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Le Cœur chemine

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Le Cœur chemine

PREMIÈRE PARTIE

I

Vous ici, Georget !… Non… Pardon… Je veux dire… monsieur… monsieur… Ah ! tant pis !… Mais pour une rencontre ! »

Était-ce la surprise ? ou la confusion de ne savoir comment appeler celui qui venait de surgir devant elle ? ou la joie ? ou le brusque afflux des souvenirs ? Que n’aurait-on pu lire, dans la visible émotion, sur ce charmant visage de femme ?

Les yeux graves, qui venaient de croiser les siens, s’éclairèrent subitement.

— « Madame Hardibert !… Oh ! par exemple !…

— Vous ne me reconnaissiez pas ?

— A peine… Vous êtes devenue… » (Il chercha le mot) « éblouissante.

— Merci pour le passé, » dit Nicole en riant.

— « Nous ne pouvons pas rester là, marraine, » intervint une grande fillette, qui, curieusement, examinait le nouveau venu. « Vous voyez… Nous empêchons de passer. »

Tous trois quittèrent l’embrasure de la porte, rentrèrent dans la grande salle.

Leur silence, leur coup d’œil autour d’eux, leur souriante stupeur, exprimaient l’étonnement de se retrouver là, dans ce Musée Plantin, à Anvers, au milieu de ces reliques, à la fois intimes et illustres, qu’abrite la vieille maison.

Les fenêtres à petits carreaux verdâtres leur versaient le jour glauque de la cour, assombrie et frissonnante de lierre. Sous les vitrines des longues tables, jaunissaient des papiers couverts d’inestimables griffonnages. La signature de Rubens, celle de Martin de Vos ou de Pourbus le Vieux, acquittaient des mémoires modestes, jadis longuement discutés. Tandis que, sur les murs, les faces placides des Plantin, des Moretus et de leurs épouses, attestaient l’immortalité, reçue jadis pour solde de tout compte, grâce au pinceau de leurs glorieux fournisseurs.

Cependant Mme Hardibert, dégageant par une explication le sens exquis de leur petite aventure, se tournait vers la grande fillette qui venait de l’appeller « marraine ».

— « Tu vois, Toquette, ce beau monsieur-là… Eh bien, c’est un camarade d’enfance… Le fils d’un des ingénieurs de mon père… à l’usine. Nous nous sommes tutoyés quand nous étions des mioches. Mais il est parti pour faire son droit à Paris. Il est devenu un auteur célèbre. Jamais il n’a remis les pieds à la Martaude. Et il faut venir ici, à Anvers… »

A ce mot d’« auteur célèbre », le jeune homme avait fait un mouvement. Mais la nécessité même d’atténuer l’aimable exagération ne le décidait pas à interrompre Nicole.

C’était d’une douceur tellement inattendue, rafraîchissante, délicieuse, l’évocation d’un passé peu lointain, mais que sa jeunesse parait de recul et de poésie, sur de si jolies lèvres, et d’une voix que nuançait une pointe d’attendrissement. Ainsi, c’était Nicole, devenue femme, cette mondaine dont il détaillait la beauté, la fine élégance dans le sobre costume de voyage. Et elle se souvenait de lui !… Et elle semblait vraiment heureuse de le revoir !…

— « Dites donc, marraine, » fit la petite personne qui répondait à la désignation bizarre de Toquette, « Monsieur n’est-il pas le journaliste qui écrit des vers sans majuscules ni rimes ?… Vous le connaissiez… mais, n’est-ce pas, sous un autre nom… »

Mme Hardibert rougit. Le sang fusait vite sous sa peau lactée de brune aux yeux clairs. Que de gaffes cette écervelée de Toquette accumulait dans quatre phrases ! La moindre n’était pas d’attester chez elle-même une préoccupation persistante, attentive, pour les faits et gestes du poète décadent.

— « J’avais voulu mettre cette écolière au courant de vos nouvelles formules d’art…

— Et quel est le nom pour lequel j’ai changé le mien, mademoiselle, puisque vous avez si bonne mémoire ? » demanda l’écrivain, avec une sécheresse piquée. La boutade d’une fillette malicieuse rompait l’enchantement, le détournait de puiser à la source des flatteuses réminiscences et des sympathies réveillées.

