Le Cœur chemine
III
Le matin suivant, Nicole eut un de ces réveils délicieux, où la joie s’engouffre dans le cœur comme la clarté dans les prunelles, sans qu’on sache d’où ni comment.
Il faisait jour, et elle se sentait très heureuse. Voilà tout ce qu’elle sut pour un instant. Puis la nuance de sa vie se précisa. Elle reconnut, devant les grands stores de toile, lumineux du soleil extérieur, les rideaux étriqués — damas rouge et guipure — de l’hôtel où ils séjournaient, à Anvers. A l’extrémité d’un paravent déployé, dépassait le pied d’un second lit, qui était celui de Toquette. Durant ce voyage, Mme Hardibert n’avait pas voulu laisser dormir isolément la fillette dont elle détenait la garde. Et quant à maintenir ouverte une porte de communication sur la chambre qu’elle aurait occupée avec son mari, sa délicatesse s’y opposait. Elle préférait se séparer momentanément de Raoul.
S’avouait-elle que cette espèce de vacance dans l’intimité conjugale, — la première depuis plus de cinq ans, — n’allait pas sans un confus bien-être de sa personnalité détendue ? L’âme absorbante de Raoul, avec sa force volontaire et concentrée, oppressait toujours un peu la sienne, même dans les instants où toute force plie et se dissout en une extase tendre. Mais, précisément, ne serait-ce pas le mot de « tendre » qui conviendrait le moins ici, pour définir ce qui, sans ce mot pourtant, n’est que brutalement définissable, ce qui, sans le contenu de ce mot, sans son trésor de dévotions et de mignardises, devient vite pour une femme le devoir, en attendant que ce soit la corvée ? Raoul pouvait témoigner de l’empressement, de l’ardeur, de l’admiration, mais non de la tendresse. Ses expansions d’homme épris, — car il l’était, plus qu’il ne se fût soucié de s’en rendre compte ou de l’exprimer, — se traduisaient par des paroles enfantines ou aimablement railleuses, comme en une condescendance pour des façons de sentir inférieures, légèrement humiliantes.
Rapidement, d’ailleurs, il se reprenait. Et rien, dans le camarade autoritaire substitué sans transition à l’amoureux, ne rappelait ensuite des émotions, qu’il considérait sans doute comme des défaillances. Cette pudeur qui exile la passion en un domaine à part, volontairement ignoré, de la vie, pour instinctive qu’elle soit chez certaines natures, semble à d’autres le contraire même de la pudeur. Car la sensualité n’échappe à la bassesse qu’en fusionnant, pour ainsi dire, avec les aspirations nobles de l’être. Et la femme ressent d’autant mieux la blessure d’une distinction tellement catégorique, que, plus elle vaut moralement, moins elle est capable de partager une ivresse qui n’aurait pas sa première source dans le cœur.
D’un tel malentendu, situé en des régions où la pensée de Nicole se fût crue coupable de descendre, la jeune femme eut peut-être quelque pressentiment, durant ce voyage de Belgique. L’exquise douceur goûtée à l’indépendance de ses rêves, dans ses flâneries sur l’oreiller frais, aux approches et au sortir du sommeil, alors qu’aucune sollicitation plus ou moins impérieuse, aucun monologue de science ou d’affaires, ne l’empêchait de vagabonder de projets en souvenirs, lui restitua l’élasticité intérieure de son adolescence. Les perspectives de sa vie reprirent un peu du vague et de la mobilité qui les rendaient si fantasmagoriques, jadis, devant l’essor de ses premiers espoirs. Le dépaysement ajoutait à ce renouveau. Au hasard des promenades, par les chemins imprévus, par les rues aux façades étrangères, devant les architectures aussi finement tourmentées que des âmes, dans la calme splendeur des musées, les flots d’une existence plus abondante montaient en elle jusqu’à lui faire battre violemment le cœur. Et, tout de suite, ces facultés inconnues, qui lui révélaient en elle d’autres elles-mêmes, s’orientaient en aspirations, en désirs. Aspirations vers quoi ? Désirs de quoi ?… Elle n’en savait rien. Nicole Hardibert ignorait ce mystère de notre nature, qui change toute impression haute et rare en expansion ardente — vœu secret de volupté morale ou physique chez la plupart, besoin de créer chez l’artiste, chez tous, malaise de l’être fini qui vient de concevoir l’infini et doit renoncer à le saisir.
