Les Aspirans de marine, volume 1
VIII.
L’ASPIRANT DE CORVÉE[10].
Pour retracer ces pénibles incidens de l’abandon de l’Indomptable, nous avons oublié notre ami Mathias, envoyé comme on sait à bord de l’amiral pour recevoir l’ordre que le général avait voulu transmettre à tous les commandans de la division. Maintenant c’est à ce brave aspirant que nous allons revenir pour effacer, s’il est possible, de notre pensée, les émotions douloureuses par lesquelles il nous a fallu passer. C’est lui désormais que nous suivrons pas à pas dans la périlleuse corvée qu’il s’est chargé de faire, et qui pour un instant l’a éloigné de l’Indomptable en lui épargnant le malheur de partager notre fuite. Oh ! combien, me disais-je en songeant à lui, combien eût souffert son âme impétueuse si, réduit comme nous à abandonner notre vaisseau, il avait eu à dévorer la honte dont nous nous sommes couverts ! Le ciel a voulu sans doute lui épargner tant d’humiliation ; et si, comme nous avons lieu de le redouter, il a péri, en se rendant avec sa frêle embarcation à bord du général, il aura trouvé du moins, dans l’accomplissement de son devoir, une mort glorieuse cent fois préférable à l’existence que nous avons conservée en abandonnant notre poste.
La Providence avait ménagé à notre ami un sort moins rigoureux que celui que son intrépidité devait lui faire courir. Au lieu de rencontrer le trépas dans les dangers qu’affrontait son audace, il lui était réservé de recueillir quelque gloire au sein de ces dangers ; et lui seul, dans cette journée de fautes, de faiblesses et de désastres, devait, enfant nouvellement jeté dans l’arène des combats, devenir un héros, lorsque tant de vieux guerriers étaient redevenus de timides enfans.
Une heure environ après avoir réussi à se rendre à bord du vaisseau amiral, Mathias avait reçu l’ordre cacheté que le général destinait aux navires de la division. Cet ordre important prescrivait à chaque commandant, de n’abandonner son vaisseau qu’à la dernière extrémité. Mathias, porteur du précieux paquet que lui avait remis le chef d’état-major de l’armée, avait demandé plusieurs fois la permission de retourner à bord de l’Indomptable ; mais, pendant son séjour à bord de l’amiral, le feu entre l’escadre anglaise et nous était devenu si vif, que l’amiral n’avait pas cru devoir laisser partir les canots de corvée. Ce ne fut que lorsque la canonnade se fut un peu ralentie qu’il consentit à voir notre grand canot s’éloigner de son bord.
Le trajet qu’avait à faire pour la seconde fois notre ami Mathias, n’était pas long ; mais on concevra sans peine qu’il devait être aussi périlleux que difficile, pour peu que l’on se représente fidèlement les circonstances au milieu desquelles il fallait l’effectuer.
Une grêle de mitraille tombait de toutes parts, et sur la surface des flots criblés, pour ainsi dire, par une nuée continuelle de boulets et de biscaïens, s’étendait une traînée immense de fumée qui permettait à peine d’apercevoir, au-dessus de l’atmosphère de soufre et de salpêtre que la lueur de chaque coup de canon semblait embraser, l’extrémité de la mâture des vaisseaux les plus élevés sur l’eau.
Malgré l’audace et la difficulté de sa seconde tentative, notre aspirant de corvée fait ramer ses gens vers l’endroit où il suppose qu’est toujours mouillé l’Indomptable. Les canotiers, dociles à la voix de leur jeune et valeureux chef, nagent avec un courage qu’irrite et que soutient le bon exemple qu’ils reçoivent de lui. Au bout d’une demi-heure de recherches et d’efforts, Mathias, perché debout sur le banc de l’arrière, s’écrie : « Voilà le vaisseau ! Avant, mes fils !… Encore trois coups d’aviron, et nous sommes à bord. » Déjà le patron du canot aperçoit le large pavillon qui flottait encore sur la poupe de l’Indomptable que nous venions de quitter… de déserter peut-être !…
Mathias n’a pas trompé ses canotiers : en trois bons coups d’aviron, le canot qu’il monte élonge le vaisseau ; mais, au grand étonnement de l’aspirant et de tous ses gens, personne ne se présente pour leur élonger une amarre… Pas une seule voix n’a répondu à leurs cris de joie.
