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Le Cœur chemine

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IV

Nicole et Ogier se revirent dans une circonstance tout officielle. Le père de Toquette donna un déjeuner en l’honneur des fiançailles. Comme les Mériel demeuraient à Paris dans un appartement meublé, où ils ne pouvaient recevoir avec toute l’élégance que comportait l’occasion, le repas eut lieu dans un des restaurants à la mode du Bois de Boulogne. Et l’on choisit l’heure du déjeuner, précisément à cause des Hardibert, pour la commodité de leur déplacement.

La petite fête, aussi fastueuse que possible, avec son luxe de fleurs, de menu, de service et de toilettes, manqua d’ailleurs d’animation. Il y avait là réunies vingt-cinq à trente personnes qui ne se connaissaient point : membres de la colonie américaine, amis d’autrefois qu’avait fait surgir la fortune de Paul Mériel, sans qu’il pût d’abord remettre un nom sur leur visage, bienfaiteurs des mauvais jours trop négligés ensuite dans la prospérité, tels que le parrain et la marraine de Victorine.

Une certaine gêne eût régné, même si des influences pénibles et secrètes n’avaient point plané dans cette salle, où, par les clairs vitrages, se reflétait la clarté fauve des feuillages d’automne.

La politesse glacée de Hardibert et le sourire gracieux, mais dans un visage si pâle, de sa jeune femme, n’étaient pas ce qui pouvait animer l’atmosphère d’un courant chaleureux. L’exubérance même de Toquette paraissait subir une atténuation. Elle ne manquait pourtant pas d’éclat, cette fille originale, avec ce mélange d’américanisme et de parisianisme, qui s’affirmait dans sa toilette blanche, trop chargée de dentelles, mais d’une rare séduction de lignes sur son corps souple et cambré, dans ses manières avenantes et brusques, dans son accent, dans la piquante vivacité de ses traits, auréolés d’une lumineuse et indocile chevelure.

— « Êtes-vous contente, ma petite marraine ? Aimez-vous un peu votre vilaine ingrate de filleule ? » disait-elle, accourue vers Nicole aussitôt qu’on se leva de table, et entourant d’un bras câlin la taille de Mme Hardibert.

Elle l’entraînait à l’écart, prise d’une velléité de confidence, dans la partie du jardin réservée aux invités de M. Mériel, et où, grâce à la douce journée d’octobre, on servait le café par petites tables.

— « Je suis contente si tu es heureuse, ma mignonne, » répondit Mme Hardibert.

— « Si je le suis !… Mais vous savez, marraine, c’est moi qui ai voulu ce mariage. Au fond, » ajouta-t-elle en riant, « Ogier n’y pensait pas du tout. Je ne suis pas sûre qu’il en soit encore très enchanté. Mais cela ne m’inquiète pas. Ce sera bien amusant de faire sa conquête, à monsieur mon mari. »

Toute sa jeunesse rayonnait dans la présomption charmante. Et, — il faut le croire, — les cœurs les plus largement généreux ne sont pas à l’abri des impulsions envieuses, puisque la fraîcheur de ce charme, si sûr de lui, fit un peu de mal à Nicole.

— « Tenez, » continua gaiement Toquette, « regardez s’il nous contemple avec un air morose, mon beau ténébreux ! Approchez, monsieur Sérénis… N’ayez pas peur !… Je n’ai pas encore de droits sur vous, » ajouta-t-elle, s’adressant à l’écrivain avec la plus séduisante coquetterie.

Il se tenait à quelque distance, et les considérait, en effet, d’un air que sa fiancée taxait fort exactement de morose. A peine avait-il encore échangé quatre mots avec Mme Hardibert. A table, elle se trouvait placée à la droite de M. Mériel, tandis que lui-même avait son couvert en face, à côté de Toquette, qui faisait vis-à-vis à son père.

Sur l’injonction de la jeune fille, maintenant, il s’approchait.

