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Les Aspirans de marine, volume 1

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III.
CHANGEMENT DE SITUATION.

En revenant le soir à notre gîte commun, je m’imaginais retrouver Juliette encore un peu émue des fortes impressions qu’elle avait éprouvées le matin en ma présence, et qui m’avaient paru l’avoir si profondément agitée. J’avoue même que l’idée de saisir, dans ses traits et son attitude, les traces des émotions auxquelles elle m’avait semblée livrée pendant quelques minutes, ne déplaisait pas trop à mon imagination déjà avide de sensations délicates et raffinées. Chemin faisant je me disais même à part moi, et avec un certain épicurisme de jouissances intellectuelles : « La pauvre enfant ! je vais lire, j’en suis bien certain sur sa jolie petite physionomie, le secret de la mélancolie qui a succédé à l’ébranlement qu’a si vivement éprouvé sa sensibilité ! Tous mes amis ignoreront la cause de la tristesse de Juliette, et moi seul je jouirai en silence du mystère de sa pâleur, du désordre inexplicable que les autres auront remarqué sans doute dans son esprit encore préoccupé de la scène qui s’est passée entre nous deux. Car enfin c’est à moi seul qu’elle a confié tout ce que jusqu’ici elle avait caché si soigneusement ! Mais aurait-on jamais pu deviner que cette petite fille, sous les haillons d’où nous l’avons tirée, recélât une âme si impressionnable ! C’est qu’il y a aussi, dans l’histoire de sa vie, une fatalité presque romanesque ! Sa naissance, la mort tragique de son père, l’agonie terrible de sa mère, et la manière dont elle a été recueillie par nos deux camarades, tout enfin dans son étrange destinée me paraît marqué au coin du sort qui fait les héroïnes ! »

La tête toute remplie de ces réflexions, j’arrivai à la porte de notre maison. En montant les longs escaliers qui conduisaient à notre logis aérien, je crus entendre nos joyeux amis causer à voix très-haute et chanter une ronde. Il me sembla même, en prêtant attentivement l’oreille à ce qu’ils faisaient, deviner qu’ils dansaient. Tiens, me dis-je, ils sautent comme des fous ! Il faut donc que Juliette se soit assez parfaitement remise de son émotion de ce matin, pour qu’ils se livrent ainsi à toute leur gaîté habituelle… Mais Dieu, me pardonne, je crois que c’est Juliette elle-même qui chante la ronde aux sons de laquelle ils ébranlent le plancher du grenier…

J’entrai brusquement dans l’appartement, et c’était en effet notre ménagère qui, à la tête de mes cinq collègues, faisait avec ses grâces et sa bonne volonté ordinaires, les frais de ce bal improvisé à notre cinquième étage.

— Et quel motif, s’il vous plaît, demandai-je à la bruyante société, peut vous porter ce soir à vous réjouir si fort ?

— Aucun, me répondirent mes sylphes légers. Mais comme nous n’avons pas plus de raison pour être plus tristes aujourd’hui que les autres jours, nous dansons comme des perdus avec notre gouvernante, qui est ce soir d’une gaîté folle. Allons mets-toi dans le rond et chante comme nous !

Ah ! que les maris sont heureux !
Bientôt je le serai comme eux !
Ah ! que les…

— Non, merci, messieurs, je ne me sens pas maintenant d’humeur à faire des folies.

— Et pourquoi donc, notre ami ? Explique-nous un peu comme quoi tu ferais plutôt le philosophe que nous, ce soir ?

— Pourquoi !… Parce que ce matin il m’est arrivé quelque chose qui m’a laissé dans l’âme une impression de tristesse dont je n’ai pu encore me débarrasser…

— Et à quelle occasion, une impression de tristesse ? Écoutez bien, messieurs ; ceci paraît plus grave qu’on ne le pense peut-être. Voyons, raconte-nous ton impression, mon ami, cela nous amusera.

— Non, cela ne vous amusera pas, attendu que je ne vous raconterai rien.

— Alors il ne fallait pas nous parler de ton impression de tristesse.

