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Le Cœur chemine

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II

Ogier Sérénis à Nicole Hardibert

Août 1900.

« Madame,

« Me pardonnerez-vous, obtiendrez-vous pour moi l’indulgence de Monsieur Hardibert, si je rentre dans votre vie après avoir paru m’en détacher si complètement ? Les circonstances qui m’y ramènent sont telles, que mon indiscrétion devient le plus strict des devoirs. Je n’ose vous exprimer la joie que j’éprouve de me rappeler à votre souvenir. Mon apparent oubli ne m’en donne pas le droit. Mais votre cœur, qui comprend tous les mystères, m’a peut-être trouvé quelque excuse pour tant d’absence et de silence. Il y aurait une véritable injustice de votre part à n’y pas reconnaître avant tout la profondeur de mon respect.

« Mademoiselle Victorine Mériel, qui vient de séjourner une semaine auprès de vous, Madame, ne vous a pas parlé de moi. Et je sais que, dans vos causeries avec elle, mon nom n’est pas venu sur vos lèvres. Je n’avais d’ailleurs aucune raison de l’espérer.

« Cependant votre filleule l’attendait un peu. Et peut-être, si vous l’aviez prononcé, eût-elle moins bien gardé le secret que, d’accord avec elle, je devais vous révéler le premier.

« Mademoiselle Victorine me fait le très grand honneur de souhaiter que je demande sa main. Sa bienveillance m’ouvre un espoir que m’interdirait — à défaut de raisons plus subtiles — la disproportion de nos fortunes. Je suis, vous le savez, un modeste écrivain, soumis au caprice du public, qui peut lui accorder plus de gloire que d’argent, et même ne lui octroyer ni l’un ni l’autre. Mademoiselle Mériel est riche. Pourtant son père lui-même m’a donné à entendre qu’elle comptera cette richesse pour peu de chose si je n’y ajoute, avec toute la dévotion dont je suis capable pour sa très charmante personne, mon petit brin de laurier.

« Ma fatuité serait extrême de vous écrire ces choses, Madame, si des sentiments auprès desquels la fatuité ne compte guère, ne devaient vous apparaître dans ma démarche.

« J’ai connu votre filleule auprès de vous, alors qu’enfant solitaire, elle n’avait de tous les biens de ce monde que le moins fastueux mais le plus inestimable, c’est-à-dire votre tendresse. Depuis le jour tout récent où le hasard m’a fait retrouver la petite compagne d’un autrefois que je ne saurais oublier, j’ai été témoin de son repentir pour ce qu’elle appelle son ingratitude envers vous. Hier, à son retour de la Martaude, j’ai constaté son bonheur profond de vous avoir retrouvée, si accueillante dans votre bonté inaltérable, et si prompte à effacer une faute dont elle ne s’accuse que plus sévèrement.

« Dans de telles conjonctures, ni elle, ni moi, ne saurions prendre sans votre consentement une résolution qui rendrait commun notre avenir. Si Mademoiselle Victorine ne s’en est pas ouverte à vous, Madame, c’est parce que je lui ai demandé la grâce d’apporter d’abord à vos pieds toute l’humble soumission que me dicte la mémoire d’un passé trop fugitif, et ma déférence pour votre volonté. Je ne lui ai pas caché que vous ne me pardonneriez peut-être pas si aisément qu’à elle-même des torts qui ne sont semblables aux siens que dans sa candide appréciation. Vous devez souhaiter pour votre filleule un mari que vous puissiez admettre sans déplaisir dans votre cercle familial. Et je n’ose me flatter que je sois celui-là.

« En m’adressant à vous, Madame, il est bien entendu que je ne sépare pas de votre décision celle de Monsieur Hardibert. Je la sollicite avec tous les égards auxquels a droit le parrain de Mademoiselle Victorine et le maître de cette Martaude, où je fus élevé, où mon père laissa sa vie.

« Malgré toutes les apparences, le meilleur de mon cœur n’a pas quitté cette maison, où le deuil me fut moins atroce que les joies ne m’y furent douces.

« Et c’est pourquoi, Madame, votre arrêt, quel qu’il soit, me trouvera reconnaissant.

« Veuillez croire à la fidélité de mes sentiments, dont le premier est le plus profond respect.

« Ogier Sérénis. »

Mme Hardibert reçut cette lettre comme elle descendait en voiture de la Martaude, pour aller, un matin, prendre le train de Paris. Le facteur ayant fait signe à Honoré, — un peu plus familier, un peu plus vieux que jadis, — celui-ci arrêta Capon et le Brûlé, — bien grisonnants et cassés d’allure, mais que les revers financiers de leur maître empêchaient de prendre leurs invalides.

— « Quelque chose pour Madame, » dit l’homme à la blouse de toile bleue passepoilée de rouge, en soulevant sa boîte sur son genou.

Il approcha du marchepied et tendit l’enveloppe.

Nicole la considéra dans un léger trouble, tandis que la victoria repartait.

Elle croyait connaître cette écriture… Mais tout message imprévu lui causait maintenant une contraction d’inquiétude. Du fond mystérieux de la vie, rien d’heureux, croyait-elle, ne pouvait lui venir. Et elle en avait tant reçu, de ces billets anonymes, porteurs de menaces brutales ou d’insinuations perfides, — armes aveugles employées par la rancune des prolétaires contre ceux qu’ils croient les heureux !

« Allons, » se dit-elle, « est-ce la dynamite sur mon seuil, ou la trahison à mon foyer, que va me présager ce billet doux ? »

Un sourire désenchanté flotta sur ses lèvres. Sous l’ombrelle claire, qu’elle tenait ouverte, elle avait toujours ce teint translucide, d’une matité pâle, qu’imprégnait si chaudement la lumière. Les ondes obscures de ses cheveux descendaient encore en deux masses ondées assez bas sur ses tempes, car elle n’avait jamais adopté la coiffure élevée, en auréole. Ses longs cils noirs battaient comme jadis avec cette nervosité fréquente qui donnait à son regard un charme mobile et timide. Elle était restée la même. Les années qui venaient de passer sur elle représentaient la période, — d’ailleurs si courte, — où la beauté d’une femme semble n’avoir pas à tenir compte du temps. Car elle entrait à peine dans sa trentième année, sans qu’on pût cesser de lui en donner vingt-cinq. Seulement, la nuance incertaine de ses yeux charmants s’était foncée quelque peu. Leur gris si fin avait prédominé sur les reflets presque mauves qui faisaient penser à des pétales d’hortensia. Une ombre s’était glissée là, qui ne s’en allait plus. Le secret de l’âme en paraissait reculé, à de très lointaines profondeurs.