Surpris, déconcerté de cette immobilité étrange et du silence qu’il remarque, Mathias grimpe, avec la vivacité de l’éclair, l’escalier de tribord : son patron et ses dix-neuf hommes le suivent. Ils sont sur le pont du vaisseau ; et ce pont, encore ensanglanté, est désert ! Ils descendent et courent dans les batteries, et rien, personne dans ces batteries, rien que quelques cadavres qu’on n’a pas eu le temps de jeter à la mer. Ils visitent avec effroi le faux-pont, la cale y toutes les chambres… Personne ! des morts seulement, et pas une seule voix qui réponde à leurs voix inquiètes. Plus de doute pour eux, le vaisseau vient d’être abandonné ; et ce qui achève de les confirmer dans cette pénible certitude, c’est qu’aucune embarcation n’est restée à bord !
— Ils se seront sauvés en double ! s’écrie le patron.
— Oui, lui répond avec douleur l’aspirant, ils se sont sauvés ; mais c’est à nous, mes amis, de sauver le vaisseau.
— En ce cas, monsieur, nous n’avons pas de temps à perdre, car voilà, répond le patron, des péniches anglaises qui arrivent pour nous travailler sur le casaquin.
Et, en disant ces mots, le patron montre effectivement à Mathias trois embarcations anglaises qui s’avancent et qui ne sont plus qu’à quelques brasses de l’Indomptable.
Par l’effet d’un mouvement purement instinctif, l’aspirant et ses braves canotiers sautent tous ensemble sur les caronades du gaillard d’avant… O bonheur inespéré ! ces caronades sont encore chargées ; elles sont prêtes à faire feu… Une mèche allumée, s’écrie Mathias, vite, vite une mèche allumée !… Le patron accourt avec un bout de mèche à la main : la première caronade est pointée : elle part ; elle gronde et va foudroyer la péniche anglaise qui s’est avancée en tête des autres péniches… Un second coup aussi heureux, succède au premier. Toutes les pièces font feu l’une après l’autre, et au bout de quelques minutes, les péniches fracassées ou à moitié coulées, s’éloignent en désordre dans le tourbillon de fumée au milieu duquel elles semblent s’être englouties sur l’avant même du vaisseau sauvé par ce miracle !
Vive l’empereur ! vive l’empereur ! s’écrient les vingt-et-un braves tout surpris, tout émerveillés de leur inconcevable victoire ! Ils rient, ils pleurent de joie comme des fous ou comme des enfans en s’embrassant avec délire, en courant pêle-mêle sur le pont de l’Indomptable, dont ils se sont rendus maîtres et qu’ils ont reconquis, sans pouvoir s’expliquer encore l’événement qui de chacun d’eux vient de faire non pas un fou, non pas un enfant, mais un héros !
L’aspirant Mathias fut le premier à revenir de l’ivresse passagère de ce triomphe inespéré. La fortune, qui jusque-là l’avait si bien inspiré, ne devait pas l’abandonner au moment de couronner l’œuvre importante vers laquelle elle semblait l’avoir conduit, comme par la main. C’est trop peu, se dit-il en lui-même, d’avoir montré jusqu’ici cette bravoure qu’il est presque toujours si facile d’avoir dans les occasions où il faut se dévouer. C’est du sang-froid maintenant que j’attends de moi, et j’en aurai, ou que le ciel tombe plutôt en grand sur moi ! Et affermi par l’imminence même du péril, dans cette noble résolution, il rassemble autour de lui ses intrépides compagnons de gloire, et il leur dit avec ce calme que lui seul pouvait s’être imposé dans cette solennelle conjoncture :
— Mes enfans, savez-vous maintenant ce qu’il nous faut faire ?
— Ma foi non, pas encore, monsieur Mathias, lui répondent ses hommes tout haletans, mais nous ferons ce que vous voudrez.
