion brûlante et soumise. Mais la ferveur des mots, éperdument chuchotés, manifestement sincères, reformait autour de Nicole l’atmosphère d’extase. Puis, comme elle relevait les yeux, elle rencontra cette lumière de gravité passionnée qui lui rendait si émouvantes les prunelles bleu sombre de Sérénis.
Jamais rien de pareil n’avait fait jaillir en elle-même les sources cachées d’une vie merveilleuse. Elle découvrait ce miracle de l’amour, l’agrandissement inouï de la personnalité par l’orgueil suave d’être idole et par la soudaine mise en mouvement de toutes les forces endormies : force de sentir, force d’imaginer, force de se prodiguer en se retrouvant dans l’écho multiplié de son âme au fond d’une autre âme, force de souffrir et d’être heureux, vibrations des sens et de la pensée, qui font d’une créature humaine un instrument éperdu et sonore dont aucune fibre ne reste silencieuse. Tout être que touche le souffle magique croit, dans son ravissement, subir une aventure sans précédent et sans exemple, — tant il est vrai que nulle description de l’amour ne communique son essence réelle. L’insatiable curiosité qu’il nous inspire vient de son mystère autant que de l’ivresse où nous jette son évocation, même imparfaite. Aucune passion n’intéresse comme celle-là, parce qu’aucune n’est si universelle, mais surtout parce qu’aucune n’exalte si prodigieusement la puissance de vivre et la saveur de la vie, grâce à l’élan du perpétuel devenir, et de tout ce qui fut, rué vers tout ce qui peut être, à travers nous, quand nos mains et nos lèvres cherchent des mains et des lèvres aimées.
Nicole, s’avançant vers son mari, dans l’espace vide et sablé qui séparait la pelouse de la véranda, c’était la sensibilité dont frissonnent les choses, marchant vers l’intelligence qui les analyse et qui les pèse. Oppressante rencontre. D’autant plus fertile en malentendus, que le rêve, dans ce cœur délicat de femme, s’enveloppait de noblesse et de sacrifice, comme la raison, dans ce fier cerveau d’homme, se revêtait de droiture et de vérité.
Debout devant Hardibert, se tenait Fanny Coursol. La présence de la jeune ouvrière avait sans doute gêné Raybois. Ou bien il avait eu hâte de courir à ses occupations, sitôt rassuré quant à la reprise générale du travail. Son fauteuil était vide. Le bout de son cigare achevait de s’éteindre dans un cendrier. Sa femme, soulagée par cette absence, questionnait, de son ton placide et sans aigreur, la jolie couturière.
— « C’est votre papa qui a ramené le calme, qui a montré à ses camarades leur véritable intérêt ?
— Je crois que papa a fait ce qu’il a pu pour empêcher la grève.
— J’en suis sûr… Et je ne l’oublierai pas, » dit Hardibert. « Tenez, Sérénis, » ajouta-t-il en prenant un papier sur la table, entre les tasses, quand il vit s’approcher le jeune homme, « lisez-moi ce document. Vous verrez si c’est net et si c’est crâne, et si j’ai raison d’estimer ce Coursol. Toutes ses idées sont opposées aux miennes. Il ne s’en cache pas. Mais, dans les circonstances actuelles, il considère que je suis dans le vrai. Et il s’incline. Et il persuade ses amis. Quitte à les soulever un de ces jours contre moi, si le conflit se renouvelle dans d’autres conditions. Lisez soigneusement. C’est très fort. »
Ogier, par politesse, s’absorba dans une espèce d’ordre du jour, rédigé, certes, avec une clarté remarquable, et que rendait caractéristique, à côté des concessions immédiates, l’énoncé hautain des revendications prochaines. La physionomie générale de ce message des ouvriers à leur patron, œuvre de Coursol, qui signait en tête, avant les autres délégués, ne pouvait manquer d’intéresser l’écrivain. Mais la valeur des détails précis lui échappait. Il y avait des chiffres de salaires et d’heures de travail, des noms d’individus congédiés qu’on devait reprendre à l’usine. Et tout cela dansait un peu devant des yeux qu’une seule image attirait trop exclusivement. L’heure approchait où Sérénis allait monter dans l’un des équipages d’Honoré, pour se rendre à la gare de Sézanne. Tout lui était à charge de ce qui, durant ces dernières minutes, le privait de sentir la présence de Nicole.
