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Le Cœur chemine

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DEUXIÈME PARTIE

I

C’était juste six ans plus tard, car le mois de juin finissait à peine, et un crépuscule ardent venait encore de s’éteindre.

Mais ces arbres étranges, dont le feuillage poudroie, blanchâtre de poussière et de reflets électriques, et se charge, en guise de fruits, de ballons lumineux et rubescents, ne sont pas les catalpas si frais, aux thyrses pâles, du parc de la Martaude. Ils bordent la rue des Nations, dans l’Exposition Universelle. Une dense atmosphère, chargée de fumets de nourritures, d’aigres relents d’humanité, d’électriques effluves de machines et de métaux en mouvement, les enveloppe. Un roulement monotone et tenace hypnotise la foule qui promène autour de leurs troncs sa lassitude énervée. Entre leurs branches, à quinze pieds du sol, défile incessamment une procession de milliers d’êtres immobiles et rapides. Le trottoir roulant circule, charriant une épaisse mêlée d’hommes et de femmes, de toutes races, de toutes classes, de tous langages, enfiévrés d’une identique ivresse de dépaysement, qui constitue leur principale joie. Même, et surtout, ceux dont la vie s’écoule dans quelque rue toute proche, ont, en franchissant les guichets, fait un bond dans le lointain, dans l’inconnu. Et ils goûtent une satisfaction neuve et incomparable à subir dans toutes leurs fibres, par tous leurs pores, des contacts, des bruits, des odeurs, des images, des secousses, qui les arrachent à l’inertie ordinaire de leurs sensations.

Dans l’artificielle lumière des projections électriques, des lanternes vénitiennes, des cordons de gaz et de l’acétylène, heurtés ou fondus en incandescences exaspérées, surgissent des profils d’architectures hétéroclites et violentes. Certains pavillons rassemblent sur une étroite façade tous les types d’art lentement élaborés par un peuple durant des siècles. L’impression d’ensemble éclate dans le cerveau comme une clameur de multitude. On souffre autant qu’on jouit de cette incohérence aiguë. Sous des portières chatoyantes, glissent des lambeaux de musiques barbares. A peine en a-t-on vibré, qu’un autre rythme secoue les nerfs. Et, si l’on pénètre dans ces réduits, où d’insolites parfums suggèrent des autrefois et des ailleurs, on voit, sous tous les oripeaux de toutes les séductions des races, onduler en toutes les poses de la lasciveté innombrable, les courbes pleines ou fuyantes, lourdes ou sveltes, les lignes agiles, les gestes insidieux, du corps féminin. Maigre chair phosphorescente des Espagnoles, larges coques noires de cheveux piquées de grappes rouges, étroitesse des tailles qui se cambrent. Hanches énormes et roulantes des Levantines. Petits pieds bottés des Russes, qui martèlent le sol. Petites mains excitatrices des Javanaises, aux torsions d’une irritante lenteur. Théories des sœurs anglo-saxonnes, qui s’avancent et reculent ensemble, et font jaillir cinq mollets noirs en un seul éclair hors de chastes jupes unies aux dessous de perversité. Longues et souples tresses blondes des Autrichiennes, que la valse balance. Masque au sourire peint de la Japonaise, que creuse et verdit tout à coup une effroyable pantomime d’agonie. Elles y sont toutes, avec tous leurs charmes, tous leurs maléfices, toutes leurs grimaces de vie et de mort.

— « C’est de la folie de n’avoir pas retenu de table. Tout est bondé, » dit une voix pointue et maussade.

On se retournait. On chuchotait le nom de l’actrice, Clary de Prémor, l’étoile de la Comédie-Moderne. Les Parisiens, en plus grand nombre que les étrangers aux abords du restaurant allemand, que leur snobisme lançait dans une vogue extravagante, reconnaissaient le fin et artificieux visage, les grands yeux glauques aux lourds cils noirs, les lèvres trop sinueuses, trop rouges, lèvres de cruauté, de mépris et de passion, que rétrécissait, en ce moment, une bouderie de petite fille.

— « Mais avec qui est-elle ? » demandaient ceux pour qui les intrigues des cabotines sont la seule science à la hauteur de laquelle il faille toujours se tenir. « On voit bien que le prince est en Italie. Elle ne se gêne pas. »

Ces gens bien informés parlaient du prince Gracchi, un Italien immensément riche, qui s’était emballé à fond sur la beauté de Mlle de Prémor, et qu’elle avait su affoler, puis fixer. Au moment de son premier grand succès, dans la Silviane, de Jalouse, par Pierre Essenault, l’adroite et impitoyable fille avait joué — non plus sur la scène, mais dans la vie — un jeu dont l’audace lui réussit pleinement. Laissant son auteur s’éprendre d’elle jusqu’à vouloir divorcer pour l’épouser, elle s’était servie de cette passion flatteuse pour mener, si possible, le prince Gracchi jusqu’au mariage, simulant une vertueuse préférence pour le bon motif — alors que ce bon motif brisait le gentil ménage d’Essenault, et qu’elle-même prenait patience dans une liaison de grisette avec son camarade Stainier, le beau et brutal César du répertoire classique, qui l’ensorcelait et la giflait. Le prince ne l’avait pas épousée, mais il avait donné une fortune à l’actrice, lui achetant le fameux hôtel Musina, dans l’avenue Friedland, réunissant, pour lui faire un collier unique, les perles les plus splendides à mesure qu’elles arrivaient sur le marché, attelant son cab de chevaux dignes d’un carosse royal. Par bonheur, ces arguments, capables de vaincre même la dignité qu’affichait Clary, en eurent raison avant que fût prononcé le divorce d’Essenault, et celui-ci trouva le pardon et la guérison auprès de sa délicieuse Georgette.

Tout Paris savait cette histoire. Et, pour une fois, ce fut la petite épouse, effacée, mais si admirablement fidèle et tendre, qui eut raison dans l’opinion frivole, contre la magnifique et fastueuse actrice. Une des causes de la mauvaise humeur de Clary, ce soir, plus sérieuse que l’inadvertance de son cavalier de ne pas retenir une table, c’était justement qu’elle venait de croiser, en descendant sur la berge, son ancien adorateur, si bien absorbé dans une confiante causerie conjugale, qu’il ne l’avait pas vue. Mais Georgette avait aperçu, elle, son ancienne rivale. Et des témoins avertis avaient pu sourire de l’inutile arrogance avec laquelle la femme de théâtre, exagérément parée, avait bravé le coup d’œil de cette fine petite bourgeoise, un peu trop correcte, mais d’une grâce et d’une fierté si pures, — victorieuse après tout, et qui le disait, de son joli front levé et de tout le dédain de son regard de ciel.

