← Retour

Le Cœur chemine

16px
100%

VI

Le lendemain, comme Hardibert sortait de la forge, après avoir surveillé un façonnage difficile, un visiteur s’avança vers lui, dans la cour. Préoccupé comme il l’était, le chef d’usine vit une physionomie connue sans réfléchir à l’inattendu de la rencontre. Mais quand Ogier Sérénis lui tendit la main, une surprise l’envahit brusquement :

— « Par exemple !…

— « Monsieur, » dit le jeune homme, « j’ai vu par les journaux que la situation s’aggravait ici. Alors je me suis rappelé que la Martaude est un peu ma maison…

— Certainement… certainement… » approuvait Raoul d’un ton vague, car il ne saisissait pas bien le rapport…

— « Vous avez été si aimable pour moi quand nous nous sommes rencontrés, monsieur Hardibert. J’ai tenu à vous apporter ma sympathie, et même, au besoin, mon aide, si… si votre sécurité… »

Le petit discours préparé par l’écrivain se disloquait un peu devant la stupeur évidente de Raoul.

— « Mais, » s’écria celui-ci, « qu’est-ce qu’on raconte donc sur votre boulevard des Italiens ? Vous croyiez qu’on se massacrait ici ?…

— Le mot de grève est toujours sinistre…

— Pour les faiseurs de drames, comme vous. Enfin, c’est très gentil d’être venu, » reprit cordialement le chef d’usine. Car son instinct de se hérisser tout de suite cédait à cette considération que la démarche, pour naïve qu’elle semblât, s’inspirait d’un chaleureux sentiment. Déjà il regrettait sa réception plutôt froide.

Cependant Ogier l’interrogeait sur la crise.

— « Elle n’est pas exclusive à votre région, n’est-ce pas ? On parle d’une cessation simultanée du travail dans toute l’industrie métallurgique. »

Hardibert expliqua, en hochant la tête, que leur arrondissement était remué plus qu’ailleurs par un conflit politique. Dans trois semaines, on procéderait à l’élection d’un député. Si peu au courant de ces discussions que fût un poète, Sérénis ne pouvait ignorer quelle importance prenait cette manifestation isolée. Cela tenait à la qualité des candidats en présence. L’un, puissant orateur socialiste, évincé au dernier scrutin général, et que son parti s’acharnait à ramener dans l’arène. L’autre, si manifestement officiel, que son échec serait une défaite pour le Gouvernement et risquait d’ébranler le Ministère.

— « Mais qu’avez-vous à faire de toutes ces complications de la lutte sociale, vous qui planez dans les nuages, bienheureux rimeur ? »

Ogier protesta en souriant.

— « Je n’ai commencé par les vers que pour arriver à la prose. Je ne me suis permis le rêve qu’en attendant la vie. Quelles notes intéressantes je pourrais recueillir dans ce grand centre ouvrier !…

— Elles ne ressembleraient guère à celles de Bruges, » observa l’ingénieur.

Sa voix sarcastique souligna étrangement le paradoxal à-propos. Quel sens y donnait-il ?… La bonhomie avec laquelle, immédiatement après, il offrit de satisfaire la curiosité professionnelle, montra qu’il n’avait rien insinué, sinon le léger ridicule de ces éternelles notes, si commodes aux romanciers pour expliquer les fugues que leur suggèrent en des sens opposés leur fantaisie, leur avidité de sensations, leur angoisse nerveuse devant la table de travail où la blancheur des pages les attend.

— « Si vous voulez vraiment étudier le jeu de boules qu’est la politique, où c’est à coups de destinées humaines lancées au hasard qu’on tâche d’atteindre le but d’ambition individuelle, je suis en mesure de vous montrer des choses curieuses, jeune homme. Mais pas ici, pas maintenant. J’ai à faire. Je dois vous quitter. Que préférez-vous ?… Que je vous donne un de mes ingénieurs pour vous faire visiter l’usine ? Ou bien remettre cela à plus tard, et monter vous reposer à la maison ? Vous connaissez le chemin. Si la Martaude a grandi, si l’outillage s’est transformé, depuis monsieur Dervangeaux, votre tuteur, l’habitation est restée la même. Vous nous ferez le plaisir d’y rester quelques jours, j’espère bien.

