Le Cœur chemine
IV
« Oui… En si peu de temps, madame, vous m’aurez transformé. Vous aurez fait de moi, du jongleur de mots que j’étais, un écrivain sincère.
— Est-ce moi ?… ou bien… elle ?… » demanda Nicole, dont le gracieux mouvement de tête indiqua la ville, — cette Bruges de regret et de candeur, deux fois offerte, en sa réelle apparence et dans le miroir de ses eaux.
Mme Hardibert était assise, à côté de Sérénis, sur le gazon en pente d’un des vieux remparts.
L’après-midi voilé donnait enfin au poète cette atmosphère grise dont il avait souhaité l’enveloppement à la cité nostalgique. En face d’eux, au delà du canal, très large en cet endroit, une ronde tour, à la silhouette sarrasine, contre un rideau d’ormes séculaires. Et plus loin, sur un ciel de perle, les lignes inclinées des toitures, l’élancement des clochers, la couronne dentelée du Beffroi, l’aiguille de Notre-Dame, la carrure abrupte de Saint-Sauveur.
Le cristal du bassin reflétait ces choses pensives. A droite, sur la crête du glacis, des moulins à vent déployaient leurs ailes cabalistiques. Nul souffle ne les faisant tourner, ils semblaient inscrire dans l’espace un signe de mystère. La molle suavité de l’heure, sous le voile uni des nuages, la solitude du lieu, aggravaient le charme du décor. Pour les deux êtres assis là, côte à côte, chaque détail de cette scène prenait un sens inoubliable.
Depuis une semaine, ils vivaient en un tête-à-tête où Bruges seule intervenait en tiers. Elle servait de truchement à leurs âmes, avec le vocabulaire profond de ses œuvres d’art, de ses sanctuaires, de ses cloches, où leur double pensée communiait à tout instant.
La foulure de Toquette guérissait peu à peu, sans que l’impatiente fille sentît trop peser les heures parmi les gâteries des béguines. Pour les recluses, cette rousse figure d’espièglerie devenait un gai soleil intérieur, aux jeunes rayons duquel se réchauffaient leurs cœurs éteints. Même immobile, sur une chaise allongée d’un tabouret, et dans ce refuge de calme, la vivacité de Toquette réclamait et trouvait des aliments. Elle se faisait enseigner par ses affables hôtesses le miracle de patience et d’habileté qui fleurissait leurs coussins à dentelle de l’inestimable point de Bruges. Et sa gourmandise enregistrait les recettes des chatteries fabriquées à son intention.
Jamais les petits couvents ne s’étaient imprégnés avec plus de persistance d’aromes de cédrat, de caramel et de vanille. Même Nicole s’en déclarait légèrement écœurée, tandis que, par les interminables crépuscules, elle tournait avec Ogier autour de la pelouse, échangeant les impressions recueillies durant les promenades de la journée.
Cette pelouse du Béguinage, ce grand terre-plein velouté sous les ramures des vieux ormes, leurs pieds en garderaient longtemps la sensation de fraîcheur élastique, et leurs yeux la paix verdoyante. Ce sol mystique aurait nourri la fleur ardente et vénéneuse, la fleur de passion et de poison, qu’ils emporteraient pour leur délice et leur supplice.
Cependant le sortilège allait finir. Demain, Raoul Hardibert viendrait chercher sa femme et leur filleule, pour les ramener à la Martaude.
Perspective, qui, peut-être, élargissait pour Ogier, pour Nicole, la blessure de mélancolie par laquelle Bruges tout entière leur entrait dans le cœur, tandis qu’ils la contemplaient, grise sous le ciel de cendre, assis sur l’herbe du rempart.
— « Non, madame, » répliquait le jeune homme, « ce n’est pas la sincérité de cette ville qui m’a fait prendre en dégoût mon cabotinage littéraire. Certes, elle est d’une droiture admirable, n’offrant aucune beauté qui ne corresponde à une phase de sa vie morale, n’ayant rien d’acquis ni d’emprunté dans sa grâce artistique, pas plus que dans son agencement intime. Les nécessités commerciales ont dessiné ses canaux. Sa foi respire dans ses églises. Son Beffroi proclame ses libertés communales. Et sa torpeur actuelle n’est pas feinte. Elle est vraie dans le présent comme dans le passé, sous le linceul de son silence, comme sous les vives broderies de ses architectures. Mais son exemple seul ne m’aurait pas suffi. Sans votre présence, il m’eût manqué ce qu’elle exprime, l’émotion. Elle se raconte elle-même. Jusqu’ici, je n’ai rien eu à dire de moi.