Mais voici que, ce matin, quand elle s’éveilla, l’espèce d’attente confuse où elle vivait depuis quelques jours, aboutissait à une réalisation inexplicable. Pour de tout petits incidents de voyage, elle éprouvait ce que nous avons tous éprouvé sans plus de cause et sans vouloir plus qu’elle-même démêler notre énigme intérieure : une plénitude singulière, une harmonie délicieuse entre la perpétuelle inquiétude du dedans et les multiples influences du dehors. Ce n’est pas le bonheur. D’où viendrait-il ? Rien n’a changé, ou du moins nous ne distinguons nul changement dans les circonstances. Et pourtant la joie émane des choses mêmes qui, la veille, nous semblaient le plus vides de joie.
Doucement, Nicole sauta du lit, et procéda à sa toilette, avant d’éveiller sa petite compagne. Devant la glace, les cheveux défaits, elle se sourit, heureuse de se trouver si charmante.
Coquette… Mme Hardibert l’était comme toutes les femmes, et d’ailleurs moins que la plupart. Mais le sentiment avec lequel, à cette minute, elle observait la nacre dorée de son teint, la richesse de ses beaux cheveux noirs, la suavité merveilleuse de ses yeux, d’une nuance insaisissable, mais d’une lumière si pure, n’était pas de la coquetterie. C’était une allégresse plus ample, moins mesquine, plus dangereuse peut-être. Et aussi de la curiosité. Nicole se regardait d’un autre point de vue que d’habitude, d’une autre distance. La distance des quelques années qui, de jeune fille, l’avait faite la jeune femme qu’elle était à présent. Comment réaliser un changement survenu jour à jour, sans qu’elle s’en rendît compte ?… Était-elle mieux qu’autrefois ? Un mot de celui qu’en elle-même elle appelait toujours « Georget » lui revint : « Vous êtes devenue éblouissante !… »
Elle se hâta de s’habiller.
Cette journée à Bruges passa comme un éclair.
Il y eut, pour Ogier, pour Nicole, quelque déboire à leur galopade hâtive par les rues où traîne la lenteur de pas discrets, le long des canaux que ride à peine l’indolence des cygnes, et dans les sanctuaires pleins du sommeil des siècles. Ce n’est pas que, malgré les prévisions de Sérénis, la claire journée de juin dissipât l’ensorcellement de mélancolie où s’immobilise la nostalgique cité. On se la figure plutôt sous la fine trame argentée de la pluie, dans l’atmosphère toujours chargée d’eau de ces humides Flandres. Mais une torpeur plus saisissante peut-être l’engourdissait, écrasée d’une lourde lumière, érigeant sur un ciel durci de chaleur les profils barbares de ses rudes basiliques, les clochetons effilés de son Hôtel de Ville, la couronne en dentelle de son Beffroi.
En face de celui-ci, de l’autre côté de la Grand’Place, les trois voyageurs déjeunèrent dans une tranquille petite brasserie, dont ils préférèrent la couleur locale à une salle à manger d’hôtel. Et ce fut peut-être durant l’arrêt forcé du repas, assis contre le vitrage ouvert, dans le silence de cette place vide, au fond de laquelle la tour démesurée s’élance des Halles trapues, bastionnées et crénelées comme un château-fort, qu’ils se sentirent le plus profondément pris par le charme de Bruges.
Dans le calme brûlant de midi, des carillons s’égrenèrent. Et sous ce ciel, d’un azur si lointain, la voix cristalline des cloches s’envola, charmante et résignée comme une chanson de jeunesse sur des lèvres très vieilles.