« Qu’est-ce que cette déplaisante gamine ? » se demandait-il, hérissé contre l’importune, sans qui la rencontre de ce matin fût devenue un tête-à-tête. Comme cela eût été d’un charme plus profond, plus rare !… Mais cette grande fillette avançait son museau curieux, aux traits mal façonnés, gauchis par l’âge ingrat, dans l’éclat impertinent des yeux dorés, sous un canotier que débordaient des frisons fauves.

— « Votre nom ? » répliqua-t-elle sans l’ombre d’embarras. « Votre nom d’écrivain ?… C’est Ogier Sérénis. Un pseudonyme qui pèche plutôt par la simplicité.

— Toquette !… » s’effara Nicole.

Mais l’écrivain ripostait :

— « Et vous, mademoiselle ?… Avec quelle eau non bénite vous a-t-on baptisée Toquette ? »

Il riait, ne voulant pas se vexer d’un enfantillage. Et vraiment, il aurait eu tort. Car ce nom d’Ogier Sérénis, pour prétentieux qu’il fût, seyait à sa grande taille héroïquement découplée, plus faite pour d’anciennes armures que pour les lignes étriquées d’une jaquette, à son beau visage calme, où chatoyait le lent regard, d’une eau bleue très sombre, lourde de dédain et de rêve. Son front massif, resté découvert, — car le chapeau pendait encore respectueusement à bout de bras, — semblait presque trop vaste pour la tête, cependant bien proportionnée, et débordait en une arcade sourcilière proéminente, creusant davantage les profondes prunelles. Des cheveux châtains, courts et coiffés à plat pour ne pas rehausser ce front déjà si haut, l’encadraient d’une marge nette. Le dessin presque violent des mâchoires eût trop souligné ce qu’une telle physionomie offrait d’ardeur volontaire, sans la sinueuse tendresse de la bouche et la coquetterie juvénile de la moustache. Le sourire, contenu par un léger pli d’amertume, se révéla très prenant, éclairé par des dents superbes, tandis que le jeune homme taquinait la filleule de Mme Hardibert.

La petite, aussitôt, déclara :

— « Toquette ?… Mais je trouve ça ravissant ! Je ne veux pas qu’on me donne d’autre nom. Pensez !… J’ai le malheur de m’appeler Victorine. »

Une grimace d’Ogier affirma que ce malheur est, en effet, de ceux qui comptent. Comment Mme Hardibert, qui avait tant de goût ?…

— « Oh ! » expliqua celle-ci, « c’est que je suis la marraine de Toquette, et non de Victorine. J’ai inventé le diminutif, mais je n’ai pas tenu cette jeune personne sur les fonts baptismaux. Non… Elle n’est filleule que de mon mari. Presque seule au monde, la pauvre petite… et en pension toute l’année. Alors… »

Ah bah !… Une orpheline, promenée par charité, et qui se permettait d’attirer l’attention sur elle, de risquer des réflexions impertinentes !… Désintéressé, le poète interrompit :

— « Votre mari, madame ?… Excusez-moi. Je ne vous ai pas encore demandé de ses nouvelles.

— Raoul va bien, merci.

— Est-il resté à la Martaude ?

— Oh ! non. Je ne ferais pas un voyage sans lui. Des affaires l’appelaient ici, en Belgique. Une commande de machines, pour des bâtiments d’une construction particulière, qu’il devait examiner sur le chantier. J’ai voulu en profiter pour visiter Bruxelles, Anvers, Bruges… tout ce que je pourrai voir pendant qu’il étudie ses projets. Nous rayonnons autour de son centre de travail… Et la compagnie de cette grande fillette me donne la liberté…

— Monsieur Hardibert doit être jaloux de vos impressions d’art. »