— Si j’en ai parlé, c’est parce que vous m’avez questionné. Mais je ne puis rien vous dire, au reste. Je craindrais d’ailleurs, en vous entretenant de ce qui m’est resté de pénible dans l’esprit, d’altérer l’excessive gaîté de mademoiselle Juliette. Continuez par conséquent à danser, et laissez-moi tranquille.

Juliette baissa les yeux, et prit un air pensif… Mais un des danseurs, sans trop remarquer ce que je venais de dire et sans faire attention à la contenance embarrassée de notre jeune personne, s’écria en tirant l’orpheline par la main : Et laissons-le ce bourru puisqu’il n’est pas en train de s’étourdir avec nous !

Ah ! que les maris sont heureux !
Bientôt je le serai comme eux !

Et la ronde continua de plus belle.

Quand enfin les danseurs eurent fini d’ébranler le plancher de notre fragile appartement sous le poids de leurs pas retentissans, et que la fatigue eut succédé à l’effervescence du bal, chacun éprouva le besoin de se livrer au repos ou du moins à des plaisirs plus paisibles que ceux qui jusque-là avaient occupé la société.

L’un prit sa pipe et se mit à fumer avec la rêveuse gravité d’un musulman.

L’autre s’empara de l’unique jeu de cartes du logis, en demandant un vis-à-vis pour jouer une bouteille de bière à l’écarté.

Un troisième, relevant le tableau de mathématiques, déplacé quelques minutes auparavant pour laisser l’espace libre aux sinuosités capricieuses de la danse, se prit, nouvel Euclide, à chercher dans les lignes d’une figure géométrique la démonstration d’une proposition qu’il avait étudiée vainement depuis le matin.

L’ami Mathias, toujours philosophe, toujours disert, s’était emparé de la parole ; et pendant que mes autres camarades se livraient aux occupations ou aux distractions qu’ils avaient choisies selon leurs goûts divers, lui s’était étalé dans l’unique fauteuil que nous eussions, et du fond de cette espèce de siége présidental, notre ami s’était pris à nous dire d’un ton d’inspiré :

— Combien, mes chers camarades, nous devons nous féliciter d’avoir vécu comme nous l’avons fait jusqu’ici dans la plus touchante intimité et la plus inaltérable concorde ! Nos autres collègues, pour s’étourdir sur le vide de leur existence oisive, ou pour chercher des plaisirs que la morale condamne, dépensent beaucoup d’argent ou font beaucoup de dettes, sans réussir à chasser l’ennui ou à saisir une lueur de jouissance, tandis que nous, retirés tranquillement dans ce modeste asile, protégé par le mystère et embelli par l’amitié, nous rencontrons sans efforts un bonheur qui ne coûte rien à personne, ni même à nous qui le savourons avec tant de délices… Hein, que dis-tu, Édouard, de mes réflexions et du bonheur économique que nous goûtons ici en famille ?

— Je dis que ton bonheur, qui ne coûte rien à personne, pourrait bien n’être pas du goût de notre voisin du quatrième étage, dont vous avez enfoncé le plafond, peut-être, en sautant comme vous venez de le faire.

— Quoi ! le voisin qui habite les appartemens de dessous ? Eh bien ! si c’est un bon diable, il ne dira rien, et si c’est un mauvais garçon et qu’il se plaigne, on lui donnera un coup d’épée.

— Bon moyen d’empêcher les gens de se plaindre légitimement, et de faire justice !