— « Il est rudement bien, ce type qui accompagne Prémor, » observaient des femmes du monde, dans ce langage argotique qu’elles adoptent pour ne pas que les hommes se gênent. Car la bonne tenue de ces messieurs devient une contrainte pour les deux sexes. Le laisser-aller est de rigueur, et peut-être a-t-il pris un suprême élan dans cette Foire du Monde, où pendant six mois le peu de décence restée aux honnêtes épouses de notre Tiers-État subit le coude à coude avec la galanterie de tout l’univers, dans l’étouffement des cabarets chics, et s’instruisit devant les tréteaux de tous les pièges de vice qu’apportaient dans leurs peplums, leurs maillots, leurs pagnes ou leurs tuniques, les multiples échantillons de l’exotisme féminin.

« Le type rudement bien » qui accompagnait Prémor, était son dernier auteur à nombreuses représentations, Ogier Sérénis. On le nommait moins promptement qu’elle, parce qu’il faut à un écrivain, même heureux, plus de temps qu’à une actrice pour imposer sa physionomie à la mémoire des foules. Ce n’était guère, justement, que depuis cette pièce réussie, jouée par une grande favorite du public, interrompue seulement par la relâche d’été, que le portrait de Sérénis apparaissait dans les journaux illustrés, sa photographie aux vitrines des libraires, et sa charge, due à l’alerte crayon d’un Cappiello ou d’un Sem, à la troisième page des quotidiens.

Pour ne pas afficher son tête-à-tête avec l’étoile de la Comédie-Moderne, — une bonne fortune toute récente qu’il devait à un caprice de Clary, — Sérénis avait invité Stainier à dîner avec eux, ce soir. L’acteur avait accepté, sans l’ombre de jalousie, revenu de sa toquade pour sa partenaire des grandes scènes amoureuses, et capable maintenant de râler sa passion auprès d’elle, devant la rampe, sans le trouble dont le bouleversaient au début de pareils exercices. Il n’en était pas non plus à l’exécrer, comme le plus souvent après ces passades de coulisses, — lorsqu’il arrive que deux héros de drame, dont les roucoulements et les sanglots font ruisseler les larmes dans la salle, se traitent à mi-voix de « roulure » et de « mufle », sur la scène, au moment où les loges se mouchent.

Stainier s’avançait donc derrière le couple, sur cette berge de la Rue des Nations, grouillante de monde jusqu’au bord du fleuve luisant et noir, où dansaient des taches d’or. Il marchait noblement, comme dans une tragédie de Racine, dressant sa tête petite, coiffée et dessinée à la Titus, mais dont le masque de médaille commençait à s’empâter. Pour dégager son cou marmoréen, qui sortait des costumes antiques en un jet si solide, lisse et arrondi, il portait à la ville des cols rabattus, très échancrés. Et telle était la majesté théâtrale de son maintien, qu’on le devinait, dans sa propre pensée, toujours précédé de licteurs et suivi d’une garde prétorienne.

Son calme ne se démentit pas lorsque, s’étant arrêté avec ses compagnons à la terrasse du restaurant allemand, ils constatèrent qu’aucune des tables extérieures ne restait libre. Contre celles qui paraissaient encore inoccupées, des chaises rabattues indiquaient la prise de possession. Les dîneurs installés autour des nappes fleuries, dans la clarté des calices électriques de couleur, s’égayaient discrètement à contempler de si près, dans leur attitude penaude, l’élégante Clary de Prémor, souple en son merveilleux manteau du soir, — un nuage de mousseline de soie et de dentelles fabuleuses, — et l’impassible Stainier, dont la glabre face, impériale et stupide, exerçait sur les mondaines assises là une fascinante curiosité, plus stimulante que l’amour.

Parmi ces mangeurs fortunés, Sérénis crut entendre partir une exclamation de surprise suivie de son nom. Par un effet presque mécanique, il tourna la tête, mais pour la ramener aussitôt dans sa première direction. Il venait d’apercevoir, attablé en élégante et nombreuse compagnie, un personnage de connaissance, — une de ces relations mondaines qui se multipliaient à mesure qu’il devenait un auteur à la mode. Celui-ci était un secrétaire d’ambassade, Philippe d’Orlhac, garçon taciturne et distingué, qu’on appelait « le beau ténébreux », parce qu’il portait sur sa physionomie l’empreinte d’une mélancolie inguérissable. On le recherchait pourtant, malgré sa répugnance à se montrer dans les endroits où l’on s’amuse et le peu d’entrain qu’il y apportait. Mais c’était un brillant parti, et d’autant plus séduisant qu’il fallait le conquérir, assurait-on, sur un romanesque souvenir d’amour. Précisément, M. d’Orlhac paraissait aux prises avec quelque piège matrimonial, tel qu’il était entouré, et ayant à côté de lui une jeune fille, dont la claire physionomie, curieusement tendue vers Clary de Prémor et ses compagnons, évoqua chez Ogier d’imprécises réminiscences. Cette sensation, et l’embarras de rencontrer M. d’Orlhac, chacun en des compagnies si diverses, qui les empêchaient de se saluer, fit que le regard de Sérénis n’insista pas.