Nicole ouvrit tout grands ses yeux d’un gris lilas, indéfinissable. Des paupières longues, presque trop largement frangées de cils très noirs, les voilaient à demi d’une palpitation fréquente. Une légère myopie, un peu de timidité, de nervosité subtile, ramenaient ainsi, à toute seconde, sur la fraîche clarté du regard, une ombre frémissante. Mais, dès que l’âme, atteinte au vif, surgissait, dans la surprise d’une émotion, d’un enthousiasme, d’un étonnement, elle rejetait au large le voile souple et fin, et se montrait toute, en un éblouissement de franchise, entre la frisure des cils rebroussés. Alors apparaissait, dans ce visage mat et couronné d’une chevelure ténébreuse, le paradoxe délicieux des yeux de fleur et de lumière, avec cette nuance que l’intensité expressive empêchait de préciser, mais qu’on recherchait ensuite, par la hantise des analogies, soit dans la délicatesse de certains pétales, soit dans les nébuleuses transparences où s’irise l’agonie mauve des crépuscules.

Ce fut avec ce rayonnement de candeur et sans trace d’arrière-pensée, que Nicole répondit :

— « Mes impressions d’art ? Raoul n’en peut pas être plus jaloux que je ne le suis de ses satisfactions scientifiques. »

Une gêne imperceptible naquit de cette réponse, malgré la simplicité qui en dicta les termes et l’intonation. Ogier l’accentua presque, en n’insistant pas, mais en proposant aussitôt de poursuivre la visite du musée.

— « Ne la terminiez-vous pas ? » demanda Mme Hardibert. « Vous veniez, je crois, de l’intérieur.

— Vous me permettrez bien, madame, de la recommencer avec vous. »

On passa dans le bureau du vieux Plantin, dans la pièce de débit, où l’on entrait aussi jadis de plain-pied, par la rue. Les casiers de chêne où l’imprimeur logeait ses registres, les tiroirs où s’entassaient les écus de ses recettes, n’intéressèrent que médiocrement les trois visiteurs. Quelque chose était survenu, depuis leur entrée dans cette maison, qui, pour des raisons diverses, s’imposait à leur sensibilité, à leur curiosité ou à leurs réflexions, plus que des meubles et des murs, témoins d’une prospérité industrielle et familiale dont ils gardent la forte essence depuis des siècles. Ces meubles, ces murs, ont, il est vrai, accueilli Rubens. Son pas puissant martela ces parquets. Mais il y discuta ses droits d’illustrateur. Et d’ailleurs, qu’y avait-il de commun entre l’existence de chair et de joie interprétée par le maître flamand, et la vie d’inquiets frissons, de sensualité spirituelle, de tendresses aiguës, qu’apportaient ici, inconsciemment chez l’une, déjà éclose en talent chez l’autre, cette jeune femme et ce jeune homme, imprégnés d’une sève autrement anxieuse et prompte ?

Tandis que, dans une chambre à coucher de l’étage supérieur, Toquette s’amusait d’un lit, au ciel massif soutenu par des colonnes, et couvert encore de sa courte-pointe en dentelle de Bruges, Nicole questionnait Ogier sur sa carrière de littérateur.

— « Vous êtes déjà très connu, » lui disait-elle. « A vingt-quatre ans, c’est beau.

— Non, madame, » répliquait-il, « ne croyez pas que c’est beau. Si je suis, non pas très connu, comme vous voulez bien le dire, mais point tout à fait ignoré, ce n’est pas que j’aie pu encore manifester quelque valeur. C’est par du truc, des excentricités de plume, ce qu’ils appellent des hardiesses. Quel mot stupide ! Il faut plus de hardiesse pour faire courageusement, simplement, son œuvre de bon ouvrier de lettres, que pour danser sur la corde raide de l’incohérence, de l’à-rebours, et — pardonnez-moi de vous l’avouer — du cynisme.

— Pourquoi le faites-vous ?… »

Ogier sourit — de son sourire pincé d’amertume, que démentaient ses yeux graves.