Mais, plus que la précipitation des aspects et des minutes, ce qui empêchait Mme Hardibert et Sérénis de communier avec le recueillement de cette ville, c’est qu’ils s’y trouvaient ensemble. Au fond, sans en avoir conscience, ils étaient surtout occupés l’un de l’autre. Le magnétisme réciproque dont ils s’imprégnaient, les rendait inaptes aux vibrations étrangères. Chacun, à part soi, se tourmentait un peu de cette inertie humiliante, craignant de paraître fermé aux suggestions d’art et d’histoire. Le jeune écrivain surtout, dans son désir que Nicole se découvrît une fine sensibilité intellectuelle au contact de son propre esprit, et lui en sût gré, se désolait d’une aridité d’impressions qu’il ne s’expliquait pas, et qui le laissait gauchement muet devant les choses émouvantes.
A l’Hôpital Saint-Jean, tandis qu’ils suivaient un à un l’espèce de petite ruelle, entre d’humbles bâtiments et des carrés de plantes potagères, qui mène à l’ancienne salle du chapitre, Ogier ne pouvait se sentir le pèlerin enthousiaste qui approche d’un sanctuaire fameux. Était-ce la châsse de sainte Ursule qu’il allait voir et le Mariage mystique ?… S’échauffait-il d’une ferveur digne de comprendre les visions précises, minutieuses, divinement simples, d’un Memling ?… Devant lui, marchait Nicole. Le pas presque hésitant de la jeune femme, son profil tourné dans un étonnement, la disaient déconcertée par la vulgarité triste du lieu, par cette cour d’hôpital, où, des murs grisâtres, des pavés herbeux, montaient l’odeur et le silence de la misère souffreteuse, alors qu’elle attendait le rayonnement du génie. Avait-on bien compris ce qu’ils demandaient à visiter ?… Cette bâtisse modeste, où le portier les conduisait, leur offrirait-elle le spectacle de malades répugnants, isolés pour quelque infection contagieuse, ou bien le délicieux martyre des Vierges, recevant dans le sein les flèches d’archers si beaux, qu’elles semblent expirer de ravissement et d’amour ?
L’étroite salle basse leur découvrit ses merveilles. Et Sérénis, ne voyant plus glisser devant lui une forme svelte, gracieusement incertaine, ni se mouvoir, de droite à gauche, le cou si blanc sous la masse obscure des cheveux, dut faire un effort pour s’intéresser à la toute menue sainte, couronnée de boucles d’or, et pour se rappeler sévèrement à l’admiration du chef-d’œuvre.
Leur dernière course, à la fin de l’après-midi, fut pour le Béguinage. En hâte, une demi-heure avant le train que ces dames devaient prendre, tous trois s’y rendirent en voiture.
Quand ils passèrent le pont qui précède l’entrée, des reflets roses glaçaient le Minnewater, le large et tranquille bras d’eau, encombré de mousses verdoyantes, qui défend l’entrée mystique. A l’intérieur des murs, la paix dorée du soir immobilisait dans une gloire la cime des grands ormes. Des rayons d’ocre traînaient sur l’émeraude veloutée de la pelouse centrale. Des taches de feu miroitaient aux vitres des petits couvents. Tandis que, près de l’entrée, la chapelle, plus haute, épandait son recueillement et son ombre.
Ils firent le tour du jardin, bordé par les maisonnettes toutes pareilles. Les béguines, à cette heure-là, devaient être groupées dans les réfectoires, pour le dîner. A peine voyait-on voleter une coiffe blanche parmi la verdure, ou glisser une robe noire que le soleil déclinant ourlait de pourpre.
Tous les perrons de pierre brillaient comme du marbre. Les boutons de cuivre des portes closes étincelaient. Dans toutes les embrasures des fenêtres, on distinguait un pot de fleurs sur un guéridon, et parfois le métier à dentelle, abandonné pour le repas du soir. Contre les vitres sombres, la guipure neigeuse des stores descendait à demi.
Un calme presque magique régnait dans cet asile d’existences désintéressées. L’impression en était à la fois douce et suffocante, au point que la vivacité même de Toquette en subit le prestige.
— « C’est drôle… » murmura Nicole. « On ne sent pas ici l’ennui. Et pourtant il doit y peser terriblement.
