Les Aspirans de marine, volume 1
Note 7.
Le fond de tous ces événemens est vrai, mais j’ai cherché autant qu’il m’a été possible à dénaturer les noms des vaisseaux et des hommes qui ont figuré dans cette cruelle conjoncture. J’ai même tronqué tous les détails, altéré les dates, et j’ai défait enfin de l’histoire, pour ne pas trop rappeler au souvenir de quelques marins, les estimables officiers qui se trouvèrent compromis dans cette malheureuse affaire, plus déplorable encore par la fatalité des circonstances, que par la faute des individus sur lesquels retomba plus tard l’accablante responsabilité de nos revers.
Plusieurs commandans s’élevèrent, dans cette débâcle de notre escadre de Rochefort, à la hauteur des plus terribles circonstances. Leur nom à ceux-là n’a pas besoin d’être rappelé ; mais celui des officiers moins heureux qu’eux devait être tu. Ce n’est pas encore à nous d’être inflexibles comme la loi qui depuis vingt-six ans a frappé les victimes de cette déplorable expédition.
Après l’affaire des brûlots de Rochefort, un capitaine de vaisseau fut fusillé, et un autre officier du même rang, dégradé. Sans désapprouver complétement la sévérité des arrêts que rendirent les conseils de guerre en cette fatale occasion, le corps de la marine ne put s’empêcher de déplorer le sort de ces deux hommes de mer, dont plusieurs actions d’éclat avaient autrefois illustré la carrière. L’un d’eux surtout, brave et vieil officier, aussi distingué par la bonté de son caractère que par l’instruction qu’il possédait, dans un temps où l’instruction était encore une chose assez rare dans les sommités de l’armée navale, emporta, avec la mort civile dont il venait d’être frappé, les regrets, et l’on peut même ajouter, l’estime de ses camarades et l’affection respectueuse de ses subordonnés. Un jeune aspirant de première classe eut le fatal avantage de sauver, à peu près comme je l’ai raconté, le vaisseau de ce commandant ; et l’intrépide aspirant, abreuvé de dégoûts et révolté de l’injustice qu’il rencontra partout après l’acte de dévoûment qu’il venait d’accomplir, alla plus tard chercher un asile à bord des corsaires de l’Amérique. Sur un de ces corsaires il trouva une mort ignorée, une mort trop différente de celle qu’il avait si héroïquement bravée à Rochefort en servant si courageusement son pays.
Cet aspirant, dont le nom commençait aussi par l’initiale que j’ai voulu conserver dans le nom que j’ai donné à l’aspirant Mathias, disait souvent à ses jeunes camarades, avant le jugement qui devait condamner le commandant L…, « J’ai ramené le vaisseau à terre, mais s’il fallait dire que je n’ai rien fait, pour sauver ce brave homme, j’irais dire partout et à qui voudra l’entendre, qu’il ne m’est rien arrivé de nouveau en faisant ma corvée ! »
L’aspirant M… sauva la tête de son vénérable commandant, mais moins heureux que le héros de mon roman, il ne put lui sauver le grade auquel cet officier tenait autant qu’à la vie.
Je le répète, au surplus, en terminant cette note : dans l’affaire de Rochefort, la fatalité qui poursuivait depuis long-temps notre marine, fut encore la plus forte. Quand le destin ouvre, pour un peuple, une carrière de désastres, il n’est pas d’efforts humains qui puissent arrêter la marche des événemens funestes ; et c’est alors que tous les actes prennent l’apparence de la faiblesse ou le caractère de l’incapacité.
L’ignorance que je prête au commandant et au capitaine de frégate de l’Indomptable, se retrouvait encore de mon temps chez quelques uns des officiers supérieurs de la marine. Mais en peignant mes personnages sur les traits généraux de l’époque que je rappelle, je dois affirmer ici que je n’ai voulu faire aucune allusion particulière, ni retracer aucun caractère individuel. C’est tout un âge maritime que j’ai essayé de peindre, et non pas une mesquine originalité que j’ai voulu caricaturer. Jamais l’impitoyable idée de livrer à la malignité des lecteurs les ridicules ou les faiblesses des hommes estimables avec lesquels ou sous lesquels j’ai servi, n’est entrée dans mes rêves d’écrivain ; et je proteste ici d’avance, de toutes mes forces, contre les interprétations affligeantes que l’on voudrait donner à quelques parties d’un ouvrage que j’ai voulu remplir de choses, et que j’aurais cru au dessous de moi de remplir de personnalités.