Le Cœur chemine
V
Quand Mme Hardibert pencha la tête à la portière du train, elle aperçut tout de suite la bonne figure de leur vieux cocher — un homme qui avait servi son père, M. Dervangeaux, avant qu’elle fût au monde.
On était en gare de Sézanne. A moins d’une lieue de cette petite ville du département de la Marne, se trouvait l’usine de la Martaude.
— « Eh bien, Honoré, que se passe-t-il ?… »
Le vieillard n’eut pas l’air d’admettre qu’il se passât quelque chose.
— « Je suis venu jusqu’ici pour porter mamzelle Victorine, rapport à son entorse. Un commissionnaire garde mes chevaux, — quoique le Brûlé et Capon soient plus raisonnables que des personnes.
— Mais la grève ?…
— Pas plus que dans mon œil… » goguenarda familièrement le bonhomme. « Mais elle marche comme père et mère, mamzelle Victorine ! » s’écria-t-il, voyant Toquette descendre seule du marchepied, et partir en boitillant à peine. « La grève !… Ah ! bien oui… C’est-il Madame qui demande ça ?… Quand Madame a vu depuis sa naissance ce que les patrons de la Martaude ont fait pour leurs ouvriers.
— Cependant…
— Allez, Madame, ça crie, tous ces gaillards-là, ça a la tête près du bonnet, mais ça n’est ni aveugle, ni imbécile. Y aura pas de grève à la Martaude, je vous en flanque mon billet… Ou alors c’est que les bienheureux se mettraient en grève dans le paradis… Tout ça, c’est la faute aux délégués de leur diable de syndicat… Des manigances électorales, rapport à ce député vacant… »
Honoré voulait dire « ce siège de député vacant ». Car, en effet, la mort du représentant de l’arrondissement ouvrait une période d’agitation politique dans ce coin de province industrielle. La lutte y serait chaude, compliquée justement d’un malaise économique. L’ignorance et le dédain de ces questions devenaient agressifs chez le vieux cocher de la Martaude, car ses petites joies cordiales du cabaret se trouvaient empoisonnées, tant que ses amis de l’usine se passionnaient pour une cause qui ne le concernait pas, en dehors de laquelle on avait même soin de le tenir, par méfiance de son dévouement envers ses maîtres.
— « Tenez, » reprit-il, en arrivant près de sa voiture — un landau confortable mais démodé, — « demandez plutôt à Capon et au Brûlé s’ils ont envie de se mettre en grève. Qué tas de blagues ! hein, mes canards ? » Et il replaça la guide à plat sur l’encolure de Capon, qui gardait ce nom peu honorable d’une lointaine jeunesse trop sujette aux écarts. Tandis que le Brûlé devait le sien à une tache noire, enveloppant le chanfrein, et lui faisant un drôle de museau charbonneux, plus encore qu’à la nuance café grillé de sa robe alezane.
— « Sûr que si ses chevaux se mettaient en grève, il trouverait, au contraire, que tous les torts sont aux patrons, » dit Toquette en riant, tandis qu’on partait au trot modéré des deux paisibles bêtes.
— « Raoul n’a qu’un tort, » fit Nicole soucieuse. « Mais celui-là compte plus qu’il ne croit. C’est d’être généreux avec moins de charme que d’autres ne sont égoïstes. Il rebute les gens au moment même où il agit dans leur intérêt. Les ouvriers lui doivent plus qu’à mon père. Cependant il n’aura jamais sa popularité. Mon père n’était que juste, et paraissait libéral. Raoul est un bienfaiteur, et passe pour un despote. »
Elle soupira. Son clair regard s’obscurcit légèrement, tandis que s’y imposait le paysage bien connu. Des champs succédèrent à un bouquet de bois. Entre la route et les pièces de blé, dont la verdure blondissante se piquait de coquelicots, des rails couraient sur un talus. C’était le petit chemin de fer Decauville établissant la communication entre l’usine et la gare de Sézanne. La sveltesse des platanes en bordure, leurs maigres ombres, indiquaient l’ouverture récente de la route. Elle était née de la Martaude, comme le village, dont les premières maisons se montrèrent bientôt. Des fumées tachèrent le ciel. La poussière du sol noircit. Au loin de faibles collines ondulaient.
Malgré l’heure du travail, — car il n’était pas midi, — la Grand’Rue grouillait de monde. Beaucoup de casquettes et de chapeaux de paille masculins dominaient les fanchons ou les chignons nus des ménagères. Sans avoir décidé la grève en masse, les ouvriers boudaient l’atelier. Il y avait eu des meetings et des régalades organisés par des meneurs venus du dehors. Comment renoncer à une si belle occasion de pérorer, de flâner et de boire ?… Si les mères de famille geignaient sur l’absence de paye, on se campait en héros, se sacrifiant aux devoirs du citoyen.