— « Pourquoi ?… » Il baissa la voix. « Demandez-moi donc aussi pourquoi j’ai transformé mon nom. »

Un coup de menton vers Toquette voulait rappeler l’espièglerie de tout à l’heure. Mais ni l’un ni l’autre ne s’y trompèrent. Les paupières mobiles de Nicole s’ouvraient pour laisser poindre un regard de blâme embarrassé. Tandis que, sous la moustache, se crispait la lèvre du jeune écrivain.

— « Je le savais, que vous me désapprouviez, » murmura-t-il. « Je le savais, bien avant ce matin.

— Avant de me revoir ?

— Oui.

— Mais comment ?… Jamais je n’en ai parlé à personne.

— Pensez-vous que j’aie oublié le son de votre voix, quand vous m’appeliez Georget ? Cette voix-là, je ne l’entendais pas prononcer l’autre nom… Et je devinais bien qu’elle n’aimait pas à le prononcer. »

Nicole voulut prendre légèrement de tels mots, qu’elle sentait tout à coup en elle trop à fond, avec leur vibration pénétrante. Elle rit.

— « C’est singulier… Non, vraiment, ce pseudonyme me gênait… Quand je pensais à vous, c’était toujours mon gentil camarade Georget, mon petit flirt à casquette de lycéen, qui surgissait devant mes yeux. Ogier Sérénis n’était pas lui, pas vous, mais un monsieur quelconque. Enfin, maintenant, la nouvelle physionomie donnera un sens au nouveau nom.

— Comme c’est méchant, ce que vous dites là !

— Méchant, pourquoi ?

— Vous le savez bien. »

Elle détourna les yeux, glissa devant lui par un étroit corridor où l’on ne passait qu’un par un. Bientôt ils se trouvèrent dans les salles de composition, où les caractères du seizième siècle reposaient encore dans les casiers.

Sérénis prit les lettres de métal, d’une fonte si pure, en fit couler quelques-unes entre ses doigts.

— « Les voilà, les séductrices… » murmura-t-il.

Son geste, son âpre sourire, son regard d’horreur et d’amour, disaient sa fièvre d’écrivain, le tourment sublime et vaniteux, la misère et la beauté, tout le meilleur et tout le pire de ce qui aboutit là, dans le flot de ces petits signes de plomb, pour les faire sauter et s’assembler sous les doigts du compositeur.

— « Voyez-vous, madame… Il faut comprendre. Pourquoi voulez-vous que le public retienne un nom terne, ridicule, aux syllabes ouatées ?… Georget Selni… J’aurais mis vingt ans à imposer ce nom-là. Tandis que, même ignorant de l’œuvre, un critique, un passant, garde dans l’oreille, dans l’esprit, les sonorités qui l’amusent… Ogier Sérénis… On demande qui c’est, — avant même que ce soit quelqu’un.

— Vous avez raison. J’étais injuste, » prononça Nicole.

« Injuste… » Son camarade d’autrefois ne lui était donc jamais devenu indifférent, puisqu’un sentiment si arrêté existait en elle, à son égard ? Comme il s’en doutait, dans ces dernières années !… Aussi bien de la persistance du souvenir que de la surface hostile superposée, mince et inconsciente, à la moisson des enfantines sympathies. Une gelée blanche sur une floraison de printemps. Nicole avait grandi, elle s’était mariée. Et tout à fait suivant la loi de son âme sérieuse, avec un homme de science et d’action, beaucoup plus âgé qu’elle, Raoul Hardibert, l’inventeur presque génial que le père de Nicole appelait un jour, pour un conseil technique, à l’usine de la Martaude, et qui y resta, bientôt associé, puis gendre, puis successeur, du patron.