Mais il fut sensible à un petit jeu de scène, ainsi qu’à une réflexion de Hardibert, qui lui parurent ne point devoir faire tort à ses intérêts d’amoureux.
De moins avisés que lui, et Nicole elle-même, ne pouvaient manquer d’observer avec quelle humilité dans l’admiration la petite Coursol regardait le maître de la Martaude, ni la complaisance amusée avec laquelle celui-ci accueillait l’évident hommage. Pas un instant Sérénis n’eut le mauvais espoir qu’il en résultât, fût-ce dans la plus secrète pensée de Raoul, quelque chose d’inquiétant pour la fierté de Nicole ou pour la pureté de la coquette Fanny. Hardibert n’était pas un Raybois. Et c’est bien pour cela, sans doute, c’est parce qu’il formait avec son sous-directeur un tel contraste physique et moral, que la jeune fille, si farouche devant les avilissantes privautés du bellâtre, s’extasiait, captée, avec une souple douceur, en face de ce patron taciturne, dont les paroles étaient redoutables et rares, dont le moindre geste disait l’autorité sur soi-même ainsi que sur les autres, dont l’impressionnante figure lui semblait majestueuse et lointaine comme celle d’un dieu.
Raoul s’avisait de ceci pour la première fois. Il venait de voir rougir et pâlir la petite, tandis qu’il exprimait sa satisfaction de la bonne nouvelle dont elle avait voulu se faire la messagère, et qu’il appréciait Coursol si fortement, mais de si haut. Et quel homme n’eût goûté la grâce timide et caressante des yeux bruns, des jolis yeux retroussés, qui semblaient toujours sourire, même quand la bouche tremblait d’embarras ? Vaguement, sans qu’il en eût bien conscience, un sentiment fut flatté en lui : ce besoin d’être adoré sans discussion, qu’aucune femme n’avait comblé, parce que l’âpreté de son caractère exaspérait la sensitivité des moins nerveuses, les hérissait de souffrance irritée. Pour piquer la sienne, — dans quel moment !… Mais telles sont les fatalités conjugales, — il se plut, lui si éloigné de toute vilaine convoitise, à rendre évidente l’espèce de fascination qu’il exerçait sur cette enfant. Il aiguisa d’une attention flatteuse la condescendance ironique de son regard en lui disant :
— « Et vous, ma petite, vous êtes contente que papa ait arrangé les choses, ne m’ait pas mis dans le cas de me séparer de lui ?…
— Oh ! oui, monsieur.
— Vous n’avez pas envie de quitter la Martaude ?… »
Elle secoua la tête, rose jusqu’au sourire oblique de ses yeux fins.
— « Alors ce n’est pas vous qui poussez à la guerre contre ce méchant patron ?…
— Oh ! non, monsieur !… »
La chaleur spontanée de ce cri gêna un peu Nicole, comme l’insistance du regard de Raoul, sous lequel palpitait visiblement la jeune ouvrière.
— « C’est bien, Fanny, » dit-elle. « Tu peux aller maintenant.
— Fanny ?… » répéta Hardibert. Et ce fut comme un appel, qui cloua la jeune fille sur place au moment d’obéir. « Un joli nom. Eh bien, Fanny, si jamais le papa Coursol fait encore des siennes et me donne la tentation de le flanquer dehors, venez me trouver. Je serai bien capable de lui pardonner alors un coup de tête. Mais tâchez plutôt qu’il ne recommence plus.
— Si cela ne tenait qu’à moi !… » murmura-t-elle, avec un accent où l’on devinait une nature passive, une féminité primordiale, acceptant sans discussion le joug masculin, qu’il vînt du père ou du maître.
Puis, ayant salué, elle se retira, sensible à ce que ne remarquait pas le directeur, qu’il y avait offense pour Mme Hardibert à continuer le dialogue après que celle-ci l’avait congédiée.