Tous ces braves gens, plus braillards et puérils que malintentionnés, s’écartèrent d’ailleurs, sans aucune attitude d’arrogance, devant le landau ouvert. La plupart saluaient. Mme Hardibert était aimée. Puis, n’avait-elle pas à son côté le témoignage de son bon cœur — cette enfant, cette filleule pauvre et presque entièrement orpheline, dont tout le monde connaissait l’histoire ?
— « Toujours son air rigolo, la petite rousse, » observa un jeune forgeron, espèce d’hercule naïf, la bouche fendue jusqu’aux oreilles en un sourire de ravissement. Sous sa blague, il cachait la prédilection presque amoureuse de tous ces rudes gars pour la frimousse de soleil.
— « C’est Toquette, » murmuraient les gamins, que ce surnom amusait, et qui le répétaient un peu plus haut, sitôt la voiture passée, avec la crainte et le désir d’être entendus. Quelques-uns ne manquèrent pas leur effet, et reçurent, au lieu du regard fâché qu’ils appréhendaient à demi, une moue de reproche gamine sous des yeux rieurs, qui leur fit pousser des hourrahs.
— « Vive Toquette !… » bramèrent les plus hardis.
— « Ne les encourage tout de même pas trop, » dit Nicole, avec une prudence indulgente. « Le prestige est nécessaire, suivant l’expression de ton parrain.
— Ah ! » soupira Toquette, « s’ils savaient comme j’ai envie de faire une partie de barres avec eux !… »
Mme Hardibert se promit bien, aussitôt l’entorse guérie, de renvoyer sa filleule à la pension. C’est qu’elle était capable d’une escapade pareille, cette grande fillette, aussi peu préoccupée des distances sociales qu’un moineau franc, dont elle avait l’âme fantaisiste et populacière. L’éducation seule faisait une demoiselle de cette indépendante aux goûts de grisette.
Et la fine marraine rectifiait ce qui risquait de tourner à la vulgarité, mais avec une admiration secrète pour l’aisance merveilleuse de Victorine au milieu de leurs ouvriers. La mâtine les eût harangués avec autant de plaisir qu’elle se fût jointe à la partie de barres de leurs mioches. Et il fallait l’entendre raisonner les mères de famille, les gourmander ou leur remonter le moral, quand Nicole l’emmenait dans ses tournées à travers le village.
Celle-ci, malgré sa bonté, sentait toujours la barrière entre elle et ces êtres, qu’elle ne comprenait pas tout à fait, dont elle avait vaguement peur. Et, tout naturellement, eux la sentaient aussi. Une ombre de répugnance, une ombre de timidité, cela suffisait à empêcher l’entente cherchée de bonne foi, comme la moindre appréhension du dompteur, devinée par les fauves, suffit à les rendre indociles et dangereux. Le peuple restait trop, pour Nicole, le formidable fauve, dont par nulle caresse on ne peut prévenir à coup sûr le rugissement et le coup de griffe.
Cependant, le landau longeait des murs, au delà desquels des bruissements sourds, des sifflets de vapeur, des fracas métalliques, annonçaient l’activité des machines et des bras nombreux. Une grille fut dépassée, dont l’ouverture laissa voir tout le mouvement de l’usine au travail. C’était la Martaude.
Nicole observa :
— « Aucun atelier ne paraît chômer complètement. »
Honoré se tourna sur son siège :
— « Madame voit si la gaillarde a encore du cœur au ventre. »
Du bout de son fouet, il désignait la masse des bâtiments, l’ossature énorme de cette « gaillarde », comme il disait, de cette Martaude, qui trépidait tout entière de la volonté et de l’effort humains.
On la dépassa. Les chevaux précipitèrent leur allure. Puis, à un coude de la route, en vue d’une rivière, ils tournèrent d’eux-mêmes, brusquement, tandis qu’Honoré jetait en arrière ses considérations optimistes. Alors Capon et le Brûlé prirent le pas. Ils connaissaient bien le bout de côte.
La maison d’habitation se trouvait sur un épaulement de terrain, dominant la fabrique. Sa façade regardait de l’autre côté, vers le vallon. Et les voitures y accédaient par ce lacet, prolongé sous bois, à travers le parc. En arrière, quelques terrasses étagées, que reliaient des marches, établissaient la communication entre le domaine où s’activaient les ouvriers et la demeure où pensait le maître, entre la tête et le corps de ce grand organisme laborieux.