Ogier Sérénis n’était encore que le petit Georget Selni, lorsque Hardibert vint à la Martaude. Il se le rappelait fort bien, et il avait ses raisons pour cela. De tristes raisons. Car son père, à lui, ingénieur à l’usine, s’exaspérant de jalousie contre l’intrus, à mesure que celui-ci grandissait en faveur et en autorité, laissa peut-être sa vie et un peu de son honneur dans la sourde lutte. Selni mourut, en effet, d’un accident de machine. Mais la machine avait été construite d’après les plans de Hardibert. Et le bruit courut que la victime s’était exposée à un danger mortel en essayant de fausser dans les œuvres vives la création de son rival. De ce bruit, le jeune garçon ne sut rien, ou peu de chose, et, naturellement, rejeta ce peu de chose comme une calomnie abominable. Quoi qu’il en fût, M. Dervangeaux, le chef d’usine, se montra parfait pour le fils de son malheureux ingénieur. Il devint le tuteur de Georget, qui déjà, et depuis des années, avait perdu sa mère.

Durant quelques étés de vacances, la camaraderie s’accentua entre le lycéen et Mlle Dervangeaux, tous deux du même âge. Puis le mariage se décida pour l’une, le Quartier Latin absorba l’autre. M. Dervangeaux mourut. Georget Selni commença de signer « Ogier Sérénis » des poèmes et des articles, où, comme il le disait fort bien, ce qui parut le plus original, c’était cette signature. Mais tout à coup, une aube de célébrité se leva pour lui, d’une scène de théâtre « à côté », pour deux actes d’une impression secouante et étrange. La presse emballée cria au chef-d’œuvre. Les spectateurs de l’unique représentation en dirent merveille. Des directeurs demandèrent la pièce à Sérénis. Il refusa. Ainsi l’effet produit s’accrut. La réputation du petit drame grandit de toute la curiosité d’un public nombreux et ardent, qui se fût désillusionné ou blasé devant le spectacle offert, et qui continuait à trépider dans l’irritation du désir. Pourtant de telles tactiques, et le pseudonyme à cimier, n’allaient pas sans faire traiter Sérénis de poseur.

Il le savait. Cela provoquait seulement son sourire, — l’énigmatique sourire, pincé d’amertume. Et il ne s’en troublait un peu que lorsqu’il songeait à son amie de l’adolescence. Il se la rappelait si droite, si simple… Nicole, sans doute, ensevelissait le Georget d’autrefois sous quelque sévérité ironique pour l’Ogier d’aujourd’hui. Pourquoi donc, à chaque pas de sa jeune carrière, à chaque citation de son nom dans un journal, se demandait-il : « Que pensera-t-elle ? » Savait-il seulement si elle en penserait quelque chose ? Il ne retournait plus à la Martaude. La dernière fois, ce fut pour l’enterrement de son tuteur. Sous le crêpe noir, celle qui s’appelait maintenant Mme Hardibert, lui avait paru si distante, si peu semblable à la Nicole de jadis ! Et le nouveau maître n’était-il pas l’ancien ennemi de son père, — peut-être, involontairement et indirectement, le meurtrier qui lui fit pleurer ses larmes affreuses d’orphelin ? Puis la Martaude, c’était à deux heures de Paris, dans la Marne. Or, un poète de vingt ans monte en chemin de fer pour s’enfuir au loin, dans des pays de rêve, — jamais pour aller faire des visites en province.

Ils s’étaient donc seulement revus, Nicole et Ogier, dans cette rencontre, tellement inattendue, de la maison Plantin. Moins d’une demi-heure après, la jeune femme prononçait la phrase : « J’ai été injuste. » Et ce n’était pas tant pour quelques mots d’explication — car on n’explique rien — que pour avoir aperçu, dans la douceur attristée d’un regard, au bord d’un sourire, à l’ombre d’un geste, l’âme de l’ami, la jeunesse de mélancolie ardente, son souvenir à elle-même, son charme reflété dans une émotion, et pour avoir vibré les vibrations des harmonies mystérieuses.

— « Dites, marraine… Voulez-vous m’acheter ça ?… C’est imprimé en caractères du temps… J’aime à emporter des choses qui me rappellent… »

C’était Toquette, avec son étonnant sans-gêne qui déroutait Sérénis. La présence, le ton, l’air narquois de cette petite étrangère, tout d’elle grinçait sur ses fibres de nerveux, dérangeait sa subtile extase. Il eut un léger sursaut. Puis, bien vite, sortit son porte-monnaie.

Nicole grondait sa protégée.