— « Venez, » répétait-elle, tout éclairée de joie, dans sa transparente physionomie de rousse, en parlant à l’homme qu’elle aimait. « N’ai-je pas raison de dire à marraine : ce que Toquette veut, Dieu le veut ? Qui de vous deux aurait deviné mon rêve de petite fille, et qui de nous trois aurait cru à sa réalisation, durant ces journées extraordinaires, là-bas, dans le Béguinage de Bruges ?… »

Les yeux de Nicole et ceux d’Ogier se croisèrent. Elle le vit aussi pâle qu’elle se sentait devenir elle-même. « Les extraordinaires journées de Bruges… » Des images un peu effacées flottèrent, s’éteignirent, s’accentuèrent de nouveau… Un coin de ciel avec le geste noir des moulins… La Grand’Place vide et ensoleillée sous la haute tour du Beffroi… Mais qu’était la nostalgie de ces souvenirs auprès de l’étourdissante impression dont ils se sentaient ressaisis ? Entre cette femme et cet homme existaient les mystérieuses concordances qui font de l’amour une passion fatale. La rupture soudaine, absolue, violemment irrévocable, avait suspendu l’attrait magique, avait pu le leur faire nier, oublier. Mais, dans l’émoi de la mutuelle présence, le prodige recommençait.

En accueillant les avances matrimoniales que Toquette lui fit ouvertement, dans une audace de sincérité que stimulait sa situation de fille riche, Ogier convint avec lui-même qu’il allait conclure un mariage d’intérêt. Le caractère de Mlle Mériel, qui l’eût peut-être amusé dans quelque intrigue de passage, ne le contentait qu’à demi chez la femme qui porterait son nom. Il avait trop de penchant au rêve imprécis et aux raffinements de la sensibilité, pour goûter cette façon désinvolte, aisée, de prendre l’existence. Flatté quand même de la ténacité déployée par Toquette dans sa prédilection pour lui, il n’en faisait pas crédit à une grande profondeur de sentiment chez la jeune fille, mais au plaisir qu’éprouvait cette nature volontaire à gagner une espèce de gageure contre le sort, sans compter l’exagération romanesque de ses souvenirs d’adolescente. En somme, la petite ne lui déplaisait pas, mais la dot inespérée lui plaisait encore davantage. Sans être l’arriviste que voyait en lui Berthe Raybois, Sérénis envisageait très bien le moment où sa conduite se conformerait avant tout aux nécessités pratiques. Ce moment survenait un peu plus tôt qu’il ne l’avait prévu. L’écrivain en subissait sans révolte la profitable suggestion.

Mais à peine eut-il écrit à Nicole la lettre dictée par sa délicatesse, qu’un nouvel élément s’interposa dans l’évolution, assez tranquille jusque-là, de sa pensée. L’image de la seule femme qui eût déchaîné en lui des ardeurs passionnelles, recommença de le hanter. Il connut de nouveau, quoique plus affaiblies, les angoisses délicieuses ou terribles dans lesquelles sa faculté de vivre s’était si magnifiquement épanouie il y avait six ans. La convalescence de cette secousse, finalement si douloureuse, avait été longue. Mais il croyait tout cela bien mort. Et voilà que, pour avoir écrit cette lettre, il retrouvait la fièvre et les anxiétés de jadis dans l’attente de la réponse.

Le mot, bref et correct, par lequel Hardibert lui avait communiqué l’accueil favorable fait au projet de mariage par sa femme et par lui-même, avait dissipé les obsédantes chimères. Il crut y distinguer la preuve, chez Nicole, d’une indifférence qui touchait au dédain. Le coup de fouet réveilla sa fierté. Aussi, ce matin était-il venu à ce déjeuner sans presque un battement de cœur. Mais il l’avait revue…

La vision, pour les amours mal guéries, est comme de l’éther versé sur un foyer mal éteint. Tout se rallume instantanément. La personne de Nicole bouleversa Sérénis, et à proportion du doute où elle était d’elle-même. Car, le sentiment des années écoulées qui, croyait-elle, laissaient leurs traces sur son visage, celui du contraste entre ses trente ans désenchantés et la radieuse jeunesse de Toquette, la déprimante idée que celle-ci l’emportait sur son souvenir même, prêtaient à Mme Hardibert la grâce un peu brisée qui seyait le mieux à sa suave figure. Et que cette grâce était loin de l’orgueil défensif dont Ogier s’attendait à la trouver armée !