Nicole, à peine arrivée, courut vers le cabinet de travail de son mari. Dans le corridor, elle croisa quelqu’un, qui parut vouloir l’éviter, mais que sa hâte l’empêcha de reconnaître. La main au bouton de la porte, elle allait entrer chez Raoul, quand les éclats d’une discussion l’arrêtèrent.
Un organe aux sonorités de cuivre, habitué sans doute à vaincre les rumeurs des réunions publiques, lançait avec emphase :
— « Le capital, c’est notre travail accumulé, c’est le produit de notre sang et de nos muscles. Quand on se sert du capital contre le travail, c’est comme si on mettait un couteau dans la main du fils pour assassiner le père. »
Une réplique ricanante suivit, où Nicole distingua l’accent peu sympathique de Raybois, le sous-directeur :
— « Et la science ?… Et les cerveaux qui vous donnent les idées, les instruments, l’impulsion, qu’est-ce que vous en faites ?… A quoi serviraient, sans eux, votre sang et vos muscles ? »
Alors, froidement, mais avec une netteté d’acier, l’intervention de Hardibert :
— « Que cela suffise ! Nous ne sommes pas ici pour discuter des théories, mais pour envisager des faits. Dites-moi, oui ou non, Coursol, si vos camarades me sauront gré des concessions que je leur offre. Ne vous dérobez pas. Je sais parfaitement quelle est votre influence. Mais j’aime avoir affaire à vous, parce que vous êtes loyal. De votre côté, vous savez que je n’ai qu’une parole. Si vous hésitez, je retire tout, et je laisse faire la grève. »
Mme Hardibert, sans saisir tous les mots, en comprit assez. Son mari, assisté du sous-directeur Raybois, était en pourparlers avec les ouvriers, ou, du moins, avec un de leurs meneurs les plus autorisés, ce Coursol, chef à l’atelier d’ajustage, d’une habileté et d’une conscience rares, et que Raoul estimait très fort, malgré sa chimère de socialisme et son orgueil à traiter avec le patron de puissance à puissance.
Ce n’était pas, pour la jeune femme, le moment de se montrer. Jamais elle ne se hasardait sur le terrain des affaires, même en particulier avec Raoul.
Celui-ci ne manquait pas de confiance en elle, pensait volontiers tout haut en sa présence. Mais plutôt pour éclaircir ses propres idées que pour en échanger avec un cerveau de sexe inférieur. Si Nicole, enhardie par une forme interrogative, risquait un avis, l’absurdité lui en était aussitôt rendue sensible par un trait de brève ironie, ou par une reprise du sujet, sur le même ton, au même point, comme si elle n’eût pas ouvert la bouche.
Sans essayer d’en entendre davantage, et encore moins d’intervenir, elle se détourna donc pour gagner sa chambre. Et ce fut alors que, traversant le palier, elle revit la personne qu’il lui avait semblé mettre en fuite tout à l’heure. A demi-cachée par la caisse d’un latania, effondrée sur une banquette, une forme féminine se courbait, les mains au visage, dans une attitude de désolation.
— « C’est toi, Fanny ?… Tu pleures ?… Qu’est-ce qu’il y a, ma petite ?… » demanda Nicole avec un intérêt affectueux.
La tête navrée se leva vers elle. Un gentil et jeune visage, avenant et frais, avec ce charme piquant de l’ouvrière française un peu affinée, — une distinction spéciale, non apprise par la culture, et qui laisse intacte la saveur naturelle, — des yeux séduisant par une sorte de défaut, la légère obliquité qui en relevait le coin extérieur, à la chinoise, leur donnant l’air de sourire, même à présent qu’ils débordaient de larmes… Des cheveux châtains, bien coiffés en bouffante auréole autour du front étroit. Et la naïveté d’un chagrin de vingt ans.
— « Oh ! madame… Si monsieur Hardibert allait se fâcher contre papa !… S’il nous fallait quitter la Martaude !… »
C’était la fille de Coursol, l’ouvrier socialiste, la forte tête de la fabrique. Forte tête sous tous les rapports, d’ailleurs, aussi bien pour le travail que pour les revendications utopistes. Trop indigestement nourri d’une philosophie et d’une politique dont l’assimilation dépassait les pouvoirs de sa mentalité, mais d’une droiture foncière, qui le préservait des folies trop graves, et corrigeait ce que son influence aurait eu sans cela de dangereux.