— « Tu vois bien… Il ne faut rien me demander quand nous ne sommes pas seules.

— Mais… j’ai de l’argent. »

Ce fut un éclair. Avec une vivacité de chatte, elle avait sauté entre Sérénis et le vendeur. Elle trouvait sa poche, exhibait une petite bourse en acier.

— « Vingt sous, n’est-ce pas ?… Tenez.

— C’est très inconvenant ce que tu viens de faire, Toquette. Je le dirai à ton parrain.

— Mais si je ne veux pas que monsieur Sérénis me donne quelque chose !… »

Elle secouait la tête, les sourcils froncés sur ses yeux roux, pailletés d’or. Une lumière tremblait dans la mousse fauve, éparse autour des oreilles, crêpelure envolée d’une grosse natte qui se repliait sur la nuque. L’air électrique et félin, cette agressive petite personne. Drôlette, vraiment, avec une acidité tentatrice, agaçante, de fruit mal mûr. On se crispe, attiré quand même. Ogier lui dit, exagérant la douceur courtoise :

— « C’est vous qui me donnerez quelque chose, mademoiselle. Offrez-moi ceci, que je le montre à votre marraine. »

Déconcertée, elle tendit son emplette.

C’était un papier de Hollande, sur lequel s’étalait, d’une typographie superbe, un sonnet composé par Plantin. L’encre fraîche attestait qu’on venait de le tirer, au moyen d’une presse à bras — la seule qui fonctionne encore, à titre de curiosité, parmi ses antiques et poussiéreuses compagnes.

Ensemble, d’un même coup d’œil agile, Nicole et Ogier prirent connaissance de ces vers :

LE BONHEUR DE LA MAISON

« Avoir une maison commode, propre et belle,
Un jardin tapissé d’espaliers odorants,
Des fruits, d’excellent vin, peu de train, peu d’enfants,
Posséder seul, sans bruit, une femme fidèle.
« N’avoir dettes, amour… »

Sur ce mot, ils se regardèrent et sourirent.

— « Pas d’amour… » souligna Sérénis. « Ah ! l’escargot ! »

Nicole éclata de rire. Elle retrouvait Georget, le gamin de la Martaude. Pourtant la sagesse bourgeoise, qui, par hérédité comme par éducation, s’interposait entre ses impressions inconscientes et les choses, ainsi qu’un manteau sur la nudité inconnue de son âme, lui interdit de railler l’honnête idéal du vieil imprimeur. Elle expliqua :

— « Pas d’amour… C’est-à-dire pas de passion désordonnée, périlleuse. Mais la tendresse loyale au foyer. Vous voyez bien : « une femme fidèle… »

Son doigt, ganté de suède clair, s’avançait, désignait le mot. N’était-ce pas ce qu’il y avait de plus beau, de plus précieux au monde : une irréprochable épouse ? Et son geste trahissait un peu de fierté, car c’était cela qu’elle était, qu’elle serait toujours. Un chaste orgueil personnel la solidarisait avec la vertueuse Flamande du XVIe siècle, dont elle acceptait pour elle-même le bref et définitif éloge.

Ogier fut loin de songer qu’il froissait une secrète fraternité féminine, et peut-être quelque chose de plus frémissant, de plus délicat, lorsqu’il reprit, commentant le début du vers :

— « Oui, pour la « posséder seul, sans bruit », suivant sa ridicule expression, le philistin ! C’était sa chose, comme cette presse, tenez !… » ajouta-t-il en frappant légèrement l’antique travailleuse. « L’égoïsme conjugal dans toute sa vilenie consacrée. Ça vous représente le bonheur, à vous, madame ? »

Elle resta sérieuse, sans répondre. La question, d’ailleurs, n’en était pas une, — ou à peine. La curiosité de ce cœur, de cette existence, ne mordait pas encore Sérénis. En ce moment, il prenait plus souci de montrer, aux dépens du pauvre rimeur, la chaude vivacité de son âme, la fougue altière de ses propres sentiments. Lisant plus loin, il s’écriait :

— « Le misérable !… Écoutez plutôt :

« Vivre avecque franchise et sans ambition… »

alors qu’il y a tant de beauté dans le mystère, tant de pudeur dans le mensonge, tant de force dans l’ambition !