— Mais… » balbutia Sérénis, « j’avais pris une chambre, dans l’unique auberge de Sézanne.

— Eh bien, ne vous en occupez pas. J’y ferai chercher votre valise. »

Ogier se défendit sincèrement, sans résultat d’ailleurs. Quel prétexte pour refuser l’hospitalité du maître actuel de la Martaude, lui, presque enfant adoptif du fondateur, dont celui-ci avait épousé la fille ? Ne l’avait-il pas constaté en abordant Hardibert ? il revenait à un foyer qui était un peu le sien. Mais il avait conscience de ce qu’il y rapportait : quelque chose de plus fulgurant et de plus redoutable que la cartouche de dynamite dont la haine envieuse d’un révolté menaçait peut-être en ce moment les vieux murs. Ce qu’il y rapportait, c’était l’amour. C’était, dans toute sa force inattendue et irrésistible, la première passion de sa jeunesse. Et pour qui ? Pour la femme de cet homme qui lui offrait sans défiance l’hospitalité sous son toit. A cette minute, il eut un véritable spasme de remords. Car tout le factice de ses bravades littéraires tombait dans la sincérité de l’amour qui le subjuguait. Redevenu simple dans la plus vertigineuse façon de sentir, il laissait le grand souffle lui balayer toute l’âme. Et, sous le tourbillon envolé des sophismes, reparaissaient les linéaments indestructibles de l’honnêteté héréditaire.

Il n’eut pourtant pas le courage de résister aux circonstances, après les avoir provoquées. Pas même celui de s’attarder à parcourir l’usine.

— « J’aimerais mieux attendre que vous ayez un instant pour m’y diriger vous-même, monsieur Hardibert. D’ailleurs, je ne la reconnaîtrai pas. Tandis que je retrouverai mes meilleurs souvenirs enfantins dans la maison de là-haut.

— A tout à l’heure, donc, » fit le maître de la Martaude.

Sur la route, les pas de Sérénis soulevèrent la poussière de réminiscences. Et, dès le seuil du parc, les ombres des grands arbres s’allongèrent avec la lenteur délicieuse des anciens jours de congé. Jamais les heures n’auraient plus cette longue plénitude d’alors. Déjà leur vol tumultueux inspirait à ses vingt-quatre ans la fièvre de promptement en jouir. Et de quelle fuite effarante elles devaient le consterner plus tard ! Mais comme elles se déroulaient jadis avec une intarissable abondance, ici, durant l’été songeur de sa seizième année ! Si indistinct flottait autrefois son rêve, qu’il ne le retrouvait pas sous d’autres formes que la courbe de ces pelouses, la perspective bleuâtre et noyée de ces lointains, l’élan aigu de ces peupliers dans le vide profond du ciel. La vibration de l’été tremblait dans l’air, comme aux vacances, quand il se couchait sur ce gazon, les mains croisées sous la nuque, et que son cœur gonflé d’espérance battait jusqu’au zénith d’azur pâle.

A cette époque, était-il amoureux de Nicole sans le savoir ? Il aurait voulu maintenant s’en persuader. Du moins se rendait-il témoignage que rien pour lui n’avait ressemblé à l’amour, entre leurs adieux de jadis et leur récente rencontre. Cette indifférence ne naissait-elle pas d’un souvenir préservateur, dissimulé mais vigilant ?

L’exclamation d’un jardinier qui venait de le reconnaître, le toucha. Comme le cocher Honoré, comme la majeure partie du personnel, ce brave homme datait du temps de M. Dervangeaux.

— « J’ai peur, monsieur Georget, que vous ne trouviez personne à la maison. A c’t’heure, Monsieur est à la fabrique.

— Je l’y ai vu. Mais Madame ?

— Madame est descendue dans le pays.

— Avec mademoiselle Toquette ?

— Bah !… Vous connaissez mamzelle Victorine ? Oh ! bien, quant à vous dire où elle est, ça, le diable y perdrait sa peine. Jamais une demi-heure de suite à la même place. Vous la trouveriez perchée dans un arbre, ou plongeant au fond de l’étang, faudrait pas vous en étonner.

— Son pied est donc tout à fait guéri ?