Cependant Nicole venait de décacheter sa lettre. Elle avait regardé la signature. Elle lisait.

Avant d’avoir parcouru la première page, ses mains tremblantes durent fermer son ombrelle, qu’elles ne soutenaient plus. Et ce ne fut pas trop de ces deux faibles mains pour fixer ce papier que tourmentait une agitation plus indocile que celle du vent.

Quand elle eut terminé, elle relut. Puis, appuyée aux coussins de sa voiture, elle dirigea vers l’horizon un regard si fiévreusement fixe qu’il suspendait l’habituelle palpitation des paupières. Rien, si ce n’est cette immobilité un peu hagarde des prunelles largement dévoilées, ne trahissait ce qui pouvait bien se passer en elle, ni quel tourbillon de sentiments y avaient soulevé ces phrases, signées d’un tel nom, avec — sous le sens officiel apparent — le mystère passionné qu’évoquaient leurs moindres syllabes.

Comme la voiture approchait de Sézanne, Nicole enferma la lettre d’Ogier dans le petit sac en daim gris brodé de perles d’acier qu’elle tenait à la main. Puis elle prit son billet, gagna le quai, sans voir des personnes de connaissance, qui la saluaient. De la même allure automatique, elle monta et s’assit dans un compartiment, lorsque stoppa l’express. Jusqu’à Paris, elle ne fit pas un mouvement et ne rouvrit pas le petit sac.

A l’arrivée, elle s’étonna d’apercevoir une toute jeune fille, de seize ans à peine, qui vint au-devant d’elle, sur le quai.

— « Comment, Yvonne ! Tu sors seule ?

— Il faut bien, ma tante. Je vais à mon cours. Je n’ai pas pu vous attendre pour déjeuner. Alors, j’ai dit à maman que je passerais ici pour vous dire bonjour.

— Et tu vas maintenant au Conservatoire ?

— Oui, ma tante.

— Je vais t’y mettre en voiture. »

Elle arrêta un fiacre. La jeune élève de tragédie y monta avec elle.

C’était la fille de Berthe Raybois. Cette enfant, qui l’appelait « ma tante », n’était que sa petite-cousine. Un affreux malheur laissait à Yvonne, ainsi qu’à ses trois frères cadets, la nécessité de se débrouiller dans la vie. Leur père, Gaston Raybois, le galant sous-directeur, était mort l’année précédente, d’une façon tragique. Comme il examinait une machine au repos, quelqu’un avait ouvert le robinet de mise en marche, et une bielle énorme, élancée brusquement, lui avait défoncé la poitrine. L’auteur du méfait fut inculpé, non d’assassinat, mais d’homicide par imprudence, et encore s’en tira-t-il avec quelques mois seulement de prison, parce qu’il ressortit des débats que sa femme avait été détournée de ses devoirs par le sous-directeur.

La malheureuse veuve, dévastée de douleur, avait fui la Martaude avec ses quatre enfants. Installée à Paris, dans un intérieur bien modeste, elle les élevait suivant ses ressources médiocres et la nonchalance de son caractère honnête mais sans ressort. Les charges écrasantes dont s’étaient grevés la Martaude et ses propriétaires, durant la crise traversée par l’usine, empêchaient M. et Mme Hardibert d’aider efficacement cette famille désemparée.

C’était pour leur rendre visite que Nicole venait à Paris ce jour-là. Elle devait déjeuner chez sa cousine. La fille aînée, ravie de circuler dans Paris sans être accompagnée, avait affirmé son indépendance en venant saluer sa pseudo-tante à la gare.

Mme Hardibert, le cœur serré, considérait cette fillette qui prenait des airs de femme, lui parlant de tout avec désinvolture, et si coquette, d’un gracieux visage, tout menu, entre deux bandeaux extravagants de cheveux oxygénés, qui lui descendaient plus bas que les oreilles. Une rose rouge, piquée sous la passe du grand chapeau noir, contrastait, par son ardeur provocatrice, avec l’innocence du profil. Et, lorsque la jeune fille eut sauté de la voiture, tous les regards masculins suivirent le frétillement de sa taille, mince à se briser, au-dessus des frêles hanches contre lesquelles elle plaquait sa jupe, tandis qu’elle franchissait la cour du Conservatoire.

— « Tu acceptes donc, dès maintenant, pour Yvonne, toutes les alternatives de la vie de théâtre ? » demanda Nicole à sa cousine, presque dès son entrée dans le petit appartement de la rue Lemercier, aux Batignolles.

Elle posait la question avec une gravité assombrie, qui la souligna trop. Et cependant l’inquiétude pour la future tragédienne ne rendait pas seule sa voix si sourde, son regard si morne.

Berthe regimba.

— « Tu en parles à ton aise ! J’accepte !… Certainement, j’accepte. Je n’ai jamais fait que cela dans la vie, accepter !… »

La veuve de Gaston Raybois avait perdu dans les larmes le peu de jeunesse que comportaient son teint blafard et ses traits indécis. Plus âgée que Nicole de huit à dix années seulement, elle aurait pu passer pour sa mère, à la dissemblance près.

— « Vois-tu, ma petite, » reprit-elle, « moi, j’ai toujours été honnête, parce que, ni moralement, ni physiquement, je n’étais destinée à autre chose. Si j’avais eu le choix, peut-être aurais-je découvert que je faisais un métier de dupe.

— Ne dis pas cela, ma pauvre chérie. Ne le dis surtout pas devant ta fille.

— Pour qui me prends-tu ?… Suis-je femme à pervertir mes enfants ?… »

Nicole la savait très aigrie, ne s’offusquait pas de ses ripostes.