« Dompter ses passions, les rendre obéissantes… »

N’en a pas qui veut, des passions. Il ne devait pas avoir grand’chose à dompter, ce commerçant. Ah ! voici un vers juste :

« C’est attendre chez soi bien doucement la mort. »

Parfait. C’est attendre la mort. Ce n’est pas vivre. Le plat sonnet !… Rendons-le à mademoiselle Toquette… Et sauvons-nous de cette maison, madame. »

Nicole, bien que scandalisée, s’égayait de nouveau. Toquette elle-même riait de rattraper en trottinant les grandes enjambées farouches du poète indigné. Mais, comme ils traversaient la cour, ils s’arrêtèrent, ressaisis au passage par la poésie des vieilles murailles mangées de verdure, clignotantes de mille yeux glauques aux petits carreaux sertis de plomb… Indéfinissable rêve des cours divisées par l’ombre, et où noircissent les géométriques feuillages.

— « Le sieur Plantin a-t-il jamais saisi la grâce de ça ?… » fit Ogier, avec sa rancune d’artiste pour les méchants vers de l’imprimeur.

— « La vigne et le lierre n’étaient pas poussés alors, » dit Toquette, gravement.

Les malins yeux roux épiaient de côté le visage du jeune homme. Il sourit, désarmé contre l’espiègle. Déjà elle se détournait, ne voulant pas avoir vu ce sourire.

Comme elle filait dans la rue, marchant devant eux, leste dans sa jupe encore courte, Sérénis dit à Nicole :

— « Vous vous êtes chargée d’une éducation peu commode.

— Quelle éducation ? » Elle suivit son regard. « Ah ! Toquette !… La pauvre petite !…

— Permettez-moi de ne pas la plaindre. Elle a treize ou quatorze ans, et elle est auprès de vous. Cela m’est arrivé…

— Est-ce un madrigal ?

— Non, c’est un très bon souvenir. »

Rien ne ressemblait moins, en effet, à un madrigal que cette dernière phrase, simple, toute en profondeur, et qu’accompagnait, non la galante admiration des yeux, mais leur enfoncement dans une vision lointaine. Ces yeux-là, Nicole en découvrit alors, avec une surprise aiguë, toute la magie de tristesse et de caresse. Pourtant ils ne la regardaient pas. Comme cela change, avec la vie et avec l’âme, ces miroirs que sont les prunelles !… Le Georget d’autrefois n’avait pas, dans les siennes, du même bleu pourtant, ces reflets plus doux que des gestes et plus dominateurs que des mots.

Mme Hardibert reprit la conversation tout de suite :

— « Toquette… ou plutôt… Victorine Mériel, ne demeure pas auprès de moi. Je ne me suis pas chargée de son éducation. Ce serait de la prétention chez la jeune ignorante que je suis, ne connaissant guère l’existence, et tout à fait incapable de l’enseigner. Non, Victorine est dans un pensionnat, où son père lui-même l’a placée avant de quitter l’Europe.

— Ah ! son père ?…

— … est en Amérique. Un cerveau brûlé, ce Paul Mériel. Très intelligent, pas du tout quelconque. Mais un de ces êtres qui, avec des dons remarquables, manquent du je ne sais quoi qui leur permettrait de les mettre en œuvre. On dirait de ces machines compliquées, étincelantes, magnifiques, et qui ne marchent jamais, faute d’un agencement exact de leurs merveilleux rouages.

— Oh ! madame… Nous étions si loin des ateliers de la Martaude !