D’ailleurs, il devait se décider à pénétrer dans le restaurant, Mlle de Prémor préférant étouffer dans cet endroit chic, que de dîner plus au frais dans quelque établissement moins glorieux. Tous trois s’installèrent donc au fond de l’étroite et basse pièce, au décor « modern style », sous le souffle exaspérant d’un petit ventilateur électrique, qui faisait se hérisser les plumes de Clary et les cheveux des hommes, sans dispenser à leurs poumons une parcelle d’air respirable. Les verres jaunes à haute patte, dans lesquels on leur servit des vins aux noms de burgs et de margraviats, ne leur versèrent pas plus de gaieté que le ventilateur ne leur versait d’oxygène. Clary gardait sa mauvaise humeur. Stainier se gourmait, ne prenait pas une pincée de sel ou un cure-dent sans arrondir tragiquement son geste, persuadé que tous les assistants avaient les yeux sur lui. D’ailleurs, n’ayant pas un mot à dire, fermé à tout ce qui n’intéressait pas sa vanité. Quant à Sérénis, très malheureux de n’avoir pas mieux organisé la soirée, il se désespérait de paraître trop petit bourgeois à son élégante interprète. Les habitudes de la grande vie lui manquaient. Ne le trouvait-elle pas ridicule, cette Clary, qu’entretenait un prince ? Sans être sentimentalement amoureux d’elle, Ogier appréciait assez son aventure avec la ravissante fille, pour trembler de lui déplaire. Ce souci paralysait son aisance naturelle, son esprit, et même cette grâce mâle et gravement caressante, qui faisait rêver de lui les femmes.

La partie fine était ratée, il n’y avait pas à dire. Sérénis le sentit si bien, qu’il n’insista pas lorsque Mlle de Prémor, au dessert, déclara qu’elle se trouvait trop fatiguée pour se promener dans l’Exposition après le repas.

— « D’ailleurs, » ajouta-t-elle, « je l’ai si bien prévu que j’ai fait venir ma voiture, à neuf heures, au pont des Invalides. Elle doit déjà y être. Je trouve ça tuant, ces balades sur des cailloux qui vous tordent les chevilles. Elle est trop salement carrelée, leur Exposition.

— On te paiera un fauteuil roulant, » proposa Stainier.

Elle daigna rire.

— « Tu en as de bonnes, mon vieux ! Pour que tout Paris s’offre ma fiole. On organiserait demain ma représentation de retraite.

— Je voulais vous conduire, Clary, au Phono-Cinéma-Théâtre, » dit Sérénis. « C’est curieux, il paraît.

— Merci !… » répliqua-t-elle, contractée de nouveau. « On y voit et on y entend Rébecca, avec le sublime accent anglais compliqué d’une voix de polichinelle. Rébecca !… Grands dieux !… Vous avez donc du goût pour la Rétrospective ?… »

Ogier devina qu’une gaffe suprême venait de couronner la kyrielle de ses gaucheries. Il ignorait que l’actrice restât précisément exaspérée de ce qu’on ne lui eût pas demandé une scène, pour la rendre par la combinaison du phonographe et du cinématographe, sur ce petit théâtre, où la foule admirait cent fois par jour les fantômes parleurs de Coquelin et de Sarah Bernhardt, et la svelte silhouette dansante de Cléo de Mérode.

Le jeune homme avait cru amuser Clary par une distraction qui touchait à son métier, — ce métier dont les cabotins ne se dégagent pas une minute. — Il tombait bien !…

Mlle de Prémor se leva, nerveuse à en pleurer, et passa son manteau de dentelle, avec l’aide de Stainier, pendant que l’écrivain soldait l’addition.

Son accès de jalousie professionnelle l’attendrit envers le compagnon des misères pareilles, le César des coulisses, qui s’enrageait souvent, lui aussi, dans le dépit des rivalités furieuses. Comme il tendait l’une des amples manches envolantées, elle lui jeta tout bas :

— « Viens me rejoindre à la maison. Je lâche le « serin de Nice ». Il m’embête. »

Puis, souriante, elle se retourna vers l’auteur, apaisée par ce calembour sur le nom de Sérénis, qu’elle n’avait pas inventé, et qui sentait bien son origine, une rancune de confrère sans succès, — preuve que l’envieux venin corrode autant les âmes littéraires que celles qui les traduisent de l’autre côté de la rampe.

Comme tous trois sortaient du restaurant, Ogier ne retint pas un regard à la dérobée vers la table extérieure, où il avait aperçu Philippe d’Orlhac. Le jeune diplomate s’y trouvait encore avec ses amis. Et, de nouveau, Sérénis surprit en éclair une vision lumineuse et blonde de jeune fille, deux yeux pétillants attachés sur lui.

Quelques minutes plus tard, il ouvrait pour Clary la portière de son coupé.

— « J’ai la migraine. Vous serez bien gentil de me laisser, » dit-elle cavalièrement.

La voiture fila. Presque aussitôt, Stainier tendit la main à l’auteur dramatique.

— « Comment, vous aussi ?… » s’exclama Sérénis, tout dépaysé de rester seul.

— « Mon bon, » fit l’autre confidentiellement, « je suis bien content que Clary nous ait plaqués. Il m’aurait fallu prendre congé le premier, et elle aurait potiné, la mâtine… » Il ajouta, plus mystérieux qu’un conspirateur de tragédie : « Un rendez-vous avec une femme du monde… Je ne saurais être assez prudent… »

Puis il s’éloigna, riant sous cape, allant retrouver Clary dans son hôtel merveilleux, pour un de ces revenez-y où les deux anciens amants ressuscitaient leurs souvenirs et mêlaient cyniquement leurs rancunes.

Sérénis rentra dans l’Exposition, dégoûté de sa soirée, des cabotins, et, — du moins y tâchait-il, — des bonnes grâces décevantes de Clary.

Quelque chose dont il ne se rendait pas compte, — curiosité, pressentiment, réminiscence, — lui fit rebrousser chemin le long de la berge pour repasser devant le restaurant germanique. Les tables se vidaient. Celle où il avait remarqué d’Orlhac, entourée maintenant d’une débandade de chaises, montrait l’abandon du repas fini, serviettes jetées, fleurs pillées, verrerie légère en retraite devant la grosse cavalerie des rince-bouche.

Sérénis monta un escalier, puis traversa le pont de l’Alma sans prendre la peine de gravir la passerelle, n’ayant qu’à montrer au guichet sa carte de presse. « Allons au Château d’Eau, » pensa-t-il. Un moment de rêverie devant les prodigieuses cascades multicolores apaiserait son agacement.

Comme il passait derrière le pavillon du Mexique, il se heurta presque à quelqu’un qui sortait vivement du bureau de télégraphe, situé de l’autre côté de l’allée, près du Cabaret Roumain.

— « D’Orlhac !…

— Ah ! Sérénis… Comme ça tombe !… » s’écria le secrétaire d’ambassade.

— « Ça tombe si bien que ça ?… » sourit Ogier en lui serrant la main.