Raoul n’y prenait pas garde, compliquant de distraction l’exercice d’une volonté déjà suffisamment impérieuse, et qui, de la sorte, devenait agressive. Et il acheva de froisser Nicole, à une profondeur jamais atteinte en cette âme aujourd’hui si frémissante, lorsqu’il observa, suivant des yeux la svelte silhouette de la petite Coursol :
— « Voyez-vous, Sérénis, une fillette bien simple, bien ignorante, qui voit en vous un être incompréhensible et supérieur, qui n’ergote pas, ne vous discute pas, ça, c’est l’idéal. Les femmes plus perfectionnées sont délicieuses, mais on perd trop tôt son prestige avec elles. Et le prestige, il n’y a que ça en amour. Dès qu’une femme cesse de vous considérer comme l’être le plus parfait de la création, vous êtes bien près de perdre son cœur.
— Vraiment ? » fit Berthe Raybois. « Vous croyez que les femmes bêtes ont l’admiration plus solide que les autres ?…
— Mais oui.
— La bergère des Alpes ?…
— Parfaitement.
— Vous n’y entendez rien. Les femmes qui méprisent le plus les hommes sont d’une catégorie notoirement inférieure. Vous devinez lesquelles je veux dire. Pour vous supporter, il faut beaucoup d’intelligence et de philosophie. Si monsieur Sérénis épouse jamais sa cuisinière, ce ne sera pas parce qu’elle goûtera son génie, mais ses sauces, avec discernement. »
Nicole se taisait. Ogier eut son lent et dédaigneux sourire.
— « Vous n’ignorez pas cependant, madame la raisonneuse, » reprit Hardibert, qui, malgré des termes à intention plaisante, n’arrivait jamais à la légèreté de ton, « vous n’ignorez pas qu’on représente l’amour avec un bandeau sur les yeux. Dès qu’il voit clair… pfft !… il s’envole !
— Je ne dis pas. Mais est-on aveugle parce qu’on aime ?… Ou aime-t-on parce qu’on est aveugle ?… Si c’est la première hypothèse qui est vraie, comme je le crois, l’admiration des femmes dure autant que leur amour, et non leur amour autant que leur admiration. Votre fameux prestige, auquel vous attachez tant de prix, c’est leur cœur qui vous le donne. Mais il faut que vous teniez leur cœur.
— Le tient-on jamais ?… » murmura Hardibert.
« Ah !… » pensa Berthe.
Et, le soir même, quand elle se trouva seule avec sa cousine, après le départ de Sérénis :
— « Méfie-toi, » dit-elle à Nicole. « Il y a quelque chose dans ton mari que tu ne connais pas.
— Quoi donc ?
— Une amertume sentimentale qui pourrait un jour s’envenimer.
— Que veux-tu dire ?
— Ne l’as-tu pas entendu parler de l’amour, lui, ce cerveau abstrait, ce savant, ce sauvage, qui ne sait pas tourner un compliment à une femme ?
— Était-ce bien d’amour qu’il parlait ? » répliqua Nicole, avec un hochement de tête. « C’était de son prestige, de son autorité, de sa supériorité d’homme et de mari. Il veut de l’admiration. Je ne lui marchanderai jamais la mienne. Ne sait-il pas qu’il l’a tout entière ?… Je n’ai rien compris à ses allusions désobligeantes… »
Ce langage, si nouveau sur les lèvres tendres et résignées de la jeune femme, surprit sa cousine par un accent imprévu, mais non par sa signification secrète, dont elle avait la clef.
— « Je te préviens, » reprit Berthe. « Pas pour lui, mais pour toi. Tu as l’air d’avancer qu’il n’entend rien à l’amour. C’est ce que je lui ai dit moi-même. Et je le crois. Votre existence conjugale n’a jamais eu l’allure d’un roman. Es-tu bien sûre qu’il en ait pris son parti ?
— Voyons !…
— Quelle drôle de chose que l’amour, tout de même ! » s’exclama la femme négligée, trahie, de Gaston Raybois. « Ceux qui sont le moins faits pour le ressentir ne se consolent jamais de ne pas l’inspirer.