— Sans doute que les coups d’épée sont un bon moyen, et le meilleur moyen même d’arranger les choses à l’amiable entre gens d’honneur ! Je ne connais pas, moi, pour ma part, de législation plus équitable, plus noble, plus conciliante en un mot, que celle qui repose sur le duel, mais sur le duel bien compris, bien entendu et employé comme moyen social. Devant ces tribunaux aux pieds desquels, par exemple, un malotru, expert en mauvaise chicane et bien fourni d’argent, vient attaquer un honnête homme inhabile à plaider et à court d’espèces, ne voit-on pas la justice des juges se prononcer en faveur du manant qui a tort, contre l’homme de cœur qui, selon les lois de l’honneur, a presque toujours raison ? Eh bien, je te le demande, est-ce là de l’équité, de la raison même, ou tout au moins du simple bon sens ? Non certes, et les juges qui, en dépit de leur conscience et de leur instinct d’homme, condamnent l’individu qu’ils estiment pour absoudre le malotru qu’ils méprisent, font la critique la plus amère, la plus sanglante de la fausseté des lois qu’ils croient qu’il est de leur devoir d’appliquer. Au lieu que dans toutes les contestations qui se vident l’épée à la main, en champ-clos et en présence de deux braves témoins, c’est le courage, ou en mettant tout au pis, c’est le hasard qui décide de la querelle ; et jamais, devant ce tribunal-là du moins, on n’est appelé à contempler le spectacle dégoûtant d’un homme de cœur terrassé par un lâche truand, qui, pour défendre ce qu’il nomme son droit, a pu choisir et payer un avocat bavard et outrageux.

— Tout cela serait fort beau en faveur de la législation équitable du duel, si comme tu parais le supposer, le courage seul ou le hasard même prononçaient souverainement entre les parties adverses. Mais tu ne comptes pour rien aussi, dans ces sortes de procès à coups d’épée, l’adresse du lâche spadassin qui, sans danger pour sa vie, peut faire pencher, contre un adversaire inexercé, la balance de cette justice de sang dont le droit paraît être écrit, avant tout, sur le plastron des maîtres d’escrime, avec la pointe d’un fleuret démoucheté.

— Oui, il est vrai que l’adresse peut entrer pour quelque chose d’abusif dans la législation souveraine des coups d’épée. Mais là du moins l’abus est l’exception, et la généralité des bons effets du duel, la règle. Au surplus, comme je l’ai déjà dit, si le voisin d’en bas n’est pas content, je lui laisserai le choix des armes, et je commencerai par l’assommer s’il fait l’insolent. Mais ce n’était pas de cela précisément qu’il était question quand nous avons entamé la conversation… Où diable donc en étais-je ?

— Aux douceurs de la tranquillité dont nous jouissons, quand nous faisons ici un vacarme à faire monter la garde dans notre appartement.

— Ah ! c’est vrai, c’est là que j’en étais. Je reprends le fil de mon discours et m’y revoici. Je disais donc que la vie en quelque sorte collective que nous menons depuis quelques mois ici, me paraît exquise et admirable. Exempte de nuages et de soucis, elle m’a semblé s’écouler paisiblement comme un de ces beaux jours que l’on craint de voir finir trop tôt. Et en effet, vois combien nos occupations sont douces et nos jouissances innocentes ! Les études mêmes, qui, pour chacun de nous, auraient été arides et rebutantes sur les bancs d’un cours public de mathématiques, sont devenues, au sein de l’amitié, des espèces de récréations instructives. Aussi, que de progrès n’avons-nous pas faits dans une science plus redoutable encore aux écoliers ordinaires par l’ennui qu’elle leur inspire, que par les difficultés réelles qu’elle leur oppose ! Pour moi, j’avoue franchement ici, et avec toute l’humilité qui convient à mon insuffisance, que partout ailleurs je n’aurais jamais réussi probablement à me fourrer dans la tête les quatre volumes de mathématiques que je puis maintenant me flatter de posséder sur le bout du doigt… Mais c’est qu’aussi avec vous autres, messieurs, il est si facile de se conformer au précepte du sage et de s’instruire en s’amusant… Tiens, Édouard, remarque un peu, par exemple, en ce moment, le tableau délicieux que nous formons sans nous en douter… Non, mais c’est qu’il règne parmi nous, et au sein de ce désordre apparent, une harmonie enchanteresse qui prête un charme presque indéfinissable à toutes nos réunions de famille ; et pour qui voudrait ou saurait rendre cette scène pittoresque, il y aurait ce soir une peinture des plus piquantes à faire passer de notre appartement sur la toile d’un Rembrandt ou plutôt d’un Téniers.