— « Tu as découvert le sens de la vie, toi, Nicole ? » questionna âprement Mme Raybois. « Tu es tout à fait sûre de la façon dont il faut la vivre ? »

Sa cousine la regarda sans répondre, avec un incertain battement de cils sur ses beaux yeux tristes.

— « Puisque nous ne savons pas pour nous-mêmes, » continua la veuve, « autant laisser nos enfants trouver pour eux. Surtout quand les circonstances ne nous permettent pas de leur offrir un chemin tout battu.

— Comme c’était mieux de croire à un au-delà !… » murmura Nicole.

— « Certainement !… Car, pour ne pas conclure suivant l’effroyable logique de l’existence terrestre, nous devons la concevoir suivie d’une autre où tout serait renversé. Mais y crois-tu, à cette autre existence ?

— Je le voudrais.

— Moi aussi. Pourtant, du train dont vont les choses, cette volonté même manquera à ceux qui marchent sur nos talons. »

Elles s’interrompirent. Les fils aînés de Berthe faisaient irruption dans la pièce où elles se tenaient. C’étaient deux gamins de onze et treize ans, qui revenaient de leurs classes, au collège Chaptal. Quant au troisième, presque un bébé encore, il ne quittait pas les jupes de sa mère. Son jeune âge permettait qu’on parlât librement devant lui.

A cause des autres, il n’en fut pas de même durant le déjeuner. Mais quand l’unique bonne eut servi l’omelette, les côtelettes aux pommes et le dessert, les deux cousines retournèrent s’enfermer dans le salon. Un besoin réciproque de se confier l’une à l’autre gonflait leurs cœurs, si peu semblables, mais d’une sympathie coutumière et d’une discrétion assurée.

— « Vois-tu, ma petite Niclou, » commença l’étrange femme vertueuse qu’était Berthe. (Elle avait fini, à la Martaude, par emprunter le diminutif habituel à Raoul)… « Vois-tu, ma petite Niclou, quand Yvonne m’a demandé d’être actrice, après que la mort de son père nous eut laissés dans si précaire position, j’ai réfléchi.

— Je le sais bien. Nous avons même réfléchi ensemble.

— Pas sur tous les points. Tu envisageais qu’elle pût entrer dans une carrière sans en subir les conséquences. Comme si les exceptions n’étaient pas partout destinées à souffrir.

— Cependant…

— Écoute-moi. Je ne te cache pas que, chez moi, comme mère, quelque chose ne se révolte à l’idée qu’Yvonne vivra peut-être dans cette liberté qui, pour nous autres bourgeoises, apparaît scandaleuse…

— Pour nous… bourgeoises ?… Tu veux dire : pour nous… honnêtes femmes.

— Les actrices aussi sont honnêtes, » affirma Berthe. « Mais pas au sens où tu l’entends. Elles ont l’honnêteté qu’on réclame d’elles. Et, comme tout n’est que convention, vive la convention qui ouvre aux femmes un domaine où, travaillant comme les hommes, elles ont la même liberté qu’eux !

— La liberté de mal faire ?…

— Mais non, Niclou. La liberté de vivre toute leur vie, noble ou basse, suivant leur nature.

— Elles sont déclassées.

— Tu trouves ?… Je dirais, moi, qu’elles sont surclassées, étant d’une classe plus favorisée que toute autre, et où ce qui est crime pour nous devient peccadille pour elles. D’ailleurs, veux-tu que nous ne comparions pas l’actrice à la femme du monde dotée, — entends-tu bien, dotée, tout est là, — mais à la femme qui gagne sa vie. Accomplir un travail rémunérateur est tellement plus dur et plus difficile pour nous autres que pour les hommes ! Et cela se complique d’une morale tellement anti-naturelle, que la malheureuse qui surmonte tous les obstacles, est la martyre, dans sa chair, dans son cœur, dans son honneur conventionnel, de la bouchée de pain qu’elle conquiert. Si, dans toutes les professions, le travail affranchissait la femme, comme sur les planches, j’aurais peut-être préféré pour Yvonne un art moins hasardeux.

— Affranchir de quoi ? De la morale, qui fait notre dignité, » objecta Nicole.

— « Ou qui fait notre honte et notre désespoir, quand l’hypocrisie sociale nous l’oppose trop injustement. Tiens ! » s’écria Berthe, « tu vas me trouver cynique. N’importe ! Je prends un exemple. Crois-tu que moi, pour qui la maternité représente la joie suprême de ce monde, j’aurais pu renoncer à la connaître, même si ta générosité et celle de Raoul ne m’avaient pas facilité un mariage que ma pauvreté rendait peu probable. N’est-ce pas une chose divinement haute et belle que d’être mère ?… Eh bien, suppose-moi l’institutrice que je devais être, cette aspiration si haute en elle-même, et si naturelle, me jetait à la déchéance et à la misère. Suppose-moi cabotine, elle me devenait une parure, une coquetterie, une vertu. Yvonne peut avoir hérité de moi la passion maternelle, et, de son père, hélas !… la passion… tout court. Qu’elle suive donc la carrière où de telles cartes, si dangereuses au jeu ordinaire de la vie, seront des atouts et non des bûches. Si elle peut gagner la partie autrement, tant mieux ! Elle ne la commence, en tous cas, qu’avec le minimum des risques. »

Nicole se taisait. Mme Raybois reprit :

— « Te dirai-je que moi, me rappelant les rêves angoissés de mes vingt ans trop studieux, mes désespoirs de fille laide et pauvre, devant l’aride perspective d’une existence à côté de la vie, je vois dans la situation des actrices un espoir de délivrance normale pour la femme. La situation des actrices est la démonstration de ceci : que la morale peut devenir identique pour les deux sexes sans que toutes les catastrophes sociales s’ensuivent. Les actrices sont souvent d’admirables épouses, ou d’admirables amantes, et d’admirables mères. Leur cœur reste ouvert, pitoyable, généreux, parce que rien d’injuste ni d’oppressant ne le fait se replier sur lui-même pour y étouffer la nature. Celles qui ne sont que des courtisanes, l’auraient été partout. Et du moins gardent-elles la petite aigrette artistique qui leur permet de relever la tête et les sauve du dissolvant le plus abominable : du mépris.