— « Parbleu, oui ! Je vais donc satisfaire un caprice de jeune fille, qui nous a empoisonné notre dîner.

— C’est une Brinvilliers, votre jeune personne ?

— Mais non… Je veux dire que sa fantaisie a glacé tout entrain. C’est une charmante fille, gaie jusqu’à l’extravagance. Eh bien, elle n’a plus dit un mot et n’a cessé de regarder vers l’intérieur, à partir du moment où vous êtes entré avec Prémor. Quand elle a su que nous sommes amis, ne me demandait-elle pas d’aller vous chercher.

— Bien élevée, la demoiselle !

— Dites « pas élevée » du tout. Elle a traversé quelques pensionnats de France, et revient d’Amérique, où son père a fait une fortune. Vous avez dû entendre parler de Mériel… Le Trust de la publicité… Vous savez bien ?

— Mais non.

— Ce Mériel est un individu doué d’une imagination du diable. Après avoir raté beaucoup d’entreprises en France, il a fondé en Amérique le Trust de la publicité… Une idée géniale… Impossible de faire paraître une annonce dans un journal ou de coller une affiche sur un mur sans s’adresser à son Trust. Et comme on abuse plutôt outre-Océan de la réclame, le monsieur a gagné des millions.

— Bravo ! » plaisanta Sérénis. « Une héritière… Je cherche ça, précisément. Mais pour celle-ci, je pense que vous-même…

— Je ne compte pas me marier. Vous avez le champ libre, » interrompit d’Orlhac, tandis que l’assombrissement soudain de sa physionomie démentait son effort pour sourire.

— « Mais, à propos, où allons-nous ? » demanda l’écrivain.

— « Rejoindre ma bande. Je vous emmène. »

Et d’Orlhac, secouant l’impression pénible, expliquait à son compagnon qu’il venait seulement de quitter ses amis pour entrer au bureau de poste.

— « J’avais à téléphoner au Ministère. Mon congé expire. On est en train de négocier un prolongement. Mais il faut pour cela que mon ambassadeur ait reculé son départ, comme il en avait l’intention. Enfin, j’étais anxieux, je voulais savoir. J’ai laissé mes gens pour quelques minutes, et je dois les rejoindre au Champ de Mars, devant les cascades lumineuses.

— J’y allais, » dit Sérénis.

— « Oh ! oh ! » taquina Philippe d’Orlhac, « ma protégée vous intéresse déjà !… Savez-vous qu’elle prétend vous avoir connu il y a quelques années.

— Cela m’étonnerait. Mais avec qui est-elle ici ?

— Avec son père, et la famille d’un Yankee, associé de monsieur Mériel. D’aimables personnes, que j’ai connues là-bas, quand j’étais attaché, à Washington. »

Ce nom de Mériel ne réveillait chez Ogier aucun souvenir. A peine l’avait-il entendu jadis, lorsque Mme Hardibert l’avait prononcé, tandis qu’ils cheminaient côte à côte par les rues d’Anvers, avec l’inopportune présence de la grande fillette sautillant autour d’eux. « Victorine Mériel… » Cela ne lui disait rien du tout. Et une Victorine Mériel millionnaire, moins encore. L’impression d’autrefois s’associait avec une image d’orpheline malchanceuse, que guettaient les plus fâcheux hasards de la vie. Et cette impression même ne subsistait que grâce à d’autres… Dieu ! que cette petite silhouette sans conséquence aurait depuis longtemps disparu de sa mémoire, si elle n’eût tenu de si près à des choses qui ne s’oublient pas.

Cependant Philippe d’Orlhac et Ogier Sérénis venaient de franchir les colossales assises de la Tour Eiffel. Devant eux s’ouvrait le rectangle du Champ de Mars, fourmillant d’une multitude noire, sous l’éblouissement dur des nombreux becs de gaz à incandescence. Cette clarté presque intolérable faisait apparaître comme terni, à une telle distance, le filigrane de lumière qu’était le Palais de l’Électricité, sertissant la joaillerie fulgurante de sa cascade. Celle-ci tombait sans cesse en un écroulement de rubis et de topazes, que remplaçait tout à coup la pluie des améthystes et des saphirs, suivant le jeu des verres souterrains traversés par les rayons. Les yeux se fixaient dans une fascination sur ce Niagara de gemmes enflammées, devant lequel ondulaient avec douceur des panaches d’eau mauve, lilas ou perle, — les jets remontants, moins ardemment colorés, du bassin.

Devant ce spectacle de féerie, la foule s’amassait, compacte, sur des rangs pressés de chaises, ou debout, en muraille inaccessible à toute pénétration, sinon à la serpentine agilité des petits camelots.

— « Où devez-vous retrouver vos amis ? Cela me paraît une entreprise assez compliquée ? » observa Sérénis, tandis que les deux jeunes gens ne gagnaient plus qu’avec lenteur d’infimes parcelles de terrain.

— « Mon Dieu… Ils m’ont dit : devant le Château d’Eau… » fit d’Orlhac, avec le peu d’assurance que méritait l’énoncé d’un si chimérique rendez-vous.

— « Telles quelques aiguilles s’assignant comme lieu de rencontre une meule de foin, » énonça Ogier avec une gravité railleuse.

A ce moment, ils durent prendre leur parti de ne plus avancer ni reculer, saisis par une vague humaine, qui, après les avoir fait tourbillonner dans son remous, s’immobilisa en les bloquant.

— « Votre grande taille, au moins, vous sert, » reprit Philippe, qui, de stature moyenne, n’apercevait plus la cascade lumineuse que par intermittents éclairs, entre la moustache d’un monsieur et l’oreille d’une dame, rapprochées d’ailleurs trop fréquemment.

Par une silencieuse mimique, il fit remarquer à Sérénis que le mari de la dame était en avant de ce couple.

— « Eh ! qu’ils s’aiment donc !… » murmura l’écrivain.

Il mit dans cette exclamation un tel frémissement de mélancolie, que d’Orlhac tressaillit et le regarda.

— « Vous ne trouvez pas, vous, » reprit Ogier, répondant à ce mouvement, « que la vertu des femmes peut quelquefois être une vilaine chose ?…

— Qu’entendez-vous par là ? » dit le jeune diplomate d’une voix sourde.

