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Le Cœur chemine

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VIII

Le soir même de la conversation décisive avec sa filleule, Mme Hardibert adressait à Raoul une requête. Certes, la signification en pouvait paraître d’une clarté audacieuse, à un mari prévenu comme celui-ci, et d’un caractère à interpréter plutôt brutalement les subtilités féminines. Mais l’âme découragée, meurtrie, qui courait ainsi la chance d’être à la fois trop bien et trop mal comprise, était dans un de ces moments où une douleur immense anesthésie contre toutes les autres. Que lui importait ?… Puis, après tout, l’être abrupt, mais sans réelle méchanceté, à qui elle avait affaire, serait, par la bizarrerie même de sa nature, plus apte qu’un autre peut-être à saisir ce qu’il y avait d’élevé, d’héroïque, dans sa franchise. Ou, du moins, — car elle ne s’en faisait pas accroire, — il se rendrait compte des impérieuses nécessités morales devant lesquelles il fallait bien se courber, sous peine de scandale et de désastre.

— « Mon ami, » lui dit Nicole, « j’ai absolument besoin d’isolement physique et moral pendant quelques semaines. Me permettrais-tu un séjour au dehors, dans un asile dont l’austérité serait hors de soupçon ? Et le secours fraternel que j’attends de toi, irait-il jusqu’à entrer dans mes vues, au point de cacher à tout le monde… — tu entends bien, à tout le monde, — l’adresse de ma retraite ?… Tu dirais, par exemple, qu’on m’a ordonné une cure dans le Midi…

— Et tu irais dans le Nord ? » demanda-t-il, avec, aux lèvres, le pli de son habituelle ironie.

— « Oui, j’irais dans le Nord. »

Le son de voix de sa femme le fit la regarder mieux. Il distingua, sur ce doux visage, beaucoup de noblesse et beaucoup de résignation. Comment s’y tromper ?… Ce qui se passait derrière cette pâleur pouvait attrister un sentimental, mais non donner de l’ombrage à un époux orgueilleux. Il prononça, doucement, avec une nuance d’égards :

— « Et où séjournerais-tu ?

— Mais, par exemple, si tu n’y vois pas d’inconvénient, dans le Béguinage de Bruges. Ces bonnes recluses acceptent des pensionnaires. J’y ai été, comme tu sais… Je suis restée en correspondance avec quelques-unes d’entre elles.

— Ce sera gai, par le froid qui vient, » remarqua Raoul.

— « Je n’ai pas besoin de gaîté.

— Sentirais-tu poindre la vocation religieuse ? » railla-t-il.

— « Non, Raoul. Ton esprit philosophique ne m’a que trop détachée de toute croyance. Je ne te le reproche pas. Nous sommes ce que nous pouvons être. Si nous devons rencontrer un juge, il ne pèsera sûrement à sa balance que notre sincérité.

— Hé, Niclou… Prépares-tu un traité de morale ?

— La morale ?… Sais-tu, Raoul, que j’ai cherché sa force en moi, bien souvent, sans la rencontrer, et qu’il m’est arrivé de la suivre quand je ne comptais plus sur son secours, et parce qu’une puissance imprévue de mon être s’est trouvée d’accord avec ses lois.

— Parbleu !… Elle n’a d’efficacité que dans ce cas-là, » s’écria le maître de la Martaude.

— « Berthe aurait donc raison de dire que nous sommes des fleurs, qui donnons nos parfums et notre beauté suivant la qualité de la sève, indépendamment de la culture immédiate. »

Raoul sourit, amusé de ce pédantisme.

— « Et quel serait donc ton parfum, petit Niclou ?… Car, pour ta beauté, on la voit de reste. »

Elle sourit aussi, mais des larmes lui montèrent aux yeux, et sa voix trembla tandis qu’elle répondait :

— « Le parfum n’est pas seulement dans la fleur, mais dans la sensibilité sympathique de qui la respire. Je n’embaume pas si l’on ne m’aime pas. »

Hardibert eut un ricanement léger :

— « Femme incomprise !…

— Tout est là, » dit Nicole. « Le mot est ridicule peut-être. Mais comme la chose est amère !… »

Une douceur attendrissante émanait d’elle, dont s’impressionna même le scepticisme blasé de son mari. Le parfum montait, avec une suavité sans précédent, de la fleur meurtrie, ouverte jusqu’au fond par des souffles d’orage. Parfum de pitié surtout, comme elle l’avait écrit à Sérénis. L’épreuve était faite. Ce que Nicole devait sentir le plus tragiquement dans la vie, c’était la douleur des autres. Elle n’y pouvait résister. Avec une pareille nature, il faut renoncer à conquérir le bonheur, à le prendre de force là où l’on croit le voir. Se contenter de le saisir lorsqu’il s’offre de lui-même et sans lutte… faible chance ! Celui qui, dans le combat sentimental, redoute de faire couler des larmes, est destiné à la défaite, comme le serait, sur un champ de bataille, le chef qui redouterait de faire couler le sang.