— Le sujet serait en effet des plus piquans à traiter, si toutefois l’artiste pouvait entrevoir ses personnages à travers le nuage de fumée qui nous suffoque.

— Tu crois ! mais certainement que le sujet serait piquant, et même très-piquant. Vois notre ami Lapérelle jouant son cent de piquet à cinquante centimes, avec autant de gravité que s’il s’agissait pour lui de se faire sauter la cervelle à la suite d’une partie perdue !

— Laisse-nous donc un peu tranquilles, babillard, avec tes réflexions héroï-burlesques.

— Ah ! l’ex-président n’est pas ce soir de belle humeur. Puis dans ce coin, et sans que cela paraisse à peine, notre collègue Eugène retournant artistement sa cravate pour s’épargner des frais de blanchissage et pour reparaître demain, avec un certain éclat de linge blanc, au bal de la préfecture maritime.

— Si tu voulais bien te mêler des affaires de ton intérieur et ne pas tant t’occuper des miennes, tu me ferais plaisir, toi.

— Autre bourrade ! mais peu importe, continuons notre revue critique, et ne laissons pas passer l’ardeur avec laquelle le studieux Adolphe cherche à se former l’esprit et le cœur en lisant, nonchalamment couché dans le hamac qu’il vient de suspendre au plancher, les Liaisons dangereuses.

— Pourquoi ne lirais-je pas les Liaisons dangereuses tout aussi bien qu’un autre livre ? Crois-tu donc que les ouvrages qui peuvent prémunir notre inexpérience contre les périls qu’offre la société, ne soient pas aussi bons à consulter que ceux qui nous cachent la séduction du monde sous l’apparence des illusions les plus trompeuses et les plus funestes ?

— Si je le crois ! mais certes que je le crois ! et très-fermement encore ! Preuve nouvelle que la lecture des Liaisons dangereuses a profité à notre homme, qui déjà, comme tu le vois, Édouard, me paraît atteint d’une certaine dose de philosophie misanthropique.

Et plus loin enfin, pour achever notre galerie de portraits, nous arriverions à une jeune personne, type d’innocence, modèle de grâces, qui, tricotant modestement une paire de bas qu’elle ne finira jamais, savoure au milieu de ce camp, composé d’assez mauvais sujets, les parfums de cinq brûlantes pipes de tabac… Oh ! que le tableau qui rendrait cette petite scène domestique serait délicieux, s’il pouvait conserver à chacun des personnages sa physionomie, son attitude, et son caractère original ! Quelle singulière harmonie de couleur locale il faudrait dans l’ensemble, et quels contrastes bizarres dans les détails ! car rien ne se ressemble moins que tous ces visages si disparates en apparence et pourtant si bien faits les uns pour les autres ; car enfin, en nous voyant réunis ici comme nous le sommes, un étranger lirait au premier coup d’œil l’accord parfait, la touchante concorde qui n’a cessé de régner au sein de notre petite association… Mais ce qui m’enchante le plus, mes bons amis, ce n’est pas la bonne intelligence qui depuis si long-temps semble avoir présidé aux rapports qu’a établis entre nous notre continuelle intimité. Ce que j’admire par-dessus tout, c’est l’espèce de mystère impénétrable dont nous avons su entourer l’asile de nos jouissances privées et de nos plaisirs casaniers. Jamais en effet aurait-on pu penser que sept jeunes évaporés de notre façon fussent parvenus à cacher sous l’aile discrète du sentiment, six à sept mois d’une existence pour ainsi dire tout intellectuelle, toute platonique…

— Joliment intellectuelle en effet ! une existence de pipes de tabac, de bouteilles de bière et de petits verres de Cognac !

— Ah, ah, ah !… c’est bien répondu ! se mirent à crier tous nos amis. Tu as bien fait, Édouard, d’arrêter cet éternel phraseur au beau milieu de son interminable panégyrique.