— Il y pèserait sur des âmes comme les nôtres, » dit Ogier. « L’idée seule d’une vie pareille ne vous fait-elle pas frémir ?
— Si… » répondit la jeune femme. « Et pourtant, comme c’est singulier !… Une attirance réside en ces petites demeures proprettes, d’une netteté, d’une tranquillité miraculeuses. On voudrait en pénétrer le sage et doux mystère. J’y respire le parfum d’un bonheur inconnu. »
Elle s’éloignait comme à regret, sollicitée par on ne sait quel rêve, devant toutes les petites façades muettes et claires, empreintes d’une étrange sérénité dans la paix enflammée du soir.
Mais l’heure pressait. A peine eurent-ils le temps de jeter un coup d’œil dans l’église. Le nombre des ex-voto suspendus aux murs les surprit. Il y avait donc encore une place pour le désir et l’espoir dans ces existences féminines, tellement rétrécies du côté du monde et toutes versées dans l’éternité ?
— « Dépêchons-nous, marraine, » dit Toquette. « Ce serait vexant de manquer le train pour ce cimetière de vivantes. »
Elle partit sur le pont pour rejoindre la voiture, qui stationnait de l’autre côté. Sa légèreté d’enfant secoua dans un bond l’enchantement lourd de renoncement, de silence. Cependant les ombres s’allongeaient, bizarres. Le Minnewater, où défaillait la lumière, devenait d’un gris de plomb. La tour de Saint-Sauveur dressait là-bas sa silhouette forcenée, plus frémissante de combats et d’assauts que de prières, hérissée de souvenirs effrayants. Toute la ténèbre des vieux âges suintait des murailles à mesure que se retirait le soleil.
— « Décidément, » cria Toquette, qui se tourna en arrière vers ses compagnons moins impétueux, « j’aime mieux ne pas rester la nuit dans cette ville lugubre. J’y aurais des cauchemars. »
Cette mauvaise manière enfantine de regarder du côté opposé à sa marche étourdie, lui porta malheur. Sur la pente inégale du vieux pont, un cassure de pavé capta si strictement le talon de sa bottine, que la cheville, jouant à faux, se déboîta. La jeune fille jeta un cri de douleur, chancela, et serait tombée, si Ogier ne l’avait soutenue à temps.
Il y eut une minute effarée.
— « Oh ! marraine ! » gémissait l’enfant. « J’ai le pied cassé… O mon Dieu !… »
Elle blêmit. Une fine sueur perlait à ses tempes. C’était la syncope.
— « Portez-la dans la voiture, Georget, » dit la voix tremblante de Nicole.
En son émoi, le nom si familier à son adolescence, et qui ressuscitait à chaque instant au fond d’elle-même, venait de lui jaillir aux lèvres. Elle n’en eut pas conscience, pas plus que du tressaillement charmé dont Sérénis vibra. Elle ajoutait, balbutiante, et tout aussi pâle que la fillette évanouie :
— « Allons chez un pharmacien. Mais où trouver le plus proche ?… Ah ! le cocher va nous le dire. »
L’homme, en effet, descendait de son siège pour prêter son aide, — sans hâte, d’ailleurs, avec l’économie de mouvements propre à ces gens d’une vie si lente.
Soudain, dans cette petite scène de consternation, un frôlement doux passa comme une aile, une voix d’aménité s’insinua :
— « Si vous vouliez, madame… On porterait la petite demoiselle chez moi, là, tout près, et dans cinq minutes nous aurions le médecin du Béguinage. »
Sous la coiffe blanche des recluses, un visage tendre et fané, qu’animait la vivacité bienveillante de deux yeux marrons et le sourire d’une bouche gracieuse.
— « Vraiment, ma sœur… »
Mais à quoi bon remercier ou s’excuser ? Ce fat si opportun et si naturel. Déjà la béguine, montrant le chemin, repassait sous le porche, précédant Sérénis, qui portait Toquette. L’écrivain refusa de laisser soutenir la jeune fille par le cocher. Le fardeau, d’ailleurs, ne pesait guère à ses grands bras, bien attachés aux larges épaules. Il cambrait un peu sa haute taille, et c’était la seule indication d’un effort.