Quand Toquette eut prononcé le nom fatidique de Bruges, quelque chose passa sur la physionomie de Nicole qui fit crier d’amour le cœur de Sérénis. Ce fut si subtil et si contenu : un battement des cils, un tremblement de la lèvre, et ce regard… tellement involontaire, aussitôt détourné !…

— « Je vous laisse refaire connaissance, » dit Toquette. « Je me dois aux invités de papa. »

Elle les quitta, dans un envol de sa robe blanche. Nicole sentit qu’elle serait ridicule d’imiter la course juvénile de l’impétueuse fille. Pourtant, elle se troublait doublement, et de ce tête-à-tête, et de l’opinion que Raoul en pourrait avoir, s’il s’en apercevait.

Quelques secondes s’écoulèrent, dans un silence impressionnant. Puis, de la bouche de Sérénis tomba une phrase à ce point inattendue, que toute la sage circonspection de Nicole en fut déconcertée.

— « Je suis un homme bien malheureux !… » dit-il.

— « Vous ?… »

Elle n’évitait plus de le regarder. La pitié servait de voile, cachait la palpitation de joie, le frémissant intérêt, qu’éveillait ce malheur d’où elle ne pouvait être absente.

— « Pourquoi ne m’avez-vous pas répondu vous-même ? » reprit le jeune homme. « Si j’avais reçu un mot de votre main, ce mariage ne se faisait pas. »

La terre oscilla sous les pieds de Nicole.

— « Je ne vous aurais pas répondu autre chose que mon mari, » balbutia-t-elle.

— « C’eût été votre écriture… J’y aurais lu en profondeur… comme dans vos yeux. Vos yeux non plus ne me disent pas autre chose. Et cependant !…

— Qu’osez-vous me donner à entendre ? Je vous interdis de continuer. Vous êtes le fiancé de ma filleule.

— Tant pis pour elle !… » fit Ogier d’un air sombre.

— « Comment ?

— Je ne l’aimais guère jusqu’ici, et maintenant je sens que je vais la haïr. »

Il exagérait sans peine, se laissant emporter par l’émotion vraie du moment, et surtout par la nécessité d’étourdir Nicole, pour qu’elle ne lui échappât pas tout de suite, — comme un fauve étourdit sa proie pour lui paralyser les ailes.

D’ailleurs tous deux étaient hors d’eux-mêmes, perdaient la notion des réalités immédiates.

Nicole, prise d’effroi, fit un mouvement pour s’éloigner.

— « Il faut… il faut… » prononça Ogier, dont l’agitation devenait dangereusement visible, « que j’aie un entretien avec vous. Jadis, vous m’avez traité comme un être sans honneur, avec qui l’on ne peut avoir une explication franche… »

Éperdue, elle secouait la tête.

— « Montrez-moi la confiance que je mérite. Je jure sur votre divine tête de vous obéir en tout. Mais je veux causer avec vous… Promettez-le-moi… Autrement, je fais un esclandre… Je vous en donne ma parole !… Je prends congé immédiatement, et d’une façon que Mlle Mériel pourra juger définitive. »

L’aurait-il fait ?… Peut-être… étant un de ces nerveux dont la volonté s’exalte tout à coup sous une suggestion trop intense, et qui, par faiblesse, accomplissent des actes de folle énergie.

Nicole n’osa pas en courir le risque. D’ailleurs, le refus, en cet instant, eût été au-dessus de ses forces.

— « Soit, j’y consens.

— Êtes-vous à Paris demain ?

— Je puis y rester. »

Elle passerait la nuit chez Berthe, où elle avait son costume de ville, car elle s’y était habillée.

— « Voulez-vous, » reprit Ogier, tout bas et précipitamment, « être dans ce Bois demain matin, vers dix heures… Entre les deux lacs.

— J’y serai, » murmura-t-elle.

Leur délire un peu calmé par cet engagement, ils se séparèrent. Leur causerie, d’apparence toute naturelle, n’avait pas été remarquée. Le seul convive qui aurait eu quelque raison d’en prendre ombrage, Hardibert, n’était plus là. Aussitôt après le déjeuner, il avait filé à l’anglaise, excédé par la banalité des conversations, et soucieux, étant donné son genre d’amour-propre, que Nicole ne pût le supposer jaloux au point de la surveiller. Il considérait sa sécurité d’époux comme suffisamment assurée par le prochain mariage de Sérénis, et par cette conviction, tout à fait absurde mais bien conjugale, que sa femme ne pouvait inspirer le désir à côté de ce fruit nouveau et d’une si fraîche acidité qu’était l’excitante Toquette.