— Mon Dieu ! » soupira Nicole, « où est la vérité ?

— Dans notre cœur, » répondit Berthe. « C’est lui qui distille, en splendeur ou en bassesse, les lois, les morales, les religions, comme la fleur distille en parfums suaves ou amers une atmosphère égale pour toutes les plantes. La violette reçoit la même rosée que l’ortie, et le lys que le chardon. Il n’y a, vois-tu, malgré les greffes, les espaliers, les forceries et les principes, sauf quelques modifications de détail, que la beauté individuelle des corolles et des âmes.

— Il est vrai que l’ortie, cultivée ou non, ne produirait jamais de violettes, » reconnut Nicole.

— « Tu vois bien !… tout dépend de la souche… de l’accumulation ancestrale… Et encore, le mystère de l’atavisme diversifie les êtres. Sans cela, pourquoi seraient-ils différents dans un milieu unique ? J’ai trois garçons. Chacun a dû prendre ses qualités et ses défauts dans le même fonds héréditaire. Mais les proportions de tels éléments donnent la personnalité à chacun. Quoique élevés de même, ils se conduiront diversement dans des circonstances analogues. »

Il y avait, dans cette façon de parler, quelque chose de déconcertant pour la timide conscience de Nicole, et aussi pour son ignorance des questions générales. Jamais sa cousine ne s’était exprimée devant elle avec tant d’énergie. Et la douce créature n’en revenait pas qu’une femme pût conclure avec indépendance, en partant des données fournies par la vie, et non d’après les enseignements traditionnels. Mais Berthe Raybois, d’une trempe plus solide et plus rêche, avait, en outre, à son acquit, d’autres expériences que le rêve délicat dans lequel s’hypnotisait la femme de Raoul. Les sévères débuts de son existence, ses secrètes tortures d’épouse dédaignée, et surtout l’éducation qu’est pour une mère intelligente l’éclosion et le développement de quatre âmes enfantines, l’avaient mûrie, dans le sens raisonneur, positif, et tant soit peu révolté, que comportait sa nature. Tout au fond d’elle-même un âcre besoin de revanche soulevait, comme un ferment, la substance de ses revendications. Sa fille ne souffrirait pas comme elle par l’humiliation d’attendre longtemps l’amour, de le subir sans choix et d’en recueillir les trahisons. Trop douloureux est le dénuement sentimental de la vierge pauvre, et trop suggestif de défaillances affolées. Et l’opinion, qui pourtant prend aujourd’hui conscience d’un si monstrueux martyre, ne consent encore à lui accorder, au lieu de justice, que des pitiés et des pardons où se retrouve l’avilissement des flétrissures iniques d’autrefois.

— « Non, non, » s’écria Berthe, « ma fille n’acceptera pas cette part abominable. Elle est d’accord avec la société, qui favorise si extraordinairement les femmes de théâtre, et d’accord avec l’Église, qui ne les repousse plus de ses sanctuaires. Pourquoi lui demanderais-je d’être au-dessus de son temps, de sa religion et de sa nature ?… Qu’elle soit heureuse, avec des chances égales à celles de ses frères, puisqu’elle travaillera comme eux. »

Il y eut un silence. Mme Raybois considéra le visage pâle et légèrement égaré de sa cousine. Une telle causerie, c’était visible, remuait en Nicole des choses troubles et profondes. L’avenir d’Yvonne n’était pas la seule préoccupation qui rendait son regard anxieux et sa lèvre tremblante. Parfois son expression devenait distraite, et elle semblait ne s’intéresser que par un effort au sujet qu’elle-même avait abordé.

— « Je t’assomme, avec mes théories, ma pauvre Niclou ?

— Oh ! non…

— Je sais que ta façon de penser n’est pas la mienne. Tu es une résignée. Tu le serais peut-être moins pour ta fille, si tu en avais une.

— Je me résigne, » dit Nicole, « parce que j’accepte les conséquences de mes actes. Il le faut bien. N’ai-je pas détaché de moi Raoul, par mon absurde confession ?… Jamais l’orgueil de mon mari n’a oublié que sa femme avait pu craindre d’aimer un autre homme.

— Craindre d’aimer ?… » répéta Berthe, avec un regard et un sourire.

— « Tu as raison… Mon cœur était pris plus que je ne le savais moi-même. Et c’est cela que Raoul a senti, » murmura Nicole, dont les cils frémirent et s’abaissèrent, tandis qu’un flot rose animait ses joues. Elle ajouta, haletante, et sans relever les paupières : « Je viens de recevoir une lettre d’Ogier Sérénis.

— Une lettre de Sérénis !… » s’exclama Berthe, dans une stupeur.

Des années s’étaient écoulées depuis que Mme Raybois n’avait entendu prononcer ce nom par sa cousine. Quelquefois, porté par une célébrité croissante, il avait traversé, en leur présence, des conversations générales. Jamais Nicole ne l’avait relevé, n’avait même paru l’entendre. Berthe n’ignorait pas le secret de cette réserve. Au lendemain du soir où Ogier, immobile dans le taillis, sous la voûte des catalpas, avait écouté son arrêt avec un horrible battement de cœur, la femme de Raoul s’était évanouie de douleur dans les bras de sa cousine, et, sur les questions dont celle-ci la pressait ensuite, lui avait dit en sanglotant :

— « J’ai éloigné Georget. Mais c’est seulement à cette heure que je découvre, par ce qu’il m’en coûte, combien c’était nécessaire. »

Alors elle avait raconté, dans tous les détails, la suppliciante exécution.

— « Quelle faute d’avouer à ton mari !… »

Telle fut la conclusion suggérée à Berthe par une sagesse amère.

— « Je n’avais que ce moyen de me sauver, » déclara Nicole.

Aujourd’hui, point n’était, entre elles deux, besoin de beaucoup de phrases pour ressusciter une aventure cependant si brève, si radicalement dénouée, si prudemment ensevelie. Ni la confidente, ni l’héroïne, ne s’étonnèrent de s’y retrouver tout à coup, et dans la même fièvre que jadis. Au premier mot de l’une, révélant qu’elle n’avait jamais cessé d’y songer, l’émotion de l’autre montra qu’elle pressentait la survivance d’un sentiment trop obstiné dans le mutisme pour être tout à fait éteint.