— Eh bien ! il faut couper nos câbles, hisser un foc et étarquer un hunier si nous le pouvons, et avec la brise qui porte en côte, aller échouer le vaisseau sur les vases de la Charente !
— Vous croyez, monsieur Mathias ?
— Si je le crois ! Mais c’est le seul moyen que nous ayons d’échapper à l’Anglais et de sauver l’Indomptable.
— Oui, c’est votre idée ? Eh bien, soit ! Coupons nos câbles, enfans, et hissons le grand foc : tout est payé, puisque c’est notre brave commandant du moment qui nous le dit[11].
[11] Lorsqu’au départ d’un navire, on hisse le grand foc, les matelots disent que toutes les dettes sont payées. C’est un mot devenu proverbe dans la marine.
Et aussitôt à grands coups de hache, les deux câbles qui tenaient encore l’Indomptable amarré sur le fond, sont tranchés sur les bittes. On saute sur la drisse du grand-foc qui s’élève sur sa draye en livrant sa surface triangulaire au vent qui enfle et qui secoue violemment ses mouvantes ralingues. Le lourd vaisseau dérivant avec la lame qui le pousse par le bossoir de tribord, abat lentement en cédant à l’impulsion de la brise. Mathias et son patron se placent à la roue du gouvernail. Les hommes qui ont hissé et bordé le foc, s’élancent ensuite dans les haubans de misaine pour courir sur la petite vergue de hune et larguer le petit hunier sur ses cargues… Une frégate anglaise, en remarquant sans doute cet appareillage exécuté avec une si visible difficulté à bord de l’Indomptable, s’approche du vaisseau qui fuit et elle lui envoie une volée en poupe. Les boulets sifflent aux oreilles de l’intrépide aspirant et de son patron ; ils percent à jour la voile que les matelots perchés sur la vergue de hune ont réussi à déferler ; mais qu’importe, l’Indomptable poussé vent arrière échappe, en fuyant sur la lame, à la chasse tardive de l’escadre anglaise, et long-temps avant que son faible et vaillant équipage soit parvenu à établir son petit hunier, il s’échoue, hors désormais de toute dangereuse atteinte, sur les bords de la Charente, en s’enfonçant jusqu’aux préceintes dans la vase molle de ce rivage hospitalier…
On se figurerait difficilement, en lisant ces détails aujourd’hui si froids sur le papier, le bouleversement d’idées dans lequel nous jeta l’arrivée si inattendue de notre vaisseau, nous qui depuis plus de deux heures, errans sur la côte, avions eu sans cesse nos yeux fixés sur le navire qu’un moment de faiblesse et de confusion nous avait conduits à abandonner !
Aucun des principaux incidens du drame qui venait de se passer sur la rade de l’île d’Aix n’avait échappé à notre attention, depuis notre fatal débarquement à terre. Nous avions vu l’Indomptable repousser à coups de caronades les embarcations anglaises qui étaient venues pour l’amariner. Nous avions vu encore, lorsque par intervalle le vent chassait au loin la fumée dont les flots étaient couverts, le grand foc de notre vaisseau s’élever sur sa drisse, et nous avions entendu les battemens redoublés de ce foc retentir à nos oreilles… Mais personne parmi nous ne pouvait encore deviner quels étaient les hommes qui avaient osé s’emparer, après notre fuite, du bâtiment que nous avions en quelque sorte livré à l’ennemi. Tout le monde était bien loin de supposer alors que Mathias, à qui l’on ne pensait déjà plus, eût tenté, avec l’équipage de son grand canot seulement, une manœuvre aussi hardie ; et nous nous perdions en conjectures sur la nature surprenante de cet événement extraordinaire, lorsque l’Indomptable vint s’envaser vers l’endroit même de la côte où nous nous trouvions encore réunis.
Notre malheureux commandant, assis sur le sable dans l’état déplorable où l’avaient jeté les souffrances que lui faisait éprouver sa blessure se cacha le visage de ses deux mains à la vue de son vaisseau revenant, sans lui, s’échouer à l’entrée du port…
Nous ne tardâmes pas à acquérir la connaissance des faits dont nous n’avions pu encore pénétrer le mystère.