Mme Hardibert se rapprocha du principal groupe. Un monsieur lui offrit une tasse de café, et, sans s’inquiéter de son refus, commença de lui faire la cour. Soudain amusée, elle le regarda. Il paraissait sous l’empire d’une impression très vive. Comme il n’appartenait pas à la société américaine des Mériel, mais était un Parisien de pur sang, fringant et piaffeur, il s’autorisait de deux rencontres précédentes pour risquer de ces déclarations fort claires, dont une Française jolie doit renoncer à s’offenser sous peine de rompre toutes relations avec ses compatriotes. En les accueillant avec cette moquerie légère, qui est la plus sûre et la plus élégante des armes féminines en pareil cas, Nicole en ressentait une griserie secrète. Ainsi, elle plaisait, elle se sentait belle… Si elle avait su combien !… Jamais elle ne l’avait été davantage. Un rayonnement mystérieux animait ses traits délicats, sa pâleur si fine, noyait d’une langueur rêveuse ses changeantes prunelles sous l’ombre palpitante des cils. A plusieurs reprises elle rencontra le regard d’Ogier s’arrêtant rapidement sur elle. Et quel regard !…

Mais quoi d’étonnant à ce qu’elle fût parée d’une séduction nouvelle. Avec la confiance revenue en son propre charme, se déchaînaient en elle ces flammes du sentiment qui transparaissent à travers les plus ternes visages. Des suavités, et aussi des férocités inconnues, lui gonflaient le cœur. Georget l’aimait toujours !… Il la préférait à Toquette, à la fiancée de vingt ans, éclatante, amoureuse et millionnaire !… Certes, elle le persuaderait d’épouser cette enfant. Oui… elle y était résolue. Mais n’importe !… elle avait la victoire… Et toute sa féminité s’en réjouissait éperdument, du fond sauvage où se réveillaient la ruse et les rivalités antiques, jusqu’à la fleur délicieusement tendre de son amour déchiré de scrupules.

Quand elle rentra chez Berthe, celle-ci, aussitôt après l’avoir examinée, lui dit :

— « Allons… Le subtil poète a dû trouver de ces mots capables de te faire accepter même son mariage.

— Son mariage… Un signe de moi peut l’empêcher ! » s’écria Nicole.

Le cri d’orgueil et d’amour jaillissait, irrésistible.

Sa cousine la regarda, intriguée, indulgente, avec un de ces sourires de complicité féminine, qui flotte aux lèvres des plus sages devant un aveu de passion.

Elle-même, quoique invitée avec sa fille au déjeuner des Mériel, s’était excusée, prétextant le deuil qu’elle quittait à peine, et refusant d’envoyer Yvonne avec les Hardibert, parce qu’il aurait fallu dépenser le prix d’une toilette pour la jeune élève du Conservatoire. Mais, à Nicole, elle n’avait pas caché le fond de sa pensée :

— « Je n’y serais allée dans aucun cas. Je trouve ce mariage odieux. Les deux fiancés me sont antipathiques, autant l’un que l’autre. Ta Toquette n’est qu’une étourdie et une ingrate. Et quant à monsieur Sérénis, je ne lui pardonne pas d’épouser ta filleule pour son argent, après avoir troublé pour jamais un cœur comme le tien. »

Maintenant, à l’ouïe de cette chose extraordinaire : que le soi-disant arriviste, l’homme incapable d’un sentiment fort, qui pouvait oublier une Nicole après s’être fait aimer d’elle, était prêt d’agir avec cette folie sentimentale dont s’émerveille toute femme, Berthe fut saisie d’un enthousiasme bien dangereux pour sa cousine :

— « Ah ! » s’exclama-t-elle, « il y en a donc un, capable, comme dit Musset, de déraisonner d’amour !… C’est gentil, ça !… La race en est bien perdue. Et je ne croyais certes pas que celui-ci la ressusciterait !… Nicole, ma petite… Je ne voudrais pas te donner de mauvais conseils… Mais quand je vois avec quelle brutalité autoritaire ou sensuelle, un Hardibert, un Raybois, malmènent nos pauvres cœurs, je me dis qu’il faudrait une vertu plus qu’humaine pour résister à un être de charme comme celui-là, qui, par-dessus le marché, se montre fidèle jusqu’à l’extravagance… La vie ne m’a pas donné la chance d’en rencontrer un, ou de pouvoir lui plaire… Sans cela, je ne réponds pas… ou plutôt je ne réponds que trop, de ce qui serait arrivé. »

Elle n’eut pas le loisir de continuer ce hasardeux discours, parce que ses enfants survinrent. Avec les irruptions intempestives des trois garçons, une conversation suivie n’était guère possible.