— « J’entends que leur fidélité conjugale, seul devoir qui les affranchisse de tous les autres, est d’essence moins noble qu’une généreuse faute. La prudence, l’intérêt, la coquetterie, la froideur, en sont les plus sûrs éléments. Et en son nom, elles peuvent commettre des crimes ! »

Le mot grinça, d’une amertume sauvage. Philippe d’Orlhac se taisait.

— « Ce n’est pas votre avis ?… » insista l’écrivain.

— « Mon avis ?… » répéta l’ancien amant de Marcienne de Sélys. « Est-ce que nous pouvons avoir un avis sur l’amour ?… Nous avons seulement chacun notre façon d’en avoir souffert. Ne m’en veuillez pas de vous taire la mienne. »

L’accent déchiré émut Sérénis. Qu’était son regret, à lui, — dont il ne faisait plus guère à présent que de la littérature, — à côté d’une blessure si promptement, si profondément saignante ? Sans la connaître, il en demeurait troublé, avec cette espèce de jalousie mystérieuse que nous inspirent les inconsolables tourments de l’amour, ceux que nous devinons supérieurs à notre propre endurance, et nés d’extases que nous ne connaîtrons jamais.

Comme le subit assombrissement de leurs pensées leur rendait plus étouffante la contrainte de la foule, tous deux, d’un tacite accord, essayèrent de battre en retraite. A peine retrouvaient-ils un espace relativement libre, qu’ils aperçurent, venant à eux, les amis de M. d’Orlhac. Ceux-ci, en effet, s’étaient arrêtés près du pont d’Iéna, pour écouter un concert de trompes.

— « Vous savez bien, » dit M. Mériel au secrétaire d’ambassade, « qu’avec Toquette la ligne droite n’est jamais le chemin d’un point à un autre. »

« Toquette !… » Le grand corps de Sérénis oscilla comme par une secousse électrique. Il attacha des yeux effarés sur la jeune fille, qu’on lui présentait justement. Cette svelte taille élancée, à la ceinture fine, au buste gracieusement modelé, sous de floconneuses guipures, ne lui rappelait en rien l’écolière d’autrefois. Mais l’éclat du teint, la mousse dorée des cheveux, la malice de la bouche et du regard… Mon Dieu !… Était-ce possible ?…

— « Vous ne vous rappelez pas Toquette, monsieur Sérénis ?… Et notre rencontre d’Anvers ?… Et mon entorse de Bruges ?… Et mes roses de la Martaude ?… »

La Martaude !… Un jet de glace et de feu parcourut les artères d’Ogier. Allait-il apercevoir, parmi ces gens qui l’entouraient, celle qu’évoquait la présence de cette jeune fille, celle qu’il n’avait pas revue depuis le soir… Non, elle n’était pas là. Il se ressaisit, devant tous ces yeux rencontrés, où il lisait de l’étonnement.

— « Pardonnez-moi… C’est une telle surprise !… Comment ! si je me rappelle mademoiselle Toquette ?… Mais je crois bien !… J’espère, monsieur, que mademoiselle votre fille ne vous a pas dit trop de mal de son ancien ami ? »

Paul Mériel protesta. C’était un solide gaillard, qui n’accusait pas la cinquantaine, et que sa physionomie vive, d’un roux grisonnant, — très ressemblante, quoique masculinisée et épaissie, à celle de sa fille, — montrait bien l’homme d’aventures, d’imagination et d’entrain, qui avait fini par forcer la main à la Fortune.

— « Eh bien, voyons… Si nous ne restions pas là, à nous faire lapider de coups de coude. Allons prendre des glaces là-haut, sur une des terrasses. Nous verrons mieux l’effet des fontaines. »

Le groupe se mit en mouvement. Et, soit hasard, soit que les volontés y eussent tendu inconsciemment, Ogier se trouva près de Toquette.

Elle ne s’effarouchait pas d’un tête-à-tête, qu’elle accentua plutôt, ralentissant le pas pour rester en arrière. Ses indépendantes allures d’autrefois n’avaient pris que plus de décision par son séjour en Amérique et l’assurance de la richesse. Seulement, les gestes capricants et l’impertinence agressive de l’âge ingrat, étaient remplacés par la souple grâce et la finesse malicieuse de la vingtième année.

Ogier regardait cette grande fille élégante, mais sans l’observer pour elle-même. A peine se rendait-il compte, en une saveur accrue, de ce charme étrange vaguement remarqué par lui lorsqu’elle était gamine. Tout ce qu’il se dit d’elle, c’est qu’il ne la trouvait pas devenue jolie. Mais elle évoquait en lui trop de souvenirs — et de trop poignants, — il attendait de cette rencontre trop de révélations plus ou moins cruelles, pour s’attacher à ce qui la touchait personnellement. Des questions lui brûlaient les lèvres. Cependant il eut la discrétion d’attendre.

— « Monsieur Sérénis, » disait-elle. « M’avez-vous pardonné ?

— Vous avoir pardonné ?… » répétait-il. « Mais quoi donc ?… »

Presque inquiet, rapportant tout à une seule pensée, il se demandait si elle n’allait pas lui présenter des excuses pour l’avoir tant gêné jadis dans un bonheur si vite évanoui. Le sourire mystérieux de Toquette accentuait cette crainte.

— « Vous étiez si fâché, » reprit-elle, « le dernier jour !… avant que je parte pour la pension… parce que je vous avais surpris en vous jetant des roses. »

Ah ! le banc de la Martaude… L’attente ravie… La silhouette juvénile dans la simple robe blanche, sous le canotier de paille, qui passa la grille et remonta l’allée !… Comme elle était songeuse, la douce Nicole !… Que pensait-elle à ce moment-là ?…

— « Comment, mademoiselle !… J’ai eu le mauvais goût de me fâcher parce que vous me jetiez des roses ?… Vous n’avez pas fait serment de ne plus recommencer, j’espère ?… »

Toquette coula vers lui un regard intrigué. Elle percevait l’intonation factice, devinait l’esprit ailleurs.

— « Avec les mêmes roses ? » demanda-t-elle. « Je m’en garderais bien. Elles voleraient en miettes, les pauvres.

— Puis il faudrait d’abord les retrouver, » dit-il machinalement.

— « Les retrouver !… Je vous les montrerai, si vous ne leur avez pas trop gardé rancune.