— Et maintenant ?… » demanda Nicole.
— « Maintenant… » répéta Ogier.
Il se tut, et la regarda, d’un tel regard qu’elle détourna le sien.
Alors elle entendit la voix de son ami qui murmurait :
— « Maintenant, je suis comme un instrument de musique auquel on a donné l’unisson. Les fibres de mon cœur sont accordées pour toutes les vibrations de douleur et de joie. Il ne peut plus chanter faux. »
Mme Hardibert ne dit rien. Les yeux fixés sur le paysage, les lèvres serrées, un peu pâle, elle semblait écouter encore les paroles suspendues, à moins qu’au contraire il ne lui convînt pas de les entendre.
Cette ambiguïté de sphinx seyait aux lignes pures de son visage. Ogier remarqua, sous la placidité voulue, quelque chose d’intense dont il ne se fût pas avisé voici huit jours. La peau mate s’opalisait d’une secrète flamme. Une précision nerveuse affinait les traits, comme une retouche d’un burin plus sûr. Une force inconnue pétrissait la chair délicate, lui donnait plus de caractère, plus d’éclat. Était-ce bien la tranquille Mme Hardibert, si bienveillante à la banalité bourgeoise du vieux Plantin ?… A cette minute, Sérénis eut le pressentiment d’un éveil, dans cette âme qui lui avait tant révélé de la sienne.
Il reprit :
— « Savons-nous ce qui existe en nous-mêmes tant que l’aimant d’une personnalité complémentaire n’a pas fait affleurer à la surface de nos cœurs le trésor secret ? Nous ne sommes pas des isolés, même en notre vie du dedans. Elle ne palpite que sous le choc excitateur des sentimentalités prochaines. Depuis des années, je n’ai même pas essayé de me connaître. Je m’imposais un masque, et voulais me voir sous l’orgueilleuse apparence qu’exigeait mon imagination. Quelques jours auprès de vous ont suffi pour ressusciter, dans l’artificiel Ogier Sérénis, le spontané Georget d’autrefois. »
Nicole, toujours les yeux au loin, vers la grisaille du paysage, que le canal bordait d’argent et que scellait d’un hiéroglyphe noir le geste immobile des moulins, prononça rêveusement :
— « Comme c’est vrai, ce que vous dites !… Nous sommes autres suivant les autres. Les êtres que nous pouvons le plus aimer sont probablement ceux qui font épanouir le meilleur de nous-mêmes. »
Se fût-elle exprimée ainsi la semaine précédente ?… Comment concevoir naguère une telle détente élastique de sa nature, sa libre et délicieuse expansion dans une atmosphère si suggestive et si souple ?… Mais le charme qu’elle avait éprouvé, elle l’exerçait elle-même. Quel était le plus doux : subir la mystérieuse magie, ou se sentir magicienne, elle qui se jugeait sans prestige ? D’où lui venait ce pouvoir ? Elle se l’avérait par mille indices, tandis que le proclamait son ami. Certainement, celui-ci n’était plus le littérateur nouveau jeu, haut sur cravate et empesé de scepticisme, qu’il s’efforçait de paraître, — assez maladroitement d’ailleurs, — lors de leur rencontre à Anvers. Ne le déclarait-il pas ?… C’était Georget, et non plus Ogier, avec les gaucheries et les élans de leur camaraderie adolescente.