— Je te reconnais bien là ce soir, Édouard, avec tes interruptions chagrines et tes saillies moroses. Mais toute ta mauvaise humeur ne m’empêchera pas de dire, et à notre louange infinie, que nous avons su rendre notre humble et heureux domicile tellement impénétrable à force de discrétion et de réserve, que jamais la curiosité ou la médisance n’a osé encore en franchir le seuil ; car je parierais bien que personne au monde ne se doute du bonheur mystérieux et innocent dont nous jouissons à l’heure qu’il est…

Au moment même où notre éloquent ami achevait ces mots, nous crûmes entendre sur le plancher criant du couloir qui conduisait à notre logis, retentir des pas lourds et chancelans.

Tous nous nous levâmes en nous demandant qui pouvait, à une heure aussi avancée, vouloir nous rendre visite. Nous n’attendions personne, chacun était présent au logis, et l’approche inaccoutumée d’un étranger nous étonna et nous donna à réfléchir un peu, sans que nous pussions bien nous rendre compte du motif pour lequel nous nous sentions un peu déconcertés.

Bientôt les pas, dont nous avions distingué le bruit, cessèrent de se faire entendre. Mais une main qui nous parut très-ferme et très-assurée, frappa trois coups à notre porte.

Nous demandons tous à la fois : Qui est là ?

Une voix qu’il nous sembla reconnaître, mais encore assez vaguement, nous répondit : C’est moi, messieurs.

— Entrez ! nous écriâmes-nous alors sans savoir à qui nous allions avoir l’honneur de parler.

La porte s’ouvre, un homme vêtu d’une grande redingote bleue paraît : c’est le major-général de la marine !

— Messieurs, nous dit-il d’un ton familier et en se baissant un peu pour entrer le chapeau à la main dans notre salle de compagnie, ma brusque visite à cette heure vous surprendra un peu, sans doute ?

— En effet, général, lui répondit Lapérelle avec quelque embarras, nous ne nous attendions pas à l’honneur que vous voulez bien nous faire…

— Je le crois bien ; mais le motif de la démarche que j’ai cru devoir tenter auprès de vous suffira, je l’espère bien, pour vous faire excuser l’indiscrétion de ma visite nocturne. J’ai à vous parler d’une chose sérieuse, mes bons amis ; et pour me mettre tout-à-fait à l’aise avec vous, je vous prierai d’abord de faire sortir, pour un petit instant seulement, cette jeune personne.

— Général, c’est une jeune orpheline que nous avons recueillie ici, et qui depuis cette époque nous a tenu lieu de gouvernante.

— Oui, oui, je sais tout cela, messieurs, et c’est précisément pour…

— Quoi ! on vous aurait déjà appris, mon général, que…

— Que mademoiselle Juliette a été recueillie par vos soins et élevée au milieu de vous ! Mais pardieu, c’est l’histoire de toute la ville. En attendant, faites-moi l’amitié de prier mademoiselle Juliette de nous laisser un moment seuls…

— Juliette, vous avez entendu ?…

Et la petite s’éloigna lentement sans oser proférer une seule parole, et en jetant sur les acteurs de la scène qui allait se passer en son absence, des regards où se peignaient à la fois la curiosité et la crainte.

— Écoutez, mes camarades. Comme vous j’ai été jeune ; comme vous aussi j’ai eu, dans l’âge de la dissipation et de l’entraînement, mes années de folies et d’imprudences ; et sans vouloir ici me faire meilleur que je ne l’étais, pour me donner le droit frivole de vous sermonner comme un pédant, je vous avouerai même que j’ai peut-être été, dans mon temps, plus bambocheur à moi tout seul que vous ne pourriez l’être tous à la fois. Mais je vous dirai aussi que, quelque emportement que j’aie pu mettre dans ce que l’on appelait alors mes farces, je n’ai jamais eu à me reprocher aucune de ces faiblesses dangereuses que l’on commence par se cacher à soi-même, et qui finissent par nous dégrader insensiblement aux yeux des autres… Je ne sais en ce moment si je m’explique comme je voudrais pouvoir le faire sans vous blesser, tout en touchant un sujet aussi délicat à aborder, mais il me semble que vous devez déjà avoir compris où je veux en venir… Hein ! n’y êtes-vous pas un peu, monsieur Lapérelle ?