Cependant Hardibert demandait à sa femme :

— « Et alors… Pour combien de temps, cette retraite ?…

— Mais… Quelques semaines.

— Jusqu’au mariage de Sérénis avec ta filleule ?… »

Nicole, confusément, souhaitait d’être devinée. Elle gardait une défiance d’elle-même qui la faisait aspirer à l’irrévocable. C’était encore, mais atténuée, la même loyale imprudence d’il y avait six ans. Tant il est vrai que, sous le fleuve mouvant de notre sensibilité, demeure toujours le fond immuable de notre caractère.

Chez Raoul, les ondes superficielles avaient quelque peu transformé leur rythme. Jugeant de même qu’autrefois, il n’était pourtant pas ému de la même façon. Ayant cessé d’être amoureux de Nicole, — amoureux à sa manière, — il ne conservait que le souci de sa fierté conjugale. Donc il approuverait une démarche qui la sauvegardait. L’intention ironique venait de s’envelopper d’une espèce de bonhomie, extraordinaire chez cet homme, et dans un tel propos ! — lorsqu’il avait demandé :

— « Jusqu’au mariage de Sérénis ?… »

Nicole le regarda, d’un long regard humble, presque reconnaissant, et ne répondit pas.

Aucune explication ne suivit. Tout de suite, Hardibert commença d’envisager les conditions de ce voyage. Il le voulait aussi agréable que possible pour sa jeune femme, s’excusait de ne pouvoir l’accompagner, en ce moment, où sa présence était indispensable à l’usine, se préoccupait d’un séjour moins lugubre que ne serait Bruges en novembre. Pourquoi cette ville de mélancolie ?… et chez des béguines, encore !… Mieux valait, à cette époque, — précisément celle de la chasse, — accepter l’invitation souvent renouvelée de parents qu’ils avaient en Touraine, dans un château qui ne pouvait manquer d’une très joyeuse animation jusqu’à la Saint-Sylvestre.

— « Merci, Raoul, » prononça Nicole d’une voix pénétrée. « Merci… non… je préfère mon premier projet. Mais cela me touche infiniment de te trouver si bon. »

En elle-même, elle ajouta : « Pourquoi ne l’as-tu pas toujours été ?… » Mais elle retint cette périlleuse parole, qui, sans doute, eût rompu le charme, en ouvrant la voie aux récriminations.

D’ailleurs, d’une façon obscure, elle se rendait compte. L’amour, qu’ils ne sentaient pas de même, avait été jadis entre eux l’élément de séparation. Oui, l’amour… ce lien le plus étroit qui puisse rapprocher deux êtres, et en même temps cette terrible pierre de touche où apparaît la divergence profonde des natures. Communion indicible, ou duel atroce, — d’autant plus atroce qu’on n’y veut pas croire et qu’on le poursuit parmi les caresses, — il n’y a pas de milieu. Être incompris, être incomprise… « Mot ridicule, chose amère, » comme l’avait si bien dit Nicole. Et comme elle l’avait encore dit : « Tout est là. »

Aujourd’hui, elle aimait un autre homme que son mari, et lui, probablement, aimait une autre femme. Et c’était pourtant l’heure où l’indulgence, la tolérance, une véritable affection peut-être, allait se glisser entre eux, l’heure où, du moins, ils cesseraient de se blesser mutuellement.

Extrémité tragique ! Énigme à jamais troublante, et qui ne comporte que deux solutions : ou l’indissolubilité du mariage chrétien, qui rive d’une chaîne sacrée, indestructible, l’alliance humainement si hasardeuse, et qui sacrifie l’individu à l’institution, ou l’union libre, — car le divorce n’en est qu’une étape, le divorce y mène logiquement, fatalement, à cette union libre, qui proclame l’émancipation des cœurs.

Cœurs incertains, cœurs douloureux et violents, cœurs qui cheminent et qui changent, quelle base offrent-ils à ce qui doit être, sinon éternel, au moins durable, pour que l’ordre social y trouve sa force ?… Mais peut-être prennent-ils leur droit de tant demander dans leur faculté de tant souffrir !…

Il y en eut un qui, cette nuit-là, toucha l’horreur du néant, lorsque Nicole, dans les larmes et la solitude, se dit :

« J’ai trente ans, et je ne connaîtrai plus l’ivresse, ni même l’illusion, de l’amour. »

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