Depuis trente ans, il travaillait à la Martaude, passionné pour l’œuvre de création qui s’y accomplissait, pour l’éclosion des superbes machines, dont jadis il façonnait modestement les plus humbles organes, et qui, maintenant, sortaient tout achevées, monstrueuses et précises, éblouissantes, presque vivantes, de son atelier d’ajustage.
Il s’était marié dans le bourg, ses trois enfants y étaient nés, deux y étaient morts, et leur mère les avait rejoints au cimetière. Sa fille, Fanny, avait appris la couture par les soins de Mme Hardibert, celle-ci ayant obtenu qu’on la gardât pendant deux ans, à Châlons, dans une école professionnelle, où l’on n’acceptait pas ordinairement de pensionnaires. Tout de suite après, la jeune fille avait trouvé de l’ouvrage bien rétribué dans la maison des maîtres. Elle y circulait sans timidité, s’y sentant un peu chez elle, fière de ce privilège. Et voici pourquoi, ce matin, dans l’inquiétude de cette conférence entre le chef d’usine et le porte-parole des mécontents, elle s’y était glissée derrière son père. Des éclats de voix venaient de la terrifier. Tout se gâtait. Si Coursol organisait la grève, bien sûr le patron ne le lui pardonnerait point. Il faudrait abandonner le pays, la douce existence largement gagnée, — autre chose peut-être, car, à travers la réalité, une jeune fille voit toujours son rêve… — Et pour aller où ?… L’angoisse de cette alternative pâlissait la mince figure jolie, aux yeux obliques et futés.
— « Les choses n’en sont pas là, » dit Nicole. « Et puis, est-ce que tu crois que je vous laisserais mettre dehors ?… »
Elle affirmait une autorité dont n’aurait pu sourire qu’un observateur superficiel du ménage Hardibert. Malgré la tyrannie tracassière de l’époux, son dédain des opinions féminines, l’épouse se sentait forte sur le domaine des décisions généreuses. Là, d’une suggestion ou d’une prière, il était rare qu’elle ne l’emportât pas. Cette sécurité inconsciente venait d’animer ses paroles.
— « Oh ! madame… vous êtes bien bonne… Mais ça ne fait rien, j’ai peur… » soupirait Fanny. Puis, comme incapable de contenir une arrière-pensée qui l’oppressait trop fort, elle laissa échapper : « J’ai peur de monsieur Raybois !…
— De monsieur Raybois ?… » répéta Nicole.
Elle s’étonnait, car le sous-directeur, dont Hardibert avait fait la position, lui accordant de plus la main d’une cousine à elle, Berthe Dervangeaux, ne pouvait avoir une volonté contraire à la leur.
Mais Fanny éprouvait la crainte que M. Raybois ne montât le patron contre eux, ne lui persuadât qu’il fallait expulser Coursol si l’on voulait que le contentement et la discipline régnassent à la Martaude. Et, tandis que la jeune fille murmurait son appréhension, une lueur bizarre glissa dans ses jolis yeux retroussés, sous la courbe excessive des paupières.
— « Il y a quelque chose que vous ne me dites pas, Fanny.
— Est-ce qu’on peut tout dire quand il s’agit de monsieur Raybois, madame ?… » demanda la jeune fille, qui, cette fois, la regarda bien en face.
Une rougeur de gêne et de chagrin embrasa les joues de Mme Hardibert. Jamais elle n’avait été forcée de convenir avec personne, et surtout avec une ouvrière, de ce que tout le monde savait trop, de ce qui rendait sa cousine Berthe horriblement malheureuse. Gaston Raybois était de ces hommes qui s’enflamment régulièrement pour chaque femme jeune et jolie, et accidentellement pour toutes les autres, au hasard de l’heure, de la lumière, d’une grâce imprévue de voix ou de geste, à laquelle ils ne savent pas résister. Tant que lui-même avait été jeune, célibataire et incertain de son avenir, les occasions aimables que lui attirait sa fringante tournure se multipliaient plutôt trop, même pour sa soif de galanterie. Maintenant qu’il devait les faire naître, et qu’il ne craignait pas d’employer son pouvoir pour les mener à sa guise, il devenait terrible. Dans l’usine, au village, il commençait de jouer au pacha. Mais cela finirait mal. Plus d’un mari, travailleur à la Martaude, avait l’œil sur lui, tout sous-directeur qu’il était. Et rien que pour certains soupçons, de rudes poings se crispaient sur les pièces d’acier quand il traversait les halls avec sa face d’insolente joie.