— « Que t’écrit-il ?… Et pourquoi ?… » demanda Berthe.

Nicole, d’une main mal assurée, ouvrit le fermoir du petit sac brodé de perles. Entre le mouchoir minuscule et la mignonne bourse en or, un papier, trop à l’étroit, se roulait sur lui-même. Elle le tendit à sa cousine.

Berthe le lut, méditant sur chaque ligne, tandis que Mme Hardibert, la tête inclinée, suivait de mémoire ces phrases toutes gonflées par le souvenir, et aussi par le mystère des cœurs impénétrables.

« Que cache-t-il, » se demandait Nicole, « sous ses correctes formules ?… La satisfaction de la revanche ?… Une indifférence polie ?… Ou bien l’appel d’un amour qui palpiterait encore et qui voudrait m’arracher un cri de jalousie, l’interdiction peut-être d’un tel mariage, interdiction pour laquelle je lui devrais ensuite la plus folle des compensations ?… »

Savoir !… oh ! savoir ce qui demeurait d’elle dans cette pensée, traversée sans cesse par tant d’autres images qu’elle ignorait !… Au fond de ces yeux, dont la gravité caressante pénétrait encore son âme, à travers la distance, le temps, du même frisson de délice et de détresse !…

Cependant Berthe achevait sa lecture. Elle repliait la lettre, sans parler. Une ironie subtile faisait fléchir sa bouche.

— « Eh bien ?… » demanda la tremblante Nicole, en reprenant le papier.

— « Mon Dieu, » fit sa cousine, « je trouverais cruel de m’écrier : « Comme j’avais bien vu ! »

— Quoi donc ? Qu’avais-tu vu ?

— Que ton poète possédait un fonds de caractère très positif, très pratique. Combien tu dois te féliciter, ma petite Nicole, de ne pas t’être laissé prendre aux belles phrases de ce jeune arriviste ! Si tu avais eu le malheur de lui céder, il épouserait quand même aujourd’hui sa petite millionnaire. Seulement il ne t’en demanderait pas la permission. Imagine où tu en serais !… »

Sous le cinglement de ces réflexions, d’autant plus cruelles qu’elles paraissaient plus justes, quelque chose éclata dans le cœur de Nicole. Une effervescence douloureuse, qui la surprit elle-même, fit jaillir le fiel et le sang de son mal. Avant même d’avoir pesé la portée de ses paroles, elle s’écria :

— « Où j’en serais ?… Pas dans un isolement ni un chagrin plus irrémédiables. Au contraire. Coupable, j’eusse été plus adroite. Raoul n’aurait rien su. Je n’aurais pas subi son éloignement toujours accentué, sa rancune secrète… Peut-être pire… »

Quand ce dernier mot glissa, comme involontairement, et à peine articulé, entre les lèvres de Nicole, sa cousine cligna des yeux pour la regarder d’une façon plus aiguë.

Mme Raybois ne conservait guère de doute sur ce fait que Raoul Hardibert entretenait une liaison à Paris. Elle croyait même savoir quelle sorte de femme avait su capter et retenir un homme aussi incapable d’éprouver de l’amour, et qui, par orgueil, sentimentalité inavouée mais réelle, besoin de possession despotique, s’acharnait, sans en convenir, à vouloir l’inspirer.

Dès le premier jour, Berthe avait compris l’erreur commise par Nicole en laissant apercevoir à un mari de cette trempe qu’il pouvait un instant cesser d’être l’unique objet de son aveugle dévotion. Cette froideur, cette attitude dédaigneuse pour la fragilité romanesque des femmes, cette constante parade de raison et de logique, tous ces traits qui encourageaient la hasardeuse confidence, auraient dû l’arrêter dans la bouche de l’imprudente épouse. Plus pénétrante, elle se fût méfiée du paradoxe offert par cette nature si compliquée, où dominait un redoutable orgueil. Jamais, par la suite, Raoul ne lui fit un reproche. Au contraire. Pendant les premiers temps surtout, il affecta l’oubli complet d’une telle vétille. Car son amour-propre lui interdisait d’en prendre souci ouvertement. Surtout il se garda bien de jamais paraître s’inquiéter de son rival, le méprisant trop en apparence pour demander son nom. Mais une preuve que ses soupçons lui désignaient Ogier Sérénis, fut qu’il ne posa jamais une question sur le nouveau caprice du jeune homme, qui, après tant d’empressement succédant à tant d’indifférence, redevint de nouveau un étranger pour la Martaude.

La situation morale du ménage Hardibert ne changea donc pas extérieurement, sinon pour une observatrice aussi proche et avertie que Berthe Raybois. Celle-ci ne se trompa point sur les suites de la scène d’exaltation que lui raconta sa cousine. Le fait de cette exaltation même, les impétueux mouvements d’âme auxquels, dans la soirée décisive, avait, par instants, cédé la froideur de Raoul, devaient laisser un hostile souvenir à celui-ci. Une vague humiliation, traduite plus tard par des doutes ironiques, lui en demeurait certainement. Dès la première heure du lendemain, Nicole dut constater la démence de son espoir. En vain avait-elle cru que les résolutions généreuses acceptées en commun pour la Martaude, et la sincérité éperdue de sa confession, leur ouvriraient, à elle et à son mari, une région d’intimité très haute, moins ardente que l’amour, mais supérieure peut-être. Elle avait trop jugé le cœur de Raoul d’après le sien, qui, parmi les déchirements, les pleurs, le repentir, le pardon, l’enthousiasme, fondait, se donnait, et trouverait la force de ne pas se reprendre. L’émotion ne violentait que passagèrement celui de Hardibert, en défense contre tout entraînement, et qui, après le passage de la flamme, se contractait avec plus de rudesse dans la logique, le scepticisme, et une singulière méfiance de ce qu’il appelait « les emballements féminins ».