Berthe ne sembla pas fâchée d’être interrompue. Elle sentait le péril de son rôle auprès de cette frémissante Nicole, qu’elle se refusait à pousser davantage vers un bonheur coupable, et que cependant elle ne pouvait retenir, puisqu’elle trouvait en elle-même plus de raisons pour l’envier que pour la condamner. Aussi noya-t-elle son embarras et son commencement de remords dans les effusions de tendresse dont elle accueillit ses fils. Ils s’élancèrent impétueusement à l’assaut de ses caresses. Nicole vit émerger, presque belle d’expression ravie, la figure maternelle entre les trois houleuses têtes. Et elle entendit Berthe lui dire :

— « Vois-tu… Moi, j’ai ma part… »

D’un ton qui signifiait : « Prends la tienne où tu croiras la trouver, pauvre cœur en peine… Ce n’est pas moi qui pourrai te blâmer. »

Comme, ensuite, la soirée parut longue !

A dîner, Yvonne, la future tragédienne, attendrissante de confiance en la vie, avec un petit corps si gracile et mince qu’elle semblait un gentil roseau défiant les tempêtes où se brisent les chênes, accabla Mme Hardibert de questions sur le déjeuner du matin, sur les toilettes, sur les qualités extérieures de la fiancée et les cadeaux qu’elle avait déjà reçus.

— « Moi, » dit-elle, « je n’accepterai pas de diamants quand je me marierai. C’est horriblement vulgaire, et ça s’imite. Je ne veux que des bijoux d’art. »

Ce dédain pour les brillants, dans la médiocrité de ce cadre et de ce repas, ne manquait pas de crânerie. Et le cœur anxieux de Nicole, toujours effleuré d’inquiétude ou de regret, admira secrètement l’aptitude de cette fillette à s’équilibrer avec les indications pratiques de sa vocation et de son temps. Celle-ci n’aurait pas au fond de l’âme des pensées lourdes et anciennes comme les rêveries mortes des aïeules, pour l’empêcher de voltiger allègrement sur les champs nouveaux des joies humaines.

Et tout, durant cette soirée, et cette enfant même, avaient une signification suggestive et tentatrice. « Je n’ai souhaité qu’une chose sur la terre, » se disait Nicole. « C’est un grand amour. La destinée me l’accorde. Vais-je dire : « Non » ?… Non, à ce qui comble si merveilleusement le vœu de ma nature. Mais alors, c’est à moi-même que je mentirais. C’est la vie de ma vie que je trahirais. Une fois déjà j’ai commis ce crime contre mon cœur. Je n’ai semé que du chagrin, en moi, et autour de moi. Quelle leçon !… Et aujourd’hui, quel mystérieux retour !… Ah ! je le sens bien… Je n’ai plus la force austère de ma jeunesse. L’enseignement de la vie n’est pas bon. Je vaux moins qu’alors, ayant vu davantage. Et le vague espoir de mes vingt-quatre ans n’est plus là pour me soutenir. Au nom de quoi lutterais-je ?… Le sort, qui me tend le même piège délicieux, m’a ôté l’énergie et les motifs d’y résister. »

Nicole ne se disait pas tout cela avec autant de précision. Mais ce qui l’entraînait au doux abîme n’en avait que plus de puissance, pour être obscur et inexprimé.

La nuit, dans le petit lit d’Yvonne, qui lui avait cédé sa chambre et couchait avec sa mère, ce ne furent pas des raisonnements qui la poursuivirent jusque dans le sommeil, mais des images. Le sourire et les yeux de Georget… Le mouvement de ses lèvres quand il lui avait dit : « Si vous m’aviez écrit vous-même, ce mariage ne se faisait pas. » Puis, un paysage qu’elle connaissait bien, ce carrefour entre les deux lacs du Bois de Boulogne, où elle se voyait s’avançant, tandis que, là-bas, une grande silhouette tressaillait et se mouvait à sa rencontre.

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