— Mais, mon général, je cherche à deviner, et je vous avouerai que je ne comprends pas bien encore…

— Non ! vous ne me comprenez pas ? Eh bien ! je vais m’exprimer plus clairement. Mon intention en venant vous voir sans cérémonie, et comme un vieux camarade qui vous veut du bien, était de vous dire que, sans vous en douter peut-être, vous teniez à l’égard de cette jeune personne que je vous ai prié de faire sortir, une conduite que, dans l’intérêt de votre réputation et de votre avenir, des chefs qui vous aiment ne peuvent plus tolérer…

— Général, nous pouvons tous vous assurer que l’hospitalité seule nous a engagés jusqu’ici à retenir au milieu de nous la jeune fille que vous venez d’y rencontrer.

— Oui ! et de quel prix ne lui avez-vous pas fait payer cette prétendue hospitalité ? Votre première intention a pu être bonne, car à votre âge les premiers mouvemens du cœur sont presque toujours généreux. Mais à votre âge aussi, on peut se perdre par ignorance de ce qui est coupable. Il n’y a pas encore de vice dans votre fait, je veux bien le croire encore. Mais qui vous dit que, bientôt, votre faiblesse ne vous conduira pas à une corruption d’autant plus redoutable, que vous vous serez caché le danger de votre conduite ? Je ne suis pas rigoriste, et je sais combien serait déplacée, avec des jeunes gens de votre profession, l’austérité d’une morale inflexible. Ma tolérance va même si loin, que si l’on était venu me rapporter que vous eussiez bouleversé une maison publique, brisé des glaces, battu des filles de joie et la garde même, comme il arrive assez souvent aux mauvais petits sujets de votre connaissance, je vous aurais volontiers pardonné vos fredaines et réparé de ma bourse, s’il l’avait fallu, le dommage que vous auriez fait dans une nuit de folie et d’exaltation. Oui, messieurs, et ce que je dis là est très-sérieux et ne doit nullement vous faire rire ; j’aurais cent fois mieux aimé vous savoir coupables des plus insignes désordres, que menant tranquillement la vie dans laquelle vous croupissez depuis quelques mois. C’est à un tel point que, dès que j’ai appris l’espèce d’existence que vous vous étiez créée ici, je n’ai pas balancé à venir vous arracher au péril que vous couriez sans vous en douter. Ma visite n’a pas au fait d’autre but, et ce soir même il faudra mettre un obstacle infranchissable entre l’abîme où vous vous plongiez, et les passions qui vous entraînaient vers lui.

— Et comment, général, voulez-vous que nous fassions ?

Comment, messieurs ? C’est à moi que vous demandez cela ? n’avez-vous pas un état qui réclame impérieusement le sacrifice de tous vos instans, de votre jeunesse et même de votre vie ? La mer n’est-elle pas là pour effacer jusqu’aux traces des folies que l’on serait en droit de vous reprocher déjà, et n’est-ce pas sur l’Océan qu’est ouverte la carrière que vous devez vous attacher à parcourir avec honneur et avec gloire ?

— Aller à la mer ! Nous ne demanderions pas mieux, général. Mais les places sur les navires en croisière ne sont accordées qu’aux protégés, et nous…

— Et n’êtes-vous pas ceux que je dois protéger avant tous les autres, quand je vous vois exposés au danger de vous perdre, malheureux que vous êtes !

— Quoi ! il se pourrait que vous eussiez songé à nous faire partir ?

— Sur les navires de la division qui doit appareiller demain matin ; et pour vous prouver que je pensais depuis long-temps à vous, voici vos ordres d’embarquement, signés du préfet maritime et de moi. Oh ! vous pouvez voir ! rien n’y manque : c’est que quand je me mêle de servir mes amis, j’ai pour habitude de ne pas faire les choses à moitié, voyez plutôt !

Messieurs Lapérelle et Eugène B…, tenez, voilà votre ordre d’embarquement pour la frégate la Foudre.