— Où donc ? » fit-il, commençant à s’intéresser.

— « Mais, dans le sachet où je les conserve.

— Ici ?… ou en Amérique ?…

— En Amérique et ici. Partout où je vais. Elles ne me quittent pas. »

Les admirables yeux graves d’Ogier se posèrent, et cette fois sans regarder en dedans vers le passé, sur le visage de la jeune fille. Toquette brava ce regard, avec un embarras fier et charmant. A la fin, pourtant, ses cils fauves battirent.

Qu’éprouvait-il ?… Était-ce donc un regret d’imagination, sans racines au fond du cœur, l’élancement d’une cicatrice toute superficielle, ce frisson qui le secouait si fort depuis quelques minutes, puisqu’une coquetterie de femme suffisait à l’en distraire ? Lui-même s’étonna de l’attrait substitué au souvenir, et qui, brusquement l’appelait hors du plaintif autrefois.

— « Ah ? » disait Toquette en riant. « Je puis bien vous l’avouer, maintenant que je suis une grande personne, à qui le flirt est permis. Vous fûtes le héros de ma treizième année. Tiens, voilà un alexandrin !… Je vous le cède, sans réclamer de droits d’auteur. »

Elle noyait sous son espiègle gaieté la confession trop significative de tout à l’heure, et qui lui avait valu un tel regard. L’instinct défensif de son sexe la tenait, allègre et vaillante, sur le rempart de son secret, prête à le préserver par la raillerie et toutes les ruses de guerre, si elle l’avait en vain compromis.

— « J’étais une romanesque petite folle, » reprenait-elle. « Vos vers, que vous nous récitiez, vos belles phrases sur la poésie de Bruges, vos attitudes élégiaques, m’avaient tourné la tête. Et j’étais jalouse… Ah ! que j’étais jalouse !…

— De qui étiez-vous jalouse ?… » questionna Ogier, dont le cœur battit de nouveau sous un flot, mais ralenti, de l’émotion ancienne.

— « De ma marraine, tiens !… Vous lui faisiez bien un peu la cour ?… Allons, soyez franc.

— Comment pouvez-vous croire ?… Mon respect…

— Oh ! votre respect… Vous y étiez bien forcé. Ma sage petite marraine n’est pas de celles à qui on manque.

— Vous l’avez vue récemment, madame Hardibert ? Tout va-t-il suivant ses désirs ?… »

La voix d’Ogier défaillit légèrement. Il posait enfin la question qui, tout d’abord, lui brûlait les lèvres. Mais il en attendait moins impatiemment la réponse.

Le clair visage de Mlle Mériel s’assombrit un peu.

— « Vous n’allez pas me croire, » dit-elle avec un sérieux imprévu. « Je n’ai pas encore rendu visite à ma marraine depuis mon arrivée en Europe.

— Il y a longtemps ?

— Deux ou trois semaines. Mais papa n’a jamais une heure à lui. Et puis, il fallait bien voir l’Exposition… La Martaude, c’est loin. »

Elle s’interrompit, confuse. Puis la vérité sortit, comme si la jeune insouciante eût soulagé sa conscience par un aveu. Les relations étaient devenues si rares avec les Hardibert, que Toquette ne savait trop comment les reprendre. Cinq ans auparavant, son père, pour qui s’annonçait la réussite d’une affaire importante, l’appelait en Amérique. Pour profiter du départ d’une famille disposée à l’escorter, elle avait dû se mettre en voyage d’un jour à l’autre. La correspondance avec sa marraine avait d’abord marché régulièrement, puis s’était espacée.

— « J’ai tellement l’horreur des banalités épistolaires, » soupira Mlle Mériel. « Quand les gens sont séparés de vous pour à peu près toujours, qu’ils ne vivront plus de votre vie, on a si tôt fait de n’avoir plus rien à leur dire. »

Du moins, elle était franche. Elle n’enguirlandait pas son jeune égoïsme, sa négligence, sa naïve ingratitude. Ogier entrevit ce caractère en contrastes, à la fois indifférent et fougueux, tenace pour soi, dépourvu de solidité pour les autres, et peu capable de sacrifice. Elle avait pourtant une excuse, que sa délicatesse n’eut garde d’alléguer : son enfantine griserie de la soudaine fortune paternelle, les gâteries absurdes dont, immédiatement, elle fut accablée. Aucune allusion de sa part ne signala ce changement dans son destin. Simple marque d’une élégance naturelle, qui lui interdisait d’attacher tout haut quelque importance à l’argent.

— « Comment se fait-il, » interrogea Sérénis, « qu’oublieuse d’une si exquise marraine, vous ayez gardé le souvenir du méchant camarade de passage que j’avais été pour vous ? »

Peut-être voulait-il provoquer le retour des déclarations de tout à l’heure. A travers le babillage de Toquette, il perdait un peu la certitude qui, un instant auparavant, était entrée en lui comme un aiguillon, dont il goûtait l’atteinte fiévreuse et légère. Cela ne lui déplaisait pas de recevoir encore les avances plus ou moins directes de cette capiteuse fille. Il la voyait mieux à présent. Dans ses yeux d’or, sa peau transparente, sa mousseuse chevelure, sa longue taille pliante, une vie magnétique frémissait. Pourtant, non, elle ne l’attirait pas. D’ailleurs, que voulait-elle ? Se jouer un peu de lui, sans doute, le piquer à son tour, ne pas rester sur son échec de petite amoureuse précoce. Il la sentait pétrie de caprices. Et n’était-elle pas riche à se les passer tous ? Quelque chose se cabra en lui. Il n’y pensait que trop, à cette fortune, depuis que tous deux marchaient côte à côte. Eh bien, quoi ? Pourquoi s’en voudrait-il ? N’avait-il pas souvent songé, sans en rougir, à faire un mariage avantageux. Il apportait le succès, la célébrité… C’était un échange.

De telles réflexions se suivaient en lui, rapides, fuyantes et réitérées, comme les ondes voisines, aux reflets changeants, dont la chute incessante étourdissait. On les apercevait maintenant de haut. Le groupe était parvenu sur une des terrasses, et même, par une manœuvre savante, venait de s’emparer d’une table, au bord de la balustrade, que des dîneurs attardés abandonnaient. Par exemple, on n’aurait pas de sitôt un garçon pour la débarrasser. Toquette déclara, non sans raison, que les reliefs des autres l’écœuraient. Sous ce prétexte, elle s’accouda plus loin, à la rampe de simili-marbre, contente de poursuivre sa causerie avec Ogier, qui, bien entendu, ne la quitta pas.