Berthe Raybois ne s’étonna donc pas outre mesure lorsqu’elle entendit Nicole jeter le cri que la force des choses devait amener un jour : cri d’inverse repentir, trahissant le regret de l’impulsion loyale, de la bonne action maladroite, expiée plus douloureusement que ne l’eût été la faute astucieuse, dont elle n’ignorerait pas, du moins, à jamais, les délices.

— « Non, non… » hasarda la veuve, troublée par la logique pervertissante de la vie, qu’invoquait souvent sa propre amertume, et que cependant elle se résignait mal à reconnaître pour cette tendre femme, « ne dis pas cela, ma petite Niclou. Tu as agi dans la vérité de ta nature. Tu n’aurais pu faire autrement sans souffrir encore davantage. Le mensonge t’aurait brûlé le cœur et les lèvres. Et ton dégoût serait atroce, aujourd’hui. »

Nicole eut un vague mouvement des épaules et de la tête. Elle ne savait plus, chavirée parmi les obscurs tourbillons des réminiscences, les réveils effarés de sensations, les échos du passé pleins de gémissements nostalgiques. Et cette lettre, sous ses doigts !… Cette lettre, signée d’un nom dont le sens n’avait guère changé pour son cœur, et qui, cependant, apparaissait, — déconcertant par les lointains intervenus, — comme celui d’un étranger.

— « Mon Dieu !… » murmura Berthe, devant un désarroi si évident. « Tu l’aimes donc toujours, ton Georget ?…

— Le sais-je ?… » dit la femme de Raoul.

— « Alors, je le sais, moi, » fit sa cousine, avec un demi-sourire compatissant.

La visite prit fin sur ces mots trop explicites. Nicole eût vainement tenté de ramener sur son secret le voile d’ignorance. Et comment parler ouvertement avec une autre, fût-ce avec cette confidente unique, de ce qu’elle ne voulait pas sonder en elle-même ?

Machinalement, elle accomplit, à travers la fièvre des rues, qui augmentait la sienne, les démarches qu’elle s’était proposé de faire ce jour-là dans Paris. Assise dans le fiacre découvert, elle regardait, sans trop les voir, la multitude des visages défilant autour d’elle avec une rapidité de cinématographe. Tous ces gens-là, dans une telle hâte, les traits tirés de fatigue, se précipitaient vers l’avenir, hantés par le passé, portant sous leurs vêtements, comme l’enfant de Sparte, quelque bête dévoratrice, ayant un nom d’amour, de désir ou de regret. Elle se sentait avec eux tous une fraternité désolée.

Et voilà que, soudain, comme elle revenait vers la gare de l’Est, une physionomie connue surgit de la foule incessante et anonyme. A l’angle d’une place, au bord d’un trottoir, une femme se tenait debout, qui semblait suivre des yeux quelqu’un. Le regard de Nicole s’éclaira brusquement, s’empara, avant même que l’esprit en fût avisé, de la scène tout entière.

C’était devant l’église de Saint-Vincent-de-Paul. Au croisement de deux rues, une gentille silhouette bien parisienne, celle de Fanny Coursol, devenue couturière dans la capitale, faisait retourner les passants, par ce mouvement de prompte jalousie masculine qu’éveille toujours la visible préoccupation amoureuse d’une jolie femme. Celle-ci venait certainement de rencontrer, peut-être d’accompagner, quelqu’un qui l’intéressait fort. Elle cherchait encore à l’apercevoir, immobile et comme fascinée, le visage vers la rue des Petits-Hôtels. Nicole, se soulevant sur les coussins de son fiacre, crut distinguer dans cette direction, parmi le compacte va-et-vient de ce quartier d’affaires, une haute taille d’homme, et les larges bords d’un feutre gris. Elle eut un tressaillement, mais se reprit aussitôt, honteuse de l’idée qui, en un éclair, venait de lui traverser la cervelle.

— « Cocher, arrêtez là… Oui… au coin… à droite. »

Sans quitter la voiture, elle attendit que la jeune ouvrière se retournât.

La fille de Coursol était venue vivre à Paris de son travail quand le meneur socialiste, après une rupture violente avec le patron, avait quitté la Martaude. Coursol, emporté par sa passion politique, et surtout grisé d’ambition, se croyant capable de jouer un rôle, espérant peut-être obtenir un siège à la Chambre, comme tel cabaretier du Nord ou tel perruquier du Midi, avait pris une attitude d’opposition féroce lorsque Hardibert, privé des commandes de l’État, dut réduire le nombre de ses ouvriers ou leur salaire. Malgré les héroïques sacrifices du maître de la Martaude, un jour vint où il n’eut que le choix entre ces mesures, navrantes pour la population usinière. Coursol, à ce moment, récompensa bien mal son patron d’avoir risqué la ruine plutôt que de le sacrifier. La seule excuse du subordonné fut qu’il ne se rendit jamais compte d’une générosité dont le chef ne se vanta pas. Peut-être n’y eût-il pas cru. De bonne foi, sans doute, il établit dans la contrée une abominable légende, prétendant que M. Hardibert s’était mis d’accord avec le Gouvernement pour punir les ouvriers d’une élection fort pénible au Ministère d’alors. L’animosité de cet homme, très influent sur ses camarades, mit la Martaude à deux doigts d’un désastre. Et Berthe Raybois eut beau jeu pour développer son acide philosophie, exposant à Raoul que le bien porte de mauvais fruits tout autant que le mal, et que, pour être sage, il faut mettre dans la balance de ses résolutions, comme poids compensateur, les détestables passions humaines. « Faire le bien, en croyant au bien, c’est sauter d’un cinquième étage en se figurant que l’air vous portera, » déclarait cette raisonneuse. « Et c’est tout aussi vain, parce que l’excellence des résultats n’est jamais en rapport avec la beauté du geste. »

Coursol avait donc quitté la Martaude, entraînant avec lui un groupe de travailleurs, qu’il décidait à un essai de collectivisme appliqué, dans le genre du Familistère de Guise. Ils devaient, parmi leurs partisans politiques, recueillir l’argent nécessaire à l’établissement d’une usine qu’ils exploiteraient en commun. L’expérience n’avait guère séduit les députés du parti, gens prodigues de bonnes paroles et prêts à se pousser dans le Parlement aux dépens de tels illusionnistes, mais beaucoup moins disposés à leur confier des capitaux. L’entreprise vivotait médiocrement. Elle n’était pas encore sur pied, que la propre fille de l’initiateur, dépourvue de foi socialiste, ou navrée peut-être que son père se fût si brutalement conduit avec leurs patrons, se séparait de lui, pour se créer à Paris une situation indépendante, grâce à son habileté de couturière.