— Raoul n’y songe guère. La science et les affaires l’absorbent. Sa boutade de ce matin, c’était une façon de me taquiner, et toi aussi. Avec moi seule, jamais il ne prononce le mot d’amour.
— Pourquoi s’est-il occupé comme il l’a fait de la petite Coursol, sinon pour te rendre jalouse ?
— Mais à quel propos ? Il ne doute pas de moi, pas plus que je n’en doute moi-même. »
Berthe regarda Nicole, qui soutint ce regard. Puis Mme Raybois ajouta :
— « J’ai voulu te mettre sur tes gardes. Voilà tout. Le caractère de ton mari n’est pas simple. Quel être humain est simple ? Mais je crois celui-ci singulièrement compliqué. Penses-y bien avant de parler, ou d’agir, ou de te taire, avant de rien changer, fût-ce par une attitude ou par un silence, dans votre intime vie à deux. Quand on est possédé par un sentiment tel que je le devine en toi, et qu’on a ta franchise, — plus que de la franchise, une transparence d’âme qui rend toute dissimulation impossible, — on peut, sans le vouloir, accomplir l’irréparable.
— J’essaie de te comprendre, » dit Nicole, « mais je n’y arrive pas. Tu parles des complications du cœur, et tu t’imagines lire jusqu’au fond du mien. Pourquoi ?… Pour une supposition, moins qu’un indice. Mais, crois-en cette franchise que tu m’attribues : si je t’affirmais que tu te trompes, je mentirais moins à coup sûr qu’en convenant de ce que tu supposes.
— Soit. Aussi n’est-ce pas de cela qu’il s’agit. Je te dirai simplement : ne gaffe pas avec Raoul. »
Une souffrance croissante altérait le visage de Mme Hardibert. Cette intrusion presque brutale dans son secret, sans qu’elle l’eût d’ailleurs provoquée ni qu’elle sût s’en défendre, lui faisait mal, mais s’imposait toutefois à une nécessité de son âme — peut-être justement à ce besoin de vérité qui lui rendait trop lourd le mystère. Quelle abrupte conseillère pourtant, cette Berthe ! Incapable de toucher sans le dévelouter avec ses doigts secs, à la délicatesse d’un sentiment que Nicole supposait au-dessus de toute perception vulgaire.
Comment une Mme Raybois, instruite de l’amour par les seules frasques d’un mari grossièrement coureur, comprendrait-elle les subtilités merveilleuses dont s’était tissu, dans la poésie de Bruges et les frais souvenirs de la Martaude, un rare et unique lien sans matérialité coupable ? D’autre part, que pouvait saisir cette petite bourgeoise presque sans culture, d’un esprit vaste comme celui de Hardibert ? Ne s’égarait-elle pas d’un côté comme de l’autre ? Cependant sa décision tranquille, si étrangement indépendante de toute convention, de tout préjugé, presque de toute morale, cette espèce de stratégie sexuelle, exercée contre la faiblesse dans l’amant probable et en même temps contre l’imprévu dans le mari, ne laissait pas que de bouleverser le rêve de Nicole.
— « C’est curieux, cette façon que tu as de me parler de Raoul, » observa nerveusement celle-ci. « Quoi qu’il arrive entre lui et moi, comment veux-tu que ma sincérité me fasse tort ?… Raoul n’est certes pas le type du mari aimable. Je souffre de son caractère. Mais ce caractère n’a pas moins de hauteur que d’âpreté. Il est d’une incontestable noblesse. Un tel homme serait plus lésé par un mensonge que par un tort franchement avoué. Je compte bien n’en avoir jamais envers lui. Mais il y a une chose surtout dont je suis certaine : c’est que je ne l’humilierai, pas plus que moi-même, par une basse comédie. Il dédaigne l’amour, mais il estime par-dessus tout la loyauté. J’aimerais mieux perdre son affection que sa confiance.
— Cela veut dire ?…
— Cela ne veut rien dire, puisque c’est de la psychologie abstraite, sans application dans les faits.
— Je souhaite, » dit Mme Raybois, « que tu n’aies jamais à l’appliquer. »