— A-t-elle eu mal au pied ?… C’était pas pour la gêner, car elle doit avoir des ailes, cette petite criquette-là. »

Ogier ne s’était informé de la fillette qu’en l’espoir d’apprendre qu’on l’avait déjà reconduite à la pension. Hélas ! il faudrait encore subir, présence espiègle et espionne, entre Mme Hardibert et lui, sa frimousse d’angora roux ! Grands dieux ! il la verrait assez tôt. Ce jardinier était loin de compte en s’imaginant qu’il allait la chercher. Au lieu de continuer à monter vers la maison, le jeune homme fit un circuit, et, redescendant par une charmille qu’il connaissait bien, il s’assit sur un banc d’où il apercevait la grille d’entrée. De la sorte, il surprendrait Nicole dès son retour, avant que personne l’eût prévenue.

Maintenant, dans l’émotion exquise de l’attente, reconquis par le charme familier de ce lieu, il se réjouissait du retard. Jadis, il avait ainsi guetté sa compagne d’adolescence. Elle remontait le chemin en contre-bas du banc, — les niveaux irréguliers du parc se prêtaient aux surprises, — et il l’avait clouée sur place en faisant pleuvoir des pétales de roses à son passage. Quelle tentation de recommencer la gentille plaisanterie ! S’il osait !… Il tourna la tête pour découvrir quelque rosier en fleurs, et sursauta d’un étonnement presque superstitieux quand il reçut en plein visage une admirable « jacqueminot », heureusement dépourvue d’épines. Une « gloire de Dijon » suivit, qui ne l’atteignit qu’à l’épaule. Et peut-être le bombardement eût-il continué, si l’assaillante ne se fût trahie par un éclat de rire. Mais la stupeur de Sérénis se manifestait trop comique. Une irrésistible roulade de gaîté partit d’un massif tout proche, dont, presque aussitôt, émergea Toquette.

— « Pardon, » balbutia-t-elle, pouffant à s’étrangler, « pardon de vous avoir touché dans la figure. Mais vous vous êtes tourné de mon côté juste au moment où je vous visais… » Elle se calma un peu en le voyant rester très grave, et reprit plus timidement : — « Je ne vous ai pas fait mal ?

— Non, mademoiselle. »

Sérénis, qui tenait encore les deux roses, machinalement saisies, les lança au loin d’un geste si dédaigneux que Toquette haleta, comme sous une gifle. Ses lèvres entr’ouvertes tremblèrent.

Il ne retira pas de cette petite silhouette pétrifiée ses yeux froidement fixes. L’irritation de sa rêverie profanée par l’insupportable intruse le rendait cruel. Il y avait presque un abus de force dans cette dureté écrasante de regard d’un homme sûr de lui envers une enfant si visiblement interdite.

Sous cette réprobation flagellante comme un dégoût, le blanc visage pailleté de menues taches de cuivre s’empourpra violemment. Les prunelles s’embrumèrent. Le jeune corps oscilla dans l’incertitude. Allait-elle fondre en larmes ? Allait-elle s’enfuir ? Ni l’un ni l’autre. Elle eut un mouvement singulier. D’une coulée humble et souple, elle glissa presque aux pieds de Sérénis, à l’endroit où gisaient les fleurs. Elle les ramassa, lui adressant un coup d’œil intraduisible, chargé de défi autant que de chagrin, puis elle se releva, et s’éloigna sans hâte, muette, comme une petite nymphe blessée.

— « L’agaçante moucheronne ! » grommela Sérénis. Mais, comme elle disparaissait sans tourner la tête, il ne put s’empêcher de sourire. Sous l’arcade de la charmille, flottait le reproche caressant de la petite âme désappointée. Ce beau garçon aux yeux preneurs ne pouvait se tromper sur les aguichements et sur les dépits des fillettes.

Il n’y pensait guère lorsqu’il aperçut Nicole qui franchissait lentement, à pied, la grille ouverte. Le soleil baissant mettait un reflet d’or rose sous son ombrelle. Un peu lasse d’avoir gravi la côte, elle penchait la tête, les yeux à terre. A quoi pouvait-elle bien rêver ?… Sa jupe ronde, rasant à peine le sol, sa chemisette de batiste blanche, son canotier de grosse paille cerclé d’un simple ruban, lui donnaient un tel air de jeunesse, qu’Ogier la vit toute pareille à la chère camarade d’autrefois.