— « Ah ! si j’avais su !… » disait-il. « Si je n’avais pas oublié le chemin de la Martaude, j’aurais peut-être déjà écrit quelque œuvre de profondeur et de vérité. Mais ce n’est, après tout, qu’un peu de temps perdu. Désormais, en prenant la plume, je songerai : Il faut amener des larmes d’attendrissement dans les plus purs yeux du monde, il faut susciter un sourire ému sur les plus franches et fières lèvres, il faut gonfler d’enthousiasme le cœur le plus tendrement subtil. Et je verrai vos yeux, vos lèvres… J’entendrai chuchoter votre cœur. Alors, je mettrai dans mes vers et dans ma prose cette force d’humaine vérité qui seule peut toucher votre âme. »
La passion de l’homme commençait à enflammer les périphrases de l’écrivain. N’était-ce pas sous les ravissantes espèces physiques des prunelles d’aube, de la bouche pulpeuse et mobile, que le souvenir d’Ogier communierait avec la pensée de la charmante femme ? Aurait-il goûté sa droiture sans la clarté de son regard, sa fine rêverie sans la douceur effilée de son sourire, sa prompte sensitivité sans les battements de ses longs cils et la pâleur changeante de ses joues ? Ses yeux, à lui, tandis qu’il parlait, se posèrent sur les traits dont il venait d’évoquer la puissance inspiratrice. Et, tout à coup, un frisson le traversa. Frisson de désir, aussitôt suivi par un frisson de peur. Qu’avait-il dit ?… Où allait-il ? Déjà une telle tendresse lui rendait Nicole sacrée, qu’il trembla pour elle de ce qu’il éprouvait. La troubler ? Elle, dont la suprême grâce était une paix si noble, vraiment divine. Ah ! la chère créature, fraîche comme une source cachée ! Il se tut, la contemplant avec des prunelles que voilait un transport indéfinissable. Il éprouvait une envie folle de tomber à genoux devant elle, là, dans ce lieu si bien fait pour l’adoration et le sacrifice, en face de la ville taciturne, sur l’herbe du rempart inutile et désert.
Nicole cessa de s’absorber dans la vision lointaine. Une irrésistible attraction lui fit tourner la tête. Et quand le regard d’Ogier eut pris le sien, leurs deux cœurs défaillirent.
La minute fut tellement souveraine qu’ils en subirent l’enchantement et le silence avant même d’avoir pu s’en défendre. Mais aussitôt que Mme Hardibert eut compris ce qui survenait de fatal et de foudroyant, elle se leva :
— « Retournons au Béguinage, » balbutia-t-elle.
Sérénis demeurait à ses pieds, levant sa belle tête grave. Une faible torsion de son corps souple changeait en prosternement sa position assise. Il supplia :
— « Je vous en prie… Restons encore un peu. Nous ne parlerons pas, si vous voulez. Je ne vous dirai rien… N’ayez pas peur… Mais où retrouverons-nous ceci ?… »
Sa main esquissa, vers l’horizon, un geste qui s’acheva sur sa poitrine. Que désignait-il ?… Qu’était-ce donc, « ceci », que l’existence ne leur rapporterait plus ? La vaporeuse douceur de ce site adorable, cette grise Bruges sous la lenteur des nuages, l’odeur humide et ancienne de son rempart baigné d’eau, l’ondulation légère de l’herbe, et la solitude, rendue plus profonde par un étrange recul du temps ?… Était-ce cela qu’ils ne reverraient plus ensemble ? Ou s’agissait-il de l’émotion unique dont ils restaient frémissants ?…
Si cette émotion avait surpris et atterré Nicole, Ogier n’en était pas moins le captif enivré, mais stupéfait. Rien ne l’avait jusqu’ici préparé à ce qu’il découvrait en lui. Tout à l’heure, en décrivant la conversion singulière, qui, hors du caractère factice, dégageait l’ingénuité de sa jeunesse toute neuve, il était dans la vérité. Ce garçon, fou de littérature, qui naguère encore considérait la vie comme un décor héroïque où il jouerait un premier rôle, — soigneusement choisi, étudié, — se trouvait pour la première fois à la merci d’un sentiment. Il n’avait jamais craint ni cherché l’amour, se piquant de n’y pas trop croire, s’imaginant, du moins, qu’il en serait le maître, qu’il en disposerait comme d’une attitude et d’une joie docile. Or, voici que, peu à peu, depuis une semaine, la simple présence d’une femme faisait glisser le travestissement, montrait ce qu’il y avait dessous : une gentille et chaude nature, dégagée à peine des naïvetés enfantines, et moins puérile aujourd’hui dans la soudaine solennité de la passion, que la veille dans l’affectation de scepticisme. Le masque ne tenait pas. Peut-être, plus tard, l’aridité de l’existence le collerait mieux à ce visage, d’une virilité trop fraîche. Le doute, l’intérêt, l’ambition, fixeraient les traits apprêtés, que détendaient pour l’heure la tendresse et l’espérance. Mais l’œuvre amère n’était pas accomplie. Le poète hautain et désenchanté d’hier n’était qu’un enfant tremblant d’amour.