Nicole, éclairée par les mots amers et les larmes de sa cousine, que la jalousie ravageait, s’était hasardée à quelques allusions auprès de son mari. Que fallait-il croire ? Devait-on se préoccuper des légèretés de Raybois ? Peut-être un avertissement sérieux de l’ami, du chef, préviendrait un scandale.
Hardibert haussa les épaules. On ne poursuit que de leur plein gré les filles et les femmes. Qu’elles se tiennent bien, on les respectera. La Martaude n’est pas un couvent. Ce n’est pas pour des balivernes de ce genre qu’on tracasse un auxiliaire comme Raybois.
Dans la brutalité involontaire de ses réponses, Nicole, une fois de plus, devinait l’intellectuel, hostile à l’amour, décidé à n’y attacher aucune importance. Et aussi cette sourde antipathie pour la femme en général, dont il ne saisirait jamais l’âme, et qu’alors il traitait — en paroles du moins — comme une poupée de chair, dont la dignité était négligeable, et qui devait toujours se sentir flattée par le vœu du mâle. Une secrète approbation se trahissait dans son attitude pour l’homme dont les actes impliquaient un mépris que lui-même eût souhaité d’éprouver au degré où il le professait.
Nicole, froissée — elle n’aurait pu dire pourquoi — d’une telle façon de prendre les choses, n’avait plus reparlé à son mari de la conduite de Raybois. Elle n’évitait pas moins les confidences de sa cousine, également choquantes, mais pour d’autres raisons. Un type singulier d’honnête femme cynique, cette Berthe Raybois, que la jalousie démoralisait sans l’égarer. Aussi, devant la plainte si claire, mais si imprévue, de Fanny, Mme Hardibert demeurait pétrifiée d’embarras, ayant horreur d’en apprendre davantage, tout en se disant que son devoir était d’écouter cette petite, de la conseiller, de la protéger.
Ce silence piqua la jeune couturière. Doutait-on de sa véracité ? La blâmait-on pour un si malencontreux succès, dont toute sa réserve décente n’avait pu la préserver, et qui la menaçait d’un dépit redoutable ?…
Elle murmura, la voix sèche :
— « Voilà ce que c’est d’être, comme moi, trop dévouée aux maîtres. Si je ne craignais pas de leur causer des histoires, je n’aurais qu’à répéter à père les abominations de monsieur Raybois. C’est pour le coup qu’il se déclarerait contre les patrons, et qu’il déciderait les camarades à la grève !…
— Ayez confiance en moi, Fanny, » commença Mme Hardibert. « Aucun mal ne vous atteindra dans cette maison. »
Elle prononça encore quelques phrases, dont le vrai sens était plutôt dans l’intonation tendre, apaisante… Car, où trouver d’opportunes paroles ?… L’âme de Nicole se repliait, dans une répugnance, parmi cette atmosphère d’antagonisme et de convoitise où elle était rentrée. Au seuil du cabinet de son mari, le cliquetis des intérêts de castes, se heurtant avec des bruits d’or et de fer, la faisaient fuir tout à l’heure, tremblante. Et voici qu’elle tombait sur un aspect plus troublant de cette dure collaboration de forces opposées et inégales qui fait la vie industrielle.
Où était son rôle, à elle-même ?… Trop timide pour agir sur d’autres êtres, d’une délicatesse trop rebelle à certains contacts pour s’entendre avec les ouvriers, d’une générosité assez folle pour ne jamais trouver qu’on eût raison contre eux, comment ne pas sentir à toute heure le malaise d’un milieu où elle ne s’adaptait pas, bien qu’elle y fût née ? Ce matin, particulièrement, au lendemain de Bruges, où tant de rêves l’avaient emplie toute dans une si vaste paix… D’un coup d’aile éperdu son imagination l’y ramena… Elle ne vit plus cette jolie ouvrière, aux yeux charmeurs et sournois, qui secouait de sa jupe fripée, de sa chemisette mince, les vilains désirs, comme des insectes agrippeurs et répugnants. Elle n’entendit plus les voix batailleuses discuter pour le luxe et pour le pain. Elle fut là-bas… Quelqu’un s’y trouvait à côté d’elle. Des cygnes nageaient à l’ombre, sur le cristal noir d’un canal. Et leur long col ondulait avec une telle grâce que cela faisait de la pensée, de l’émotion, des souvenirs, tout un ordre de choses très précieuses et très importantes, auxquelles son compagnon se montrait aussi sensible qu’elle-même. Elle voudrait vivre ainsi, pour de belles et calmes images, avec quelqu’un qui en serait fasciné comme elle — oui, fasciné, au point qu’un bonheur aigu jusqu’à la souffrance embrumât ses prunelles bleues.