Elle s’approchait, si absorbée, d’une démarche tellement alanguie de pensée intérieure, qu’il restait indécis, troublé devant ce mystère d’une songerie de femme, et ne sachant comment s’annoncer sans lui causer trop de saisissement.

Mais, comme elle allait arriver au-dessous de lui, dans l’allée en contre-bas, soudainement elle leva la tête et le regarda en plein, les prunelles attirées par un magnétisme. Il était debout, le cou un peu tendu. Et, comme il ne prévoyait pas son mouvement, elle surprit dans ses yeux l’effluve d’adoration soucieuse dont il l’enveloppait si ardemment. Elle-même laissa voir l’irradiation d’une joie que la volonté tardive atténua vainement ensuite. Pour disperser l’impression trop intense, elle courut vers lui comme une enfant.

— « Georget !… » Tout de suite, elle l’appela par ce nom qui lui semblait si doux à dire, qui ressuscitait le passé à travers l’ineffable journée grise de Bruges. — « Que c’est bien de revenir ici !

— Je n’aurais jamais dû m’en éloigner, » dit-il avec une force triste. « Ce lieu me remplit de regrets affolants.

— Il est le même… Que regrettez-vous, mon ami ?

— Ce que je regrette !!… »

Elle vit l’angoisse des larges yeux bleus. Elle devina quel genre de méditation il venait de traverser là, sur ce banc, et ce que le vieux parc avait dû lui dire. Elle-même, depuis son retour de voyage, ne subissait-elle pas une hantise étrange, reliant les impressions d’hier à la douceur d’autrefois, cherchant et retrouvant à chaque détour d’allée ce que l’adolescent y avait laissé de lui, revivant tout cela par une tendre et folle préoccupation de l’homme qu’il était devenu ?

— « Ce que je regrette… » répéta-t-il plus bas. « Vous voulez le savoir ?… »

Il avait glissé son bras sous celui de la jeune femme et l’entraînait doucement. D’instinct, pour leur causerie, il souhaitait un coin plus secret, à distance du massif où Toquette s’était si facilement cachée. Quelques pas, et ils furent dans un sentier délicieusement abrité. Un parfum lourd y flottait. Des fleurs blanches de magnolia, dressées dans la verdure métallique des grands arbustes, exhalaient ce puissant arome, que le soleil avait échauffé dans leurs urnes fines.

Et alors Sérénis avoua ce qu’il regrettait. Il avait manqué sa vie, il s’était conduit en insensé. S’il était revenu régulièrement à la Martaude, durant ses loisirs d’étudiant comme dans ses vacances de collégien, il aurait découvert à temps que son cœur appartenait à Nicole, que l’existence, l’art, le succès, tout ce qu’il pouvait goûter, tout ce qu’il pouvait accomplir, n’aurait de saveur que par elle. Il l’aurait compris, et il le lui aurait fait comprendre. Peut-être s’en fût-elle émue… Peut-être aurait-elle pris souci de se sentir tellement nécessaire… Ou même eût-elle trouvé digne d’elle ce rôle d’inspiratrice, de créatrice, cette souveraineté magique qui fait qu’une femme pétrit à son gré le cerveau, la volonté, la destinée d’un homme…

Tandis qu’il le lui montrait, ce rôle, avec une éloquence passionnée et si grave, Nicole ne put s’empêcher d’évoquer, en contraste amer, la personnalité trop forte, inentamable, de Raoul. Cet esprit tout d’une pièce, quand elle l’effleurait, lui semblait revêtu d’acier. A toucher de trop près cette pensée trop volontaire et trop close, elle sentait le froid du métal. Son mari l’aimait, sans doute, à sa manière. Mais jamais il ne lui donnerait cette ivresse que Georget dépeignait avec une séduction si poignante : être la raison et la cause de toute façon de voir et de sentir dans l’âme qu’on remplit exclusivement. Transformer l’univers pour celui à qui l’on voudrait donner le ciel, quel privilège ! Raoul Hardibert ne verrait jamais les choses qu’à travers sa froide logique. Le fait qu’elle était sa femme, entrée dans sa vie, avec toute une sensibilité imprévue et frissonnante, n’influençait pas le moindre de ses raisonnements.