— Ça sent la graisse et la fumée, ma comparaison ?…

— Elle est juste, mais trop professionnelle. »

Mme Hardibert rougit, avec un battement plus nerveux de ses mobiles paupières. La suggestion ouvrit devant elle, effectivement, les ateliers de la Martaude. De grands halls, pleins de vapeur et de bruit… un peuple noir et suant de travailleurs. Elle sentit le malaise que projetaient en elle ces forces de fer et de chair, sa perpétuelle inquiétude à les voir plier sous l’autorité d’un homme, de son mari, sans comprendre s’il y avait d’autres sources et d’autres limites à cette autorité que l’argent. Ogier, lui, n’était responsable que de ses rimes, et ne domptait que la Chimère… Elle murmura :

— « Ne vous moquez pas de moi. C’est vrai… Je ne peux pas oublier les machines. Elles m’oppressent. »

Il s’étonna, mais n’eut pas le temps de questionner. Toquette revenait vers eux.

— « Où allons-nous, marraine ?

— Au Promenoir, retrouver ton parrain. Tu sais qu’il veut nous faire déjeuner à la Tête-de-Flandre.

— Permettez-moi de prendre congé de vous, » dit Sérénis.

Comment ! Jamais de la vie ! Nicole ne permettrait pas. Son mari lui en voudrait trop… Et, tandis qu’elle forçait le poète, peu récalcitrant, à la suivre du côté de l’Escaut, elle termina l’histoire de Toquette.

Paul Mériel fut un des meilleurs camarades de jeunesse de Hardibert. Plus brillant que lui, il paraissait mieux destiné à réussir. Tous deux partagèrent des travaux de laboratoire, d’où ils comptaient voir surgir quelque prodigieuse découverte. Bientôt pourtant l’esprit plus pratique de Hardibert se restreignit à des problèmes de mécanique, modestes en apparence, mais qui devaient modifier profondément l’industrie des machines à vapeur. Ceci le conduisit à la Martaude, dont il était aujourd’hui directeur. Mériel, lui, prit cent brevets pour des inventions à tapage, dont aucune ne résista à l’expérience. Il fonda des sociétés, qui s’effondrèrent, eut des procès, et finalement dut s’expatrier, non seulement pour tenter la fortune sur un terrain moins fâcheusement battu, mais peut-être pour éviter des redditions de comptes par trop embarrassantes.

Ce dernier détail, sous-entendu clairement par Nicole, amena sur les lèvres de Sérénis un mot de compassion dédaigneuse pour l’héritière d’une mentalité si incertaine.

— « Pauvre fille !… Votre bonté même ne refera pas sa destinée.

— Qui sait ?

— Ne l’espérez pas, madame. Cette enfant-là n’est pas plus banale que son père, mais je crois qu’elle manquera, comme lui… d’ajustage. »

Il y eut un silence, puis le jeune homme reprit :

— « Mais sa mère ?… Qui était sa mère ?… L’a-t-elle perdue jeune ?… »

L’expression troublée de Nicole ne laissa guère de doute à l’écrivain sur l’origine, romanesque mais irrégulière, de Mlle Toquette. Il dit seulement :

— « Ah !… »

Mme Hardibert reprit vivement :

— « L’histoire est tout à l’honneur de Mériel, je vous assure. Il reconnut l’enfant, dont Raoul consentit à être le parrain. Il voulait épouser la mère, qu’il adorait. C’est elle qui refusa, parce qu’il manquait de fortune.

— Qu’est-elle devenue ?

— Elle a été tuée, la malheureuse, dans un accès de jalousie, par le prince hongrois, très riche, qu’elle avait préféré à Mériel. C’était, paraît-il, une fort belle et fort spirituelle créature.

— Sa fille semble détenir plus de son esprit que de sa beauté.

— Hé !… Toquette sera jolie, d’une physionomie très piquante, originale, à coup sûr, avec ses beaux cheveux roux ondés, ses yeux d’or sombre et son teint éclatant. Attendez seulement que les traits s’allongent et que les taches de rousseur se débrouillent. »

La gravité pensive d’Ogier s’anima presque jusqu’au rire :

— « Halte-là ! Je n’attends rien de ce genre. Ce m’est tout à fait indifférent. » Puis retombant au sourire bridé de doute : « Ce que je souhaite, c’est qu’une douleur ne vous vienne jamais par cette fillette, que vous aimez. »

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