Mme Hardibert suivait, le regard pris par ce geste aisé, éprouvant, du petit malheur subi ensemble, quelque chose qui n’était pas tout à fait du chagrin.
Comme des fourmis qui s’empressent dès que revient l’une d’elles avec une charge inattendue, les béguines surgirent de toutes parts, averties on ne sait comment. Que de regards à l’affût derrière les vitres calmes, supposait ce trottinement noir à travers la pelouse !
Qu’avait donc cette gentille enfant ? Que la Madone la protège !… Une entorse !… Ah ! la folle, qui avait couru sur les traîtres petits galets du pavage ! Voilà un accident qui n’arrivait pas aux béguines. (On pouvait le croire, à leur démarche glissante et mesurée sur de larges semelles.) Mais que sœur Blandine avait eu raison de la leur amener ! Justement, dans sa maisonnette, il y avait des chambres libres. Ces dames y pourraient demeurer tout à leur aise. Elles y seraient mieux servies et soignées qu’à l’hôtel. Et voici que s’avançait le docteur Flinck, médecin du Béguinage.
Cet homme d’importance, requis en toute hâte, arrivait de son proche domicile, dans la rue du Puits-aux-Oies. Long comme un jour sans pain, avec des lunettes, et une chevelure flavescente sous son chapeau à vastes bords, il fendit à grandes enjambées le groupe susurrant des recluses, et pénétra dans le petit couvent qu’habitait sœur Blandine.
Au milieu du gentil parloir, où les fleurs de la fenêtre, les belles guipures des stores et des housses mettaient une élégance, la blessée se trouvait assise, la jambe étendue sur un tabouret. Revenue à elle, Toquette geignait lamentablement, malgré les précautions infinies avec lesquelles sœur Monique, une toute jeune béguine, tentait de lui enlever sa chaussure.
Nicole tremblait maintenant, les larmes aux yeux. Tandis qu’Ogier, par discrétion, à cause du mollet nu, déjà musclé et modelé comme celui d’une femme, se tenait à l’écart, les yeux tournés vers le petit passage d’entrée, où glissaient les cornettes blanches et les jupes noires.
— « Il faut couper la chaussure, » déclara M. Flinck.
Il le fit lui-même, si adroitement, de ses longs doigts osseux, que Toquette, apaisée, cessa de se plaindre.
Ce fut au tour de Nicole de jeter un cri lorsqu’elle aperçut la cheville. L’enflure, instantanée, était déjà considérable. Sous la peau blanche, des plaques et des filets de pourpre, qui déjà tournaient au noir, annonçaient la rude déchirure des fibres, l’affleurement du sang extravasé. Et il y eut, pour la victime, un cruel moment, tandis que le docteur palpait les chairs tuméfiées et faisait jouer l’articulation, pour s’assurer qu’il s’agissait d’une foulure simple, sans luxation ni fracture. Toquette hurla, se tordit comme un ver, et griffa sœur Blandine, qui essayait de la tenir.
— « Monsieur… » fit le médecin, en implorant Sérénis d’un coup d’œil.
Force fut au jeune homme de s’approcher et de maintenir, avec une fermeté douce, les épaules récalcitrantes.
— « Oh ! vous êtes lâche ! Mais tout cela est de votre faute, aussi !… » sanglota la fillette, en lui dardant un regard d’étrange rancune.
Nul ne releva l’accusation singulière. Des années s’écouleraient avant que Sérénis apprît dans quelle mesure il se trouvait responsable de l’entorse de Toquette. Mais l’eût-on, sur l’heure, convaincu de ce crime, qu’il n’aurait pu en concevoir de remords. Avec la plus tranquille conscience, il commençait à en savourer les suites, qui allaient lui rendre, de façon si imprévue, l’ancienne intimité avec Nicole, — cette camaraderie, qu’il goûtait à seize ans comme une chose toute naturelle, et qu’il regrettait et souhaitait à vingt-quatre, comme le plus exquis des privilèges.