Tardivement, elle répondait à sa dernière question.

— « D’abord, je ne l’ai pas oubliée, ma gentille petite marraine. J’ai un peu lâché la correspondance. Mais c’est tellement rasant d’écrire ! Si j’avais dû échanger des lettres avec vous, il y a beau temps sans doute que je serais revenue de mes illusions.

— A la bonne heure ! » dit-il, découvrant une câlinerie d’intonation dans la malice des mots, et se prêtant d’autant plus volontiers à la plaisanterie. « Vous me parlez comme quand vous aviez douze ans. Je vous retrouve. Nous allons être de bons ennemis, ainsi que jadis.

— Vous savez que je me ressens encore de mon entorse. J’ai gardé une faiblesse de la cheville. Dieu ! que je vous en ai voulu !

— De votre entorse ?

— Parfaitement.

— Mais en quoi étais-je cause ?…

— Vous restiez toujours en arrière, avec marraine. Moi, par énervement, j’ai pressé le pas. Et puis, je rageais… J’ai tapé du pied, en me retournant vers vous… Crac ! ça y était.

— Cette petite Toquette !… » murmura Ogier.

Sa voix traîna, caressante. Et il appuya de nouveau sur la fraîche physionomie un regard qui se troublait un peu. Il ne distinguait plus bien ce qui se passait en lui. Le présent, le passé, mêlaient leurs suggestions pénétrantes. D’où venait que, soudain, il discerna, dans l’écheveau embrouillé de ses sentiments, une satisfaction bizarre de ce que les Mériel eussent laissé se dénouer presque entièrement leurs rapports avec les Hardibert ?… Lui qui, moins d’une demi-heure auparavant, n’avait vu dans sa rencontre inopinée avec Toquette que l’occasion d’entendre parler de Nicole.

— « Fifille, ta glace est en train de fondre, » claironna la voix éclatante de Mériel.

On les avait enfin servis. Du linge mal cylindré, jeté à la hâte sur les maculatures de la nappe, donnait une virginité relative à la table. Un soir d’illuminations, il ne fallait pas être exigeant. Une retraite aux flambeaux se déroulait en bas, sillonnant la foule obscure d’une traînée de ballons lumineux. On se demandait par quel miracle pouvait s’ouvrir la dense masse humaine, et si ces grosses boules orangées ne roulaient pas d’elles-mêmes sur le dru moutonnement des têtes, au lieu d’être portées par des corps en marche. Des musiques militaires épandaient des rythmes, des clameurs et des frissons de cuivre, qui semblaient les accents exaspérés ou plaintifs de l’énorme houle vivante. Puis, dans des silences inexpliqués, presque sinistres, revenait le mugissement doux de la cascade, dont ruisselaient sans fin les eaux diaprées, splendides et fugitives. Une chaleur suffocante montait dans l’air épaissi. Autour des globes lumineux, on voyait trembler la poussière. Et là-bas, très loin, vers l’ouest, par-dessus les palais lisérés de cordons de gaz, l’agonie du jour s’achevait en une pâleur à peine verte, tandis que du phare allemand un formidable pinceau de lumière électrique, promené frénétiquement, balayait de temps à autre ce chaos et en faisait surgir de stupéfiantes apothéoses.

Toquette et Ogier s’assirent avec les autres pour humer leurs glaces. La conversation se généralisa. Ce fut Paul Mériel qui, le premier, prononça le nom qui faisait sauter le cœur de Sérénis.

— « Ces pauvres Hardibert… Les voyez-vous souvent, monsieur ? » demanda l’inventeur du Trust de la publicité.

— « Mais non… La vie est si dévorante ! Il y a des années que je ne leur ai fait visite. Je suis fort coupable envers eux.

— C’est comme nous. Il faudra nous accompagner à la Martaude. Nous nous ferons pardonner ensemble.

— Mais, » demanda l’écrivain, « pourquoi dites-vous « ces pauvres Hardibert » ? Leur serait-il arrivé malheur ?

— Comment ?… Vous ne savez pas ?… En effet, vous avez dû les négliger depuis longtemps. Mais, la Martaude a traversé une crise terrible ! Ils ont été à deux doigts de la faillite.

— Pas possible ! Un établissement si prospère !…

— Ah ! c’est que la politique s’en est mêlée. Un moment, Hardibert pensait abandonner la partie. L’État, son meilleur client, le boudait. Et les ouvriers, tandis qu’il les nourrissait en sacrifiant sa fortune personnelle, lui jouaient des tours pendables. Quand on chômait, les gaillards trouvaient bon d’être payés tout de même. Et si, par hasard, l’ouvrage donnait un peu, ils réclamaient de l’augmentation et tenaient la dragée haute. Ah ! ç’a été dur !

— Et monsieur Hardibert s’en est tiré !… Il est tellement énergique !

— On l’a aidé aussi… Quelqu’un a mis à propos des fonds dans l’affaire. »

Toquette eut un brusque accès de toux. Et Sérénis vit, à un mouvement de son buste, qu’elle avançait le pied vers son père, par dessous la table. Il comprit. Le Trust de la publicité ne s’était pas montré ingrat. Mais c’était peut-être pire de laisser refroidir une amitié, après avoir cru solder la dette de cœur avec de l’argent.

— « D’ailleurs, » continua Mériel, empressé à faire dévier le sujet sur l’indication de sa fille, « j’ai appris, depuis mon arrivée en France, que, d’aucune façon, le bonheur n’est à la Martaude. »

Ogier sentit le reflux de son sang. De jour, on l’aurait vu pâlir.

— « Comment cela ? »

Mériel hocha la tête, et jeta un regard circulaire, comme pour dire qu’il ne pouvait s’expliquer devant des étrangers, ni à portée de virginales oreilles. Malgré cette mimique expressive, Sérénis, tenaillé d’une curiosité douloureuse, ne put se tenir d’insister.

— « Vous m’étonnez. Madame Hardibert est femme à mettre le bonheur partout.