Mme Hardibert, quand son fiacre accosta le trottoir, n’attendit pas longtemps avant d’être aperçue par Mlle Coursol. Celle-ci, s’étant retournée presque aussitôt dans sa direction, la vit, et chancela presque. Une pâleur mortelle décolora ce fin visage aux doux yeux légèrement obliques, d’un charme délicat et bizarre, et que le séjour dans la grande cité fébrile avait encore affiné de contours aussi bien que d’expression. Son effarement fut si visible que Nicole se pencha, gracieuse, et dit, — sans employer toutefois le tutoiement de jadis :

— « Eh bien, Fanny… Est-ce que je vous fais peur ?… »

La jeune couturière s’approcha aussitôt.

— « Non, madame, » répondit-elle, avec une crispation des traits, montrant le passage de l’appréhension à l’embarras, dans une ébauche convulsive de sourire.

« Allons, » pensa son interlocutrice, « elle vient sans doute de dire au revoir à quelque amoureux, et elle craint que je ne l’aie vue. »

Dans l’amollissement de sa propre faiblesse, elle se sentit pleine d’indulgence.

— « Voyons, Fanny, ne soyez pas ainsi gênée avec moi. Nous n’avons jamais pensé, à la Martaude, vous rendre responsable des extravagances de votre père, et nous savons parfaitement que vous en avez eu beaucoup de chagrin. Je vous garde autant d’affection que par le passé, ma bonne petite. »

Bienveillante, elle avançait vers Fanny, debout auprès du marchepied, son aimable visage, que l’arrière-pensée de sympathie dans le mystère d’amour faisait plus engageant encore que ses paroles.

— « Je le sais… Je vous en suis bien obligée, madame… » dit la jeune fille, dont la confusion ne se dissipait point.

— « Êtes-vous contente ?… Le travail marche-t-il ?… » questionna Mme Hardibert.

— « Oui, vraiment bien. Je n’ai pas à me plaindre.

— Je désirais vous confier un de mes costumes, Fanny, » reprit Nicole, sans vouloir remarquer l’évident désir qu’avait l’autre de s’échapper, « mais ma cousine, madame Raybois, m’a dit que vous ne prenez de l’ouvrage que pour les magasins. C’est vrai ?… Vous ne cherchez pas de clientèle particulière ?

— Non, madame.

— Cependant vous avez fait une exception pour madame Raybois. J’ai des droits au même privilège, » insista Nicole gentiment.

— « Oh ! j’ai cessé aussi de travailler pour madame Raybois. »

Mlle Coursol ne se détendait point. Son mince visage restait glacé, avec une pâleur anormale aux lèvres et des ombres fuyantes sous les longues paupières trop courbes. Allons ! il ne fallait pas songer à l’apprivoiser davantage. Sans doute son père l’avait reconquise, lui insufflant à la longue la haine et la méfiance de ces bourgeois, que la distance, maintenant, lui montrait sous un autre jour.

— « Eh bien, Fanny, je n’ai qu’à vous souhaiter bonne chance.

— Merci, madame… Et adieu, » dit la jeune couturière, qui tout de suite s’éloigna d’un pas preste, comme délivrée.

« Cette Berthe !… Elle n’avait que trop bien vu, cette fois, » songeait mélancoliquement Mme Hardibert, qui se rappela certaines attitudes étranges de sa cousine, tandis que son fiacre se remettait en route. « Je l’avais trouvée si drôle quand elle m’empêchait, sous un tas de prétextes, de visiter cette petite Coursol. « N’y va pas. Tu la trouveras changée. Quand ces filles-là viennent à Paris, la tête leur tourne… Tu auras un déboire… D’ailleurs elle ne fait pas de clientèle mondaine… » Et ceci… et cela… Pauvre Berthe, son pessimisme est si naturel, avec l’existence qu’elle a eue ! Et je le reconnais, au moins ici, tristement justifié. »

La voiture s’arrêta devant la gare de l’Est.

« Avec tout cela, n’ai-je pas manqué mon train ?… »

Nicole fila droit au quai, ayant déjà son billet de retour. Quand elle ouvrit son petit sac pour tendre le carton au timbre de l’employé, ses doigts effleurèrent la lettre de Georget, et un long frisson l’ébranla toute.

— « En voiture, madame !… en voiture !… »

Les portières claquaient. Elle se mit à courir pour atteindre les premières classes. Son jeune corps, oublieux des émotions paralysantes, eut un élan d’enfance, d’une vivacité élastique.

— « Nicole !… Par ici !… Nicole !… »

Un feutre gris, à larges bords, surgissait hors d’un carreau précipitamment abaissé.

D’un leste bond, elle s’éleva sur le marchepied. Quelqu’un saisit son bras. La strideur du coup de sifflet jaillit. Et, dans la secousse du départ, Nicole s’assit à côté de Raoul.

— « Tu étais donc à Paris ?… » demanda celui-ci, baissant la voix à cause de deux autres voyageurs.

— « Tu sais bien que je déjeunais chez Berthe.

— Tiens, c’est vrai, je n’y avais plus pensé. Pourquoi ne me l’as-tu pas rappelé ? J’aurais été te prendre.