Messieurs Mathias et Édouard, le même ordre pour le vaisseau l’Indomptable.

— Et quant à vous trois, messieurs, vous irez, si vous le voulez bien, à bord du Majestueux.

— Oh ! combien, général, nous vous devons de reconnaissance pour l’extrême bonté que vous avez eue…

— Eh ! folles têtes, ne faut-il pas avoir de la prévoyance pour vous et prendre en commisération l’heureuse imprudence de vos belles années ? Mais entendons-nous bien avant de nous quitter, mes petits messieurs : vous avez vos ordres d’embarquement bien en règle, n’est-ce pas ?

— Oh ! parfaitement en règle, général ; rien n’y manque, ainsi que vous le disiez tout à l’heure.

— Demain, par conséquent, vous serez tous à bord avant six heures ?

— A cinq heures, général, chacun sera rendu à son poste nouveau.

— J’y compte, mes amis, et avec d’autant plus de confiance, que ce poste-là sera celui de l’honneur. C’est une belle croisière que vous allez faire… Ah ! mais, à propos, j’oubliais une chose importante, et la plus importante même après vos ordres d’embarquement.

— Et laquelle ?

— Pardieu ! laquelle ! le paiement du traitement qui vous est dû. C’est un article essentiel que je n’aurais pas dû omettre, et que j’ai cependant oublié. Mais comme je puis en votre absence faire ordonnancer le solde de votre arriéré, et que nous sommes gens de revue, je vais vous faire, sur votre bonne mine, les avances du traitement qui vous est indispensable pour entrer en campagne. Combien de mois vous faut-il ?

— Il nous est dû trois mois, général ; mais, avec deux mois, nous pourrons fournir à la gamelle du bord la quotité exigible pour chacun de nous.

— Trois mois à trente francs pour chacun, cela doit faire six cent trente francs, à moins que je ne me trompe, car je ne suis pas un mathématicien de votre force, messieurs. Tenez, voilà trente-deux napoléons, et rendez-moi le reste.

— Pour le moment, nous serions assez embarrassés de vous rendre entre nous tous l’excédant du compte, et par une assez bonne raison. Mais on peut trouver de la monnaie dans la maison.

— Ah ! que je me reconnais bien là ! pas le sou entre sept ! Ah ! c’était là aussi mon bon temps ! Mais qu’à cela ne tienne ; au retour, vous me rendrez de la monnaie avec les espèces que vous aurez conquises sur l’ennemi.

— Nous vous le promettons, général. Les premières prises seront pour vous, et nous jurons que le premier coup de sabre que nous frapperons, sera donné à votre intention.

— C’est bien, fort bien, mes jeunes camarades ! Que le ciel vous conduise en vous maintenant dans ces bonnes dispositions ! Adieu ! Je ne vous souhaite pas bon voyage, car cela, disent les vieux marins, porte malheur, et je ne désire rien tant que votre prospérité… Mais ne vous dérangez pas, je vous en prie ; donnez-moi seulement un bout de chandelle, si vous en avez un dont vous puissiez disposer en ma faveur ; je le laisserai au bas de l’escalier. C’était ainsi que dans mon temps encore on se faisait soi-même la conduite.

— Non, non ; tous, général, nous voulons et nous devons vous accompagner jusqu’à notre porte. C’est bien la moindre des choses que nous puissions faire pour reconnaître la bonté que vous avez eue de venir nous rendre visite si haut.

— Et c’est justement là ce que je ne souffrirai pas. En faisant ainsi des cérémonies avec moi, vous me feriez croire que je ne suis pas venu vous voir comme un ami ; et, pour peu que vous reconnaissiez encore mon autorité, je vous ordonne, s’il est nécessaire, de ne pas vous déranger et de me prêter un bout de chandelle.

— Puisque vous l’ordonnez, général, et que nous n’avons rien à vous refuser, nous resterons en place, et voici un chandelier.

— A revoir donc, mes amis, à revoir !

— Adieu, général, adieu ! nous avons tous l’honneur de vous saluer et de vous remercier du fond du cœur.

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