— Aussi n’est-ce pas sa faute. Gardez-vous de rien préjuger contre elle, » riposta Mériel avec chaleur.

Sérénis ne devait pas en apprendre davantage ce soir-là. Les Américains, que cette causerie n’intéressait pas, jugèrent à propos d’intervenir. Malgré leurs efforts pour parler français, ils revenaient fréquemment à leur idiome natal, que l’écrivain n’entendait guère. Toquette cessait de s’occuper de lui, prise tout entière par un spectacle qui l’amusait. Un ouvrier, pour arranger quelque chose à l’une des herses électriques, s’avançait au rebord du bassin, dans l’éclaboussement de l’eau. A un moment, il gravit deux degrés de la cascade, sous la puissante douche multicolore. Le public l’acclamait. Ogier, machinalement, regardait l’homme. Le bourdonnement de la foule, les hurrahs, la chanson liquide des fontaines, les musiques éparses, tourbillonnaient en rafales nostalgiques au fond de son âme. La réflexion de Philippe lui revint : « Nous ne pouvons juger l’amour. Nous avons seulement chacun notre manière d’en souffrir. » Il se tourna, dans l’espoir instinctif de rencontrer la fraternelle mélancolie du jeune diplomate. Et seulement alors, il s’avisa que d’Orlhac ne les avait pas suivis sur la terrasse, mais avait dû prendre congé au pied de l’escalier, tandis que lui-même s’attardait avec Toquette.

Alors il se sentit incapable de prolonger, à côté de cette attirante fille, l’étrange désarroi de sa pensée, ni surtout de supporter davantage le remords bizarre dont, sans l’analyser, il éprouvait le malaise croissant. Que faisait-il ici ? Vers quoi donc allait-il ?… Et là-bas, à la Martaude, Nicole était malheureuse… Mais pourquoi, mon Dieu, pourquoi ?… N’avait-elle pas choisi, jadis ?… Ne lui avait-elle pas impitoyablement broyé le cœur ?… Donc il était libre… Et il serait vraiment trop généreux de la plaindre !… Par moments, au cours des années, il avait cru l’oublier tout à fait. Ou, du moins, sa peine, qui lui restait chère, n’était plus qu’une plainte éolienne dans sa mémoire de poète, une mélodie amèrement douce, qu’il se plaisait à faire pleurer sur les lèvres de ses héros. D’où venait donc qu’il se trouvait si malheureux ce soir ?… Et surtout si mécontent de lui-même ?…

Allons ! il allait se retirer. Dès qu’il serait seul, il trouverait le mot de cette énigme.

Ogier s’excusa donc auprès de ses compagnons. Personne n’essaya de le retenir. Aussi, comme il s’éloignait, fendant avec difficulté la cohue, s’énervant de la torpidité de ces troupeaux béats, et les traversant avec une vigueur presque brutale, Sérénis emportait une impression dominante : le dépit d’avoir constaté combien aisément Toquette le laissait partir, tellement distraite par les acrobaties hydrauliques de l’ouvrier électricien, qu’elle lui avait serré la main et dit « au revoir » sans tout à fait tourner la tête.

Le jeune homme rentra à pied. Il n’avait plus son petit appartement de la rue de la Tour d’Auvergne, mais un rez-de-chaussée, avenue d’Antin, où, lorsqu’il y pénétra, l’électricité mit de douces luisances aux acajous de jolis meubles anglais, et se multiplia dans les petits carreaux des portes. La femme de ménage de jadis était remplacée par un valet de chambre. Sérénis ne se blasait pas encore sur la satisfaction de ce bien-être, témoignage matériel de ses succès. Chaque fois qu’il mettait la clef dans la serrure, qu’il revoyait la coquette ordonnance de son intérieur, il goûtait une joie de conquérant : « J’ai gagné cela sur la vie. » Son ambition lui présageait d’autres victoires. Et volontiers, désormais, sûr des glorioles de célébrité, il leur donnait une forme confortable et pratique. Une prévoyance avisée tempérait maintenant l’enthousiasme étourdi des années de chimère. Quelquefois il le constatait avec un sourire intérieur : « J’aurais été romanesque, » se disait-il, « si Nicole m’avait aimé. Elle seule m’aurait retenu dans le domaine du rêve. Puisqu’elle en a décidé autrement, j’ai toute liberté de m’apercevoir que la réalité n’est pas négligeable et de m’en assurer la jouissance. Peut-être dois-je bénir cette femme d’avoir si rudement secoué et dispersé les fleurs à l’arbre de ma vie, pour laisser les fruits y mûrir. Il ne me reste plus d’illusions, mais assez de délicatesse pour n’être pas un vulgaire jouisseur. La passion exaltée ne renaîtra plus en moi. Je suis dans les meilleures conditions pour savourer pleinement l’existence. »

Les réflexions de l’écrivain comportaient moins de sérénité quand il rentra, ce soir, de l’Exposition. Malgré l’espérance de les mieux démêler dans la solitude, il s’aperçut vite qu’il n’aurait rien à gagner à voir clair en lui-même. Ce qui s’y agitait de plus indistinct était peut-être d’essence supérieure aux raisonnements, aux résolutions, aux projets, qu’il arriverait à formuler. Souvenir, pitié, pardon, extases tendres, amour mal enseveli, voix de Bruges et du parc de la Martaude… c’était là ce qui tressaillait aux fibres profondes. Cependant que le langage précis des sens, de la vanité et de l’intérêt, ne se faisait pas faute d’évoquer la piquante Toquette, et son irritante coquetterie, et les millions de son père, — toutes choses qui pourraient contenir le bonheur, même si, pour les saisir, il fallait marcher un peu sur ces tronçons saignants que sont des rêves brisés, des caresses abolies et des espoirs déçus.

« D’Orlhac a raison, » se dit Ogier, tandis qu’il se retournait dans son lit sans trouver le sommeil. « Tous les jugements sur l’amour sont vains. Il n’y a que des façons de le sentir, soit, le plus souvent, d’en souffrir. Laissons-donc mon cœur malade être un champ de bataille aux regrets, aux scrupules et aux désirs. La victoire des uns et la défaite des autres se décideront en le meurtrissant. Mais ma pauvre sagesse psychologique n’y sera pas pour grand’chose, hélas ! »

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