— « Appelez-moi Georget, voulez-vous ? » demanda-t-il tout bas.
Nicole, sur ses instances, venait de se rasseoir près de lui. Sans doute parce qu’elle ne pouvait renoncer si vite à une angoisse trop exquise, mais aussi parce qu’elle redoutait de s’être alarmée trop tôt. Les très honnêtes et très chastes femmes craignent de provoquer le danger en le découvrant avant qu’il existe. Ce leur est une intolérable gêne de paraître attribuer à un homme une idée d’entreprise que peut-être il n’a pas, et la honte de l’erreur possible les incite à des semblants d’indulgence ou de coquetterie.
Ogier ne s’y trompa point. Son maintien, son accent, révélèrent sa terreur d’effaroucher Nicole. Avec quelle humilité lui adressa-t-il cette prière de l’appeler par le nom familier d’autrefois ! C’est tout ce qu’il trouva pour rompre l’anxieux silence, pour ramener leurs cœurs si tragiquement éclairés à la paisible inconscience de tout à l’heure, quand il se réclamait de l’inspiratrice intellectuelle, quand il se félicitait du souffle sincère que cette âme de vérité ferait circuler dans son œuvre.
Qu’aurait-il pu dire, d’ailleurs ?… Son esprit ne formulait rien encore de ce qui grondait orageusement dans son être. Osait-il songer : « Mais voici l’amour !… » Trop réellement atteint, trop éperdu, il restait sans artifice et sans hardiesse, vrai dans sa timidité même.
Ce fut avec la plus parfaite candeur, et sans que son sourire pincé d’ironie rectifiât la niaiserie touchante, qu’il insista :
— « Oui… Si seulement, de temps à autre, pour nous seuls, quand vous m’écrirez, quand nous causerons, vous m’appeliez Georget, cela me donnerait du bonheur, de la force. Je sentirais que je vous appartiens un peu, que je n’ai pas le droit d’écrire un mot qui ne soit pas en accord avec votre âme si haute. Ce serait le fétiche de mon pauvre talent. J’y penserais chaque jour en m’asseyant au travail, comme un joueur touche son talisman quand il va manier les cartes. Ah ! que je sois quelque chose pour vous, Nicole, que je sois votre Georget !… Mon pseudonyme, que vous n’aimez pas, qui n’est pas moi, me fait presque mal dans votre bouche. »
Rassurée par ce peu qu’il réclamait, par cette idéale faveur où aboutissait la farouche invocation d’un regard dont elle défaillait encore, Nicole eut un sourire délicieux :
— « Soit, mon ami, je vous appellerai Georget. » Elle ne put se retenir d’ajouter : — « Je ne vous ai jamais appelé autrement en moi-même. »
Une effusion plus ardente que de la reconnaissance illumina la physionomie du jeune homme. Mais il se tut. Nicole, non plus, ne reprit pas tout de suite la parole. Leur attention se fixa de nouveau sur le paysage, comme si l’interprétation de ce qui survenait entre eux allait se dégager de ce ciel, de ces clochers, de ces moulins, de cette eau luisante et morte, tandis qu’au contraire, c’étaient les vibrations suraiguës de leur sensibilité qui animaient les choses d’une expression merveilleuse. Soulevés d’un seul bond au-dessus de la vie par une secousse passionnelle inexpliquée encore, ils suffoquaient doucement, avec la sensation de l’aéronaute dont la nacelle s’arrache au sol, cette chute du cœur dans la poitrine, qui retire le souffle des lèvres.
Un instant plus tard, quand ils revinrent au Béguinage, sans avoir autrement trahi ni dissipé leur vertige, ils trouvèrent Toquette et son entourage de recluses fort agités. Un télégramme avait été apporté pour Mme Hardibert. Celle-ci l’ouvrit, d’une main d’autant plus tremblante que la palpitation de son âme, compliquée d’un remords vague, multipliait l’appréhension.
Voici ce qu’elle lut :
« Impossible aller vous chercher. Grève menace. Revenez le plus vite possible. Affectueusement.
« Raoul. »