Pendant que M. Flinck réclamait un bain de pieds brûlant, faisait préparer des bandes de toile et disposer un lit pour coucher la malade, ce qui dispersait en un vol prompt et silencieux les cornettes neigeuses, Mme Hardibert disait à Ogier :
— « Soyez assez aimable, cher ami, pour prendre la voiture et aller télégraphier à Raoul. Nous ne pouvons plus songer à regagner Bruxelles ce soir. »
Elle réfléchit un instant, puis reprit :
— « Si je ne craignais pas d’abuser de votre obligeance… » (protestation du jeune homme) « … je vous demanderais de vous rendre à Bruxelles demain matin. Vous exposeriez notre situation à mon mari, et vous me rapporteriez ce qu’il décide. Faut-il entreprendre de transporter Toquette, pour revenir à la Martaude avec lui, ou attendre que notre écervelée puisse poser la patte par terre ? En ce dernier cas, nous ne serons toutes deux nulle part mieux qu’ici, dans cet hospitalier Béguinage.
— Vous pouvez donc y rester ?
— Tant que nous voudrons. Ces excellentes femmes louent volontiers à des étrangères leurs chambres disponibles. Et ce sont des hôtesses comme on n’en rencontre guère, donnant leurs soins et leur cœur en sus de la modeste pension. Je viens de découvrir cela. C’est une grande sécurité matérielle et morale pour moi, avec cette enfant souffrante. Dites bien à Raoul qu’il peut être tranquille, que cela me paraît le meilleur parti à prendre. Transporter cette grande fille, quel embarras !… La faire marcher trop tôt, quelle imprudence ! Car il ne faut pas plaisanter avec une entorse. »
Ogier Sérénis n’était pas du tout d’avis de plaisanter avec la cheville de Mlle Victorine Mériel. Il songeait qu’il faut huit grands jours pour consolider une articulation, si peu endommagée qu’elle soit. Environ le temps nécessaire à lui-même pour l’étude de Bruges, pour les notes à prendre en vue d’un drame, qu’il préparait. Car les circonstances, en le ramenant ici, inclinaient son choix vers ce cadre. Une prédilection l’attachait à la cité charmante et morose, qui, pour le capter tout à fait, venait de prendre ses compagnes au piège, grâce à la rouerie d’un pavé sournois.
Il se voyait déjà, pendant ces huit jours, venant de son hôtel, rue du Nord-Sablon, à ce délicieux Béguinage, prendre des nouvelles des captives. Et, tandis que Toquette serait le joujou des béguines puériles, qui s’amuseraient de la distraire, il trouverait bien le moyen d’induire Nicole à quelque promenade, où il aurait pour lui seul ses chers yeux souriants et son rêve étonné, dans l’inconnu de leurs âmes et dans l’inconnu de la ville.
Ce soir-là, Nicole fut longue à s’endormir.
De son lit, étroit comme une couchette de pensionnaire, elle examinait sa chambre. Un parquet de bois blanc bien lavé, avec une descente de lit à fleurs et des ronds de sparterie devant les sièges. Des chaises de paille et un fauteuil de reps grenat. Une armoire en noyer et une toilette drapée de percale. Des gravures en des cadres de bois, contre la pâleur des murs. Tout cela confusément distinct, grâce à un peu de clarté venue de la chambre contiguë, dont la porte était ouverte, et dans laquelle une veilleuse palpitait. Là, dormait Toquette, oublieuse de son entorse, que rectifiaient de solides bandages.
Mais une autre lueur se glissait mystérieusement autour des tranquilles choses. La croisée sans volets, — car les matineuses béguines ne craignaient pas le jour, — tamisait à travers le léger store la splendeur lunaire des espaces. Une pluie d’argent descendait au dehors sur les grands ormes, sur la vaste pelouse, sur la chapelle muette, sur l’eau immobile du Minnewater. Elle enveloppait au loin les clochers et le Beffroi de Bruges, qui se haussaient, aériens, dans un ciel de cristal bleuâtre. Un silence infini planait sur la calme cité, et sur l’enclos, plus calme encore, du Béguinage. La vie, si faiblement palpitante parmi les ruelles grises, s’apaisait davantage, et jusqu’à n’être plus qu’un souffle de résignation et de prière, chez les humbles créatures qui peuplaient cet asile.