— Voyons, Raoul… Souviens-toi que tu as décidé ton départ à l’usine, hier, et que tu m’as envoyé prévenir, en me demandant ton nécessaire de toilette. Tu n’es pas remonté me voir. »

Elle dit cela d’une voix indifférente, sans intention de reproche. Ne s’habituait-elle pas de plus en plus aux mille petits manques d’égards de son mari ? La personnalité de cet homme, — et non pas seulement son égoïsme, car il y avait une nuance, — était trop impérieuse pour se plier aux sentiments d’autrui. Quand on les exprimait, ces sentiments, Hardibert ne mettait pas à leur céder une irréductible mauvaise grâce. Mais il lui était impossible de les percevoir par lui-même, dédaignant trop de s’assimiler des états d’âme étrangers aux siens. Or, depuis longtemps, la fierté de Nicole interdisait à celle-ci de réclamer ce qu’on ne lui offrait pas. Elle laissait donc le compagnon de sa destinée en sortir de plus en plus. D’ailleurs, avait-il jamais partagé son existence ?… Raoul ne pouvait que côtoyer la vie d’une autre créature. Il vivait trop fortement la sienne pour palpiter d’un autre souffle, et il se fermait, d’une volonté trop rétive, à toute impression née dans une sensibilité extérieure.

Déjà, depuis quelques années, ses affaires l’obligeaient à des absences, qui ne se prolongeaient guère, mais se répétaient souvent. C’était devenu une circonstance courante qu’il partît pour vingt-quatre heures, comme il l’avait fait hier, en avertissant Nicole d’un mot, que, s’il se décidait à l’usine, il ne venait même pas toujours lui dire en personne. Cette fois-ci, pas plus qu’une autre, il ne s’expliqua, ni ne s’excusa. Et la causerie entre les deux époux n’eut pas de suite, parce que Raoul, pour marquer son horreur des épanchements dans les endroits publics, déplia presque aussitôt un journal.

Un instant plus tard, il se leva, désirant chercher une brochure qu’il avait jetée dans le filet. Afin de lui laisser plus de liberté de mouvements, et peut-être aussi pour mieux s’absorber dans ses rêveries, sa femme abandonna la place qu’elle occupait à son côté, pour s’asseoir en face, près de la portière.

Elle le vit alors de dos, debout devant elle, tandis qu’il fouillait dans un copieux bagage de paperasses. La ligne des épaules, la nuance du feutre gris, et cet autre gris plus foncé des cheveux, qui s’éclaircissait d’une tache de neige vers la tempe… tous ces détails, inobservés depuis longtemps, réveillèrent toutefois une image récente, et s’y juxtaposèrent avec une précision qui frappa Nicole d’une brusque stupeur.

Mais qu’était-ce que cette image ? D’où venait-elle ? A quelle seconde s’était-elle enfoncée dans le cerveau de celle qui s’étonnait ainsi ?… Quoi !… tout à l’heure… rue des Petits-Hôtels ?… Cette mâle silhouette dominant la foule… et suivie par des yeux humbles et fervents de femme ?… Un nuage embruma la pensée de Nicole. Puis, tout à coup, un souvenir creva ce voile, comme un éclair. Une scène bien ancienne apparut. C’était le jour de la visite des Chabrial, le jour qui avait décidé tant de choses désormais entrées dans le domaine des réalités ineffaçables. Près de la source, dans l’ombre fraîche… Ils étaient plusieurs réunis là. Et cette enfant se tenait debout, regardant le maître avec ce même regard d’esclave amoureuse…

« Non, non !… » cria au fond de Nicole une voix récalcitrante. « A quoi vais-je penser là ?… C’est abominable ! »

Mais d’autres voix s’élevèrent :

« Rue des Petits-Hôtels, à deux pas de la gare de l’Est. Il allait prendre le train. De sa démarche allongée, il a eu le temps d’arriver pendant que je causais avec… »

Le raisonnement s’arrêta, buté contre un nom qui, déjà, provoquait une évocation déformée, projetait une ombre vilaine.

« Et l’embarras de cette fille !… »

Ce fut comme un éclat de vérité. Puis, de nouveau, tout dévia.

« Mais, quand même, elle pouvait le suivre du regard sans qu’il y eût rien entre eux, sans seulement qu’il l’eût vue et saluée… »

Alors, la voix adverse :

« Pourquoi se fût-elle trouvée là, précisément ? Une femme qui travaille chez elle, que ses occupations retiennent à son atelier ?… »

Ensuite, après une minute de tâtonnements éperdus dans d’opaques ténèbres :

« Berthe en a l’idée !… C’est pour cela qu’elle m’empêchait d’aller chez Fanny Coursol !… Quels drôles d’airs elle prenait en m’en détournant !… Oui, certes, voilà ses soupçons… Mon Dieu !… sa certitude peut-être !… »

En face de Nicole, Hardibert s’absorbait dans sa lecture. A un moment, quelque intuition confuse lui fit lever les yeux vers sa femme. Il ne remarqua rien sur ce visage, où il n’avait guère l’habitude de lire. Mais, sensible au charme fin de l’élégante créature, aux lignes jolies de sa toilette, flatté dans sa vanité de mari, il lui adressa, des yeux, un clignement amical.

Alors, un flot de détresse noya le cœur de Nicole. Elle aurait pu, avec si peu, avec quelque souplesse, quelque abandon dans ce mâle caractère, aimer uniquement cet homme, qui offrait tant de nobles traits à son admiration. Et lui-même, si seulement il avait lu en elle, s’il l’avait aidée à guérir, à oublier le rêve trop tendre, quand, avec une si folle sincérité, elle l’avait appelé à son secours !… Elle valait bien cet effort. Sa conscience le lui attestait. Mais non… Ces très petites choses, pour se réaliser, eussent demandé une intervention de miracle plus prodigieuse que n’en réclamerait le déplacement des montagnes. Et les discours s’y avéraient plus impuissants que tout. Nulle parole humaine ne traverse les remparts des âmes, quand celles-ci ne sont pas organisées pour l’unisson. Et, certes, rien n’est plus tragiquement insondable que les frêles mystères de leurs malentendus.

« Ah ! lui… il m’aurait comprise… »

Tel fut le cri profond qui monta en Nicole, tandis que l’image de Georget s’imposait à elle, avec la suavité divine des graves yeux bleus, sur le rempart de Bruges. Éternel cri, où se lamente la solitude des cœurs, et qui fait sourire ou pleurer, suivant qu’on raille le sentimental mirage, ou qu’on saigne soi-même dans la torture de sa poursuite.

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