— « Mon ami… » murmura Nicole, interrompant Sérénis, « Georget, que dites-vous ? Ne devais-je pas épouser Raoul ?

— Vous ne vous êtes fiancée qu’après deux ans d’absence de ma part. Oh ! ces deux ans !… malheureux aveugle que j’étais !…

— Mon père souhaitait mon mariage avec son successeur. Il vous aimait beaucoup. Mais vous n’étiez qu’un enfant… Jamais il ne vous aurait alors confié sa fille.

— Nicole… si j’avais su me faire aimer de vous, vous m’auriez attendu. »

Il avait énoncé lentement, et avec quel regard ! la supposition : « Si j’avais su me faire aimer de vous… » Puis il se tut. Elle aussi. Un effroi leur vint. Sur quel chemin leurs cœurs et leurs paroles ne volaient-ils pas ?… Le même rêve, à présent, leur étreignait le cœur. La vie s’étendait devant eux, étroite comme ce sentier. Ils y marchaient ensemble, dans cette atmosphère si douce de leurs deux natures tendres, partageant le charme des émotions artistiques, des œuvres aisées jaillies de leur sentimentalité, de leur caprice, écloses au contact de la beauté éparse. Il n’avait tenu qu’à eux de réaliser ce rêve, avec un peu de patience, une plus lente application à interroger leur cœur et la vie. Aujourd’hui, il était trop tard.

Des coups de sifflet déchirants percèrent les feuillages tranquilles, fusèrent vers le ciel encore lumineux, car le soleil du solstice était loin d’achever sa course.

— « Six heures, » dit Mme Hardibert. « C’est la sortie des ateliers. »

La respiration formidable de la Martaude lui passa sur la chair comme un souffle de feu. Elle crut voir rouler hors des halls, où s’apaisait la furie des machines, le torrent des ouvriers, trop las pour goûter le repos du soir, leurs vêtements souillés de poussière et de graisse, leurs visages noircis, où luisait la fièvre des yeux clairs. Elle crut voir se pencher sur d’incompréhensibles problèmes la tête soucieuse du maître, dont son image, à elle, était si loin, tandis qu’il se perdait dans des calculs scientifiques, ou qu’il pesait, avec son indéniable droiture de conscience, les éléments obscurs de ses responsabilités.

Involontairement, les yeux de Nicole se tournèrent, trop expressifs, vers le jeune être si beau et si calme qui marchait à son côté, n’ayant de tourments que ceux du cœur, et qui, pour accomplir son œuvre, maniait une plume légère et docile, au lieu des farouches outils vivants et des redoutables outils d’acier.

— « Nicole…

— Georget, soyez raisonnable. Voulez-vous m’obliger à ne plus vous voir ?

— Je ne vous demande rien, » dit-il, en baisant la main qu’il avait prise. « Rien pour vous… Mais tout pour moi. Soyez mon amie, mon inspiratrice… Préservez-moi d’un regret mortel, avec un peu d’illusion et de pitié.

— De l’illusion, de la pitié !… Dites une affection profonde, mon ami, et la plus ardente sollicitude pour vos nobles travaux. N’ai-je pas confiance en vous ?… en moi-même ?… Aurai-je recours à des tactiques indignes de nous ?… Nous planons tous deux au-dessus des dangers qu’on évite par la fuite et le mensonge. N’est-ce pas ?… Dites-le !… Vous êtes Georget pour moi seule, mon poète. Je suis votre amie, votre muse, comme vous me le demandez loyalement. Car c’est loyalement que vous me le demandez, jurez-le moi. »

Était-ce bien la silencieuse Nicole ? Les mots lui venaient dans une fièvre. Un peu de rose teintait ses joues mates. Ses yeux transparents se fonçaient d’exaltation. Elle prêchait la sagesse avec une flamme trouble sur son adorable visage. Qu’elle était sincère, inquiète et dangereuse !…

Georget murmura :

— « Vous savez bien que je vous obéirai en esclave. Il en sera comme vous le voudrez. Je vous suis soumis jusqu’à la mort. »

Chargement de la publicité...