Un des canots de l’Indomptable, celui dans lequel j’étais venu à terre, se trouvait amarré sur le rivage. Quelques matelots et deux ou trois de nos confrères s’y précipitèrent, et je partis avec pour aller à bord de notre vaisseau, à bord de ce cher navire qui venait de nous être si miraculeusement rendu… Le premier je m’élance, en abordant, sur l’escalier de tribord, entraîné je crois par un vague instinct d’amitié qui me pousse à devancer mes autres collègues… Qui aperçois-je en montant sur le pont ? Mathias, mon brave, mon glorieux camarade Mathias !… A cet aspect inattendu je ne pus retenir un cri d’étonnement et d’admiration… Quoi ! lui dis-je, encore toi ?
— Eh mon Dieu ! oui, encore moi et toujours moi, me répondit-il en me serrant étroitement dans ses bras. Ne faut-il pas que les amis se retrouvent, et que quelqu’un se charge de sauver les vaisseaux de l’état que vous abandonnez vous autres comme une vieille paire de souliers !
La conversation entre notre camarade et nous roula pendant une demi-heure sur le ton d’enjouement qu’il semblait avoir voulu lui donner en nous parlant comme il venait de le faire. Il nous raconta tout naïvement son aventure, et nous lui apprîmes comme nous le pûmes les détails de notre fuite, de cette fuite humiliante qu’il venait de réparer si courageusement.
Il fallut lui dire aussi un mot de notre commandant, mais, au nom de notre chef, la figure de Mathias prenant une expression de mauvaise humeur qui nous révélait assez le sentiment qu’il éprouvait, me fit trop bien deviner sa pensée pour que je continuasse à m’entretenir de lui.
— Il s’est sauvé ! s’écria-t-il plusieurs fois avec agitation, il s’est sauvé !
— Oui, mon ami, c’est vrai, mais il était blessé.
— Il était blessé, à la bonne heure ; mais il était encore vivant !
— C’est toi maintenant qui vas disposer de son sort et de sa vie…
— Et lui ne tenait-il pas dans ses mains le sort d’un vaisseau de ligne ? Édouard, tu me connais et tu sais assez que je suis incapable d’un acte cruel ou vil ; mais je te promets ici que, pour peu qu’il existe des lois justes et que je puisse faire punir la faiblesse qui vient d’imprimer une tache si fatale à notre pavillon, je serai sans pitié pour ceux qui ont été sans énergie… Mais assez causé là-dessus pour le moment… Dites donc, vous autres, voulez-vous prendre un fin verre de schnick à bord du vaisseau de ligne dont j’ai l’honneur d’être encore le commandant ?
L’exaltation des idées que s’était formées notre jeune camarade sur le point d’honneur militaire venait d’éclater dans ce peu de mots ; je sentis qu’il eût été inutile d’essayer, en cet instant, de le faire revenir sur la sévérité d’une opinion que ne justifiait encore que trop le déplorable spectacle des événemens que nous avions encore sous les yeux.
Nous engageâmes vers le soir notre collègue à venir à terre avec nous pour nous rendre ensuite à Rochefort ; mais il s’y refusa nettement en nous disant qu’il ne quitterait le bord que lorsque des ordres supérieurs le forceraient à céder à un autre le commandement du vaisseau, et que jusque-là il défendrait à qui que ce fût de l’ancien équipage de l’Indomptable, de mettre le pied sur le pont du bâtiment que lui seul avait su arracher à l’ennemi. Il daigna toutefois nous assurer avec bonté, que nous nous trouvions exceptés de cette consigne rigoureuse, et que nous lui ferions toujours plaisir quand il nous plairait de lui rendre visite. Satisfaits de cette marque d’amitié nous prîmes congé du nouveau commandant de l’Indomptable, pour rejoindre nos compagnons d’infortune et leur raconter ce que nous venions d’apprendre de la bouche même de notre ami Mathias.