Atténuer la vie, afin d’à peine la sentir… Ou l’exaspérer jusqu’à ses ultimes vibrations, pour en goûter, fût-ce dans l’angoisse, la saveur violente et fugitive… Quel est le secret de la sagesse humaine ?…
« Vivre ici, dans cette chambre, jusqu’à la mort… » songeait Nicole.
Une perspective monotone de jours s’étendait, oppressante. La jeune âme, secrètement troublée, s’enfonçait dans ce rêve aride, pour la seule joie de s’en évader tout à l’heure. Et cependant… Une magie berceuse émanait d’un si profond repos, et, doucement, anesthésiait l’agitation que Mme Hardibert refusait de s’avouer. Car des élancements de plaisir et d’inquiétude la tenaient tressaillante sur sa couchette de nonne. De trop suaves impressions se réveillaient, furtives, dans la prudente torpeur. Puis ce fut un retour inattendu, et l’acidité de cette réflexion :
« Mon existence à la Martaude n’est presque pas plus variée, ni certainement moins prévue, que celle de ces béguines. Après ce voyage si amusant, combien tout, là-bas, me paraîtra morne ! Et Raoul sera plus absorbé que jamais. D’ailleurs, quand il reste avec moi, c’est pour parler tout haut sa science. Il serait stupéfait et méprisant, si je parlais tout haut mes pauvres folles pensées. Pourtant, j’ai une vie intérieure, comme il en a une, pour négligeable que la mienne lui paraisse. »
Une image s’évoqua… Un tenace regard bleu, si attentif, depuis hier, à pénétrer le sien. Quelle interrogation finement soucieuse dans les graves prunelles d’un transparent saphir ! Comme elles s’éclairaient à la moindre découverte faite en ce domaine follement fleuri qu’était la sensibilité de Nicole. Ce domaine… Jardin secret, prairie frissonnante, sous l’envol papillonnant de ses rêves… Ce n’était donc pas une sauvage et vaine jachère, où Nicole s’évadait, seule toujours, des âpres réalités. Une autre âme pouvait s’y plaire, sans dédain des frêles herbes inutiles, mais avec une curiosité attendrie pour leurs nuances et leurs parfums. Ce qu’elle éprouvait, ce qui la froissait ou l’attirait dans les moindres choses, un froncement de ses sourcils, une susceptibilité de sa délicatesse, ce pouvait donc être important pour quelqu’un ?… Ce n’était donc pas seulement de stupides nervosités de femme ?… Il y avait, dans les ondulations de ses sentiments, des joliesses, comme dans la grâce mobile de ses traits ou les lueurs changeantes de ses yeux ?
Mais sans doute. Et comment s’en avisait-elle, depuis vingt-quatre heures ?… Et d’où venait cette petite griserie de fierté reconnaissante, cette dilatation soudaine de sa personnalité jusque-là trop contrainte, sinon de ce fait, que tout d’elle avait intéressé Sérénis, et qu’il avait recueilli, avec une avidité de chercheur d’or, les plus menues pépites où brillait un peu de son âme ?… Il n’en avait rien dit. Mais où jamais avait-elle rencontré cette pénétration dominatrice, ce vouloir de lire en elle, ces échos de pensée qui semblaient précéder plutôt que suivre l’éveil de ses voix intérieures ?…
« Ah ! quel ami j’ai retrouvé ! » se dit Nicole. « Mon cher camarade Georget… Qui m’eût dit que nos sympathies d’enfants laisseraient des racines si fortes. Ce sera mon ami… oui… mon ami… »
Elle murmura ce mot d’« ami », le répétant à plusieurs reprises, comme s’il eût contenu quelque force mystérieuse et nécessaire. Puis, dans le silence argenté dont s’enveloppait le Béguinage, Nicole